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RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 2 Le mode de développement chinois

2.4. Les contradictions du régime d’accumulation actuel

L’une des principales caractéristiques du régime d’accumulation chinois est l’intense compétition que l’on retrouve à différents niveaux de l’économie, que ce soit entre provinces, entre entreprises – en particulier non-publiques et étrangères –, ainsi qu’entre une grande partie des travailleurs (Boyer, 2013a, b) (voir également le schéma en annexe n°2.9)146. La faible capacité de négociation de ces derniers, adossée à l’alliance entre le PCC et les capitalistes à l’échelle locale, a néanmoins permis aux employeurs d’obtenir des taux de profits suffisants en maintenant les salaires à un niveau minimum. Le déclin de la part des salaires dans le revenu national témoigne de cette caractéristique du régime d’accumulation

146 Nous suivons sur ce point l’analyse de Boyer : “a structural analysis suggests that the related accumulation

regime in China is highly competitive. In fact, numerous entities with different legal status and localization (village, district, province, and so on) permanently compete to capture the natural resources, the equipments, and, finally, the product markets. This logic applies to foreign multinationals; all of them want access to the booming Chinese market and low labor costs. Thus, they are ready to make concessions in terms of technology transfers. On the other hand, localities propose land tax exemption and free infrastructure in order to attract FDI” (Boyer, 2013b, p. 7).

(voir graphique n°4.2). Si la faiblesse des travailleurs dans le rapport salarial peut a priori sembler avantageuse pour les capitalistes en freinant la baisse du taux de profit moyen, le déficit de demande domestique occasionné menace à terme l’accumulation. En effet, la consommation intérieure ne semble pas en mesure de prendre le relais des exportations pour assurer un débouché à la production des entreprises, et ce d’autant plus que les déficiences du système de protection sociale encouragent l’épargne des foyers. La Chine se trouve donc confrontée à l’une des contradictions fondamentales du capitalisme : alors que les capitalistes ont individuellement intérêt à une faible rémunération de la force de travail, cette situation risque à terme de mener à une « surcapacité » des moyens de production147. Boyer résume ainsi :

“[o]ne finds global statistical evidence of overaccumulation in the fact that however difficult might be the measure of a capital stock, the output–capital ratio has been permanently declining since the early 1990s. Nevertheless, the rate of profit is not declining accordingly because the profit share has been compensating for the deterioration of the so-called “productivity of capital”. Mechanically, the counterpart of the higher profit share is a lower wage share. Whereas the number of wage earners has drastically increased with the shift from rural to urban labor, the share of household consumption in total demand has declined” (Boyer, 2013a, p. 10).

Jusqu’à présent, ce déséquilibre a été surmonté par l’extraversion du régime d’accumulation, les exportations ayant joué un rôle moteur depuis l’accession de la Chine à l’OMC (Boyer, 2013a ; Lemoine, Ünal, 2012)148. Mais la crise du capitalisme mondialisé expose la Chine à la menace de réactions protectionnistes de ses partenaires commerciaux et menace à terme le maintien de ses excédents. La conquête de nouveaux marchés à l’international semble en effet compromise, l’Union européenne et les États-Unis cherchant à réduire leurs importations en provenance de Chine. Quatre autres tendances indiquent que la situation au milieu des années 2010 apparaît de plus en plus difficilement soutenable.

Premièrement, le retrait de l’État de la prise en charge des biens communs et la montée des mécanismes de marché dans l’allocation des ressources a contribué depuis les années 1990 à la montée des inégalités de revenus. De 0,28 en 1978, le coefficient de Gini aurait ainsi atteint 0,46 au milieu des années 2000, voire 0,53 ou 0,54 selon d’autres sources (Pairault, 2008). Le fossé entre régions et entre résidents urbains et ruraux s’est par ailleurs considérablement creusé depuis le début des réformes (voir annexe n°2.12 sur les inégalités en Chine). Roulleau-Berger souligne ainsi que « l’élasticité des structures sociétales [produit] en même temps des mobilités sociales ascendantes, des inégalités et des incertitudes qui affectent le destin social des groupes sociaux vulnérables, spécialement les migrants et les

147Communément qualifiée dans le langage marxiste de crise de surproduction.

148 Comme l’affirme Boyer, “[t]he spectacular rise of exports and the more modest increase in trade surplus

jeunes marginalisés » (Roulleau-Berger, 2015, p. 2). En plus de nourrir un fort potentiel d’instabilité sociale (voir chapitre 4), la concentration des revenus parmi les classes les plus aisées de la population limite en outre la possibilité de développement d’un marché intérieur basé sur la consommation de masse.

Ensuite, en dépit des efforts accomplis en vue de sa centralisation de sa modernisation, le système financier reste fragile et marqué par de nombreux excès. Le niveau élevé d’investissement, censé, à côté des exportations, compenser le manque de consommation des ménages, nourrit les prêts non performants et les bulles immobilières, et encourage le développement de surcapacités de production (Gaulard, 2012b; Zhu et Kotz, 2011; Li, 2007). Les chutes spectaculaires des cours boursiers au lendemain de la crise de 2008 puis une nouvelle fois au printemps 2015 sont en outre venues rappeler que la Chine était loin d’être épargnée par l’instabilité financière, même si jusqu’à présent l’intervention des autorités a permis de rétablir le calme à court terme.

Une croissance fortement consommatrice en ressources naturelles et la multiplication des dangers directement liés au développement des industries et des villes (l’utilisation intensive du charbon, les émissions de CO2, les rejets industriels menaçant la qualité de l’eau et de l’air, les scandales alimentaires répétés, etc.) constituent un autre facteur de remise en cause du mode de développement actuel.

Enfin, le relatif déclin démographique entraîne une raréfaction de la main-d’œuvre jeune et corvéable, qui limite les possibilités de mise en compétition entre les travailleurs. Le plus grand pouvoir de négociation de la classe laborieuse conduit à un rattrapage salarial qui pourrait à terme écorner ce qui constitue le principal avantage comparatif de l’industrie chinoise. Ces deux derniers points poussent des voix à s’exprimer en faveur d’une croissance plus intensive, c’est-à-dire reposant sur une plus grande productivité des facteurs de production (voir chapitre 8).

Conclusion

Ce deuxième chapitre avait pour but de présenter le cadre régulationniste mobilisé tout au long de la thèse, et de replonger le capitalisme chinois dans l’histoire longue pour mieux appréhender les spécificités de la configuration institutionnelle actuelle. Nous avons ainsi montré que l’approche en termes de régulation constituait un cadre approprié pour l’analyse institutionnaliste historicisée des sociétés, en proposant des concepts adaptables aux différentes formes de capitalismes dans l’espace et dans le temps. Nous avons également fait

le lien avec les travaux de l’analyse comparative des systèmes afin d’éclairer le processus de « transition » d’une économie socialiste vers des institutions de type capitaliste. Afin d’expliciter et de prolonger l’analyse de la « viabilité » des capitalismes, et en lien avec notre objet de recherche en Chine, nous avons développé la notion de cohérence des configurations institutionnelles, comprise comme la capacité du système à lutter contre les inégalités ; à maintenir sa légitimité auprès de la population ; et à faire évoluer le mode de régulation conformément aux revendications de la base par le biais de mécanismes de représentation collective effectifs.

Une fois le cadre d’analyse présenté, nous l’avons rattaché aux transformations du mode de développement chinois. Nous avons brossé à grands traits les raisons pour lesquelles la société chinoise a rejoint la famille capitaliste plus tardivement que d’autres pays occidentaux ou asiatiques, et ce en dépit d’avancées technologiques importantes à l’orée du XIXe siècle. Dans la perspective de l’analyse comparative des systèmes, nous avons montré que la période communiste constitue une étape importante de l’entrée dans les systèmes monétaires-salariaux – marquée par la dépendance croissante de la population au travail salarié, le renforcement de la logique d’accumulation orchestrée par l’État, et le développement de bases industrielles – plutôt qu’un recul dans la transition vers des institutions de type capitaliste. L’architecture des réformes s’est ainsi appuyée sur ces succès pour renouer avec des pratiques capitalistes en marge du Plan. La réentrée dans le capitalisme s’est faite de manière graduelle, en commençant par les zones rurales – à la différence des expériences menées à la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Sans chercher à suivre un plan préétabli, les restructurations du secteur public et la reconnaissance des capitalistes ont néanmoins abouti au début des années 2000 à la transformation profonde du socle institutionnel, dans un contexte d’ouverture internationale. L’arrivée de Hu Jintao et de Wen Jiabao au pouvoir coïncide alors avec l’apparition de nouvelles priorités, les performances macro-économiques devant s’accompagner de la construction d’une « société harmonieuse » prenant davantage en compte le bien-être de la population. L’évolution de la position officielle n’a cependant pas suffi à contenir la montée des contradictions dans différents domaines (forte compétition, inégalités, système financier instable, environnement dégradé et population vieillissante).

Les évolutions de la forme du rapport salarial au sein de la configuration institutionnelle chinoise sont jusqu’à présent restées à l’écart de nos analyses. Les deux derniers chapitres de cette partie sont ainsi consacrés à cette forme institutionnelle qui concentre une grande partie des enjeux liés à la RSE – en tant que terrain de l’élaboration

d’un compromis entre efficacité et éthique –, et qui se trouve au cœur des transformations du mode de développement chinois depuis 1949. Le prochain chapitre propose des réflexions théoriques visant à expliciter la conception régulationniste du rapport salarial et à préciser la manière dont nous nous en saisissons dans le cadre de notre thèse.

Chapitre 3 -

Le rapport salarial dans l’approche en

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