• Aucun résultat trouvé

RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 1 Le développement d’un salariat capitaliste (1949-2002)

1.3. La « marchandisation » du travail urbain dans les années

La situation change radicalement dans la décennie suivante pour ceux qui étaient jusqu’alors considérés comme les « maîtres du régime », avec le démantèlement des institutions protectrices de l’époque maoïste. L’expérience des EBV et des ZES a en effet persuadé les dirigeants chinois de diffuser une nouvelle forme de relation salariale dans l’ensemble des entreprises publiques. Formellement, la « loi sur le travail » est entrée en vigueur en 1995 pour fournir un cadre juridique protégeant les travailleurs industriels. Une meilleure protection des bénéficiaires des contrats est censée être garantie contre les abus des employeurs, l’inégalité du pouvoir de négociation entre les deux parties étant reconnue dans le texte (article 2). Cette loi contient également des régulations sur l’embauche des femmes et des handicapés et l’interdiction du travail des enfants (Périsse, 2014; Morin et Pairault, 1997; Morin et Pairault, 1998). Présenté comme une avancée, ce texte prépare en réalité une rupture avec la relation salariale censée s’établir sur un plan d’égalité dans l’époque socialiste, lorsque le travailleur chinois était « maître en son pays ». En dépit du lobbying du syndicat officiel, l’ACFTU (All-China Federation of Trade Unions), pour maintenir le caractère collectif de la gestion des relations de travail, ce sont les droits individuels qui se trouvent au cœur de ces régulations, au détriment de la défense des intérêts de classe. L’évolution du rapport de force engendrée par cette loi est explicitée sans détour par le ministre du Travail Li Boyong lorsqu’il en présente une ébauche de devant le Congrès National du Parti en mars 1994 :

“[t]he rights of enterprises to dismiss workers for reasons other than workers’ faults will guarantee the legal rights of employers to run business independently and will give enterprises a certain edge in market competition… [with limits on redundancies]… necessary for China’s social stability” (Li Boyong, in Pringle 2011, 62).

La mise en place du premier « Code du travail » (Lee, 2009) administré au niveau national ne vise donc pas seulement à améliorer la protection des travailleurs, mais également à préparer la restructuration des entreprises d’État pour atteindre les objectifs du Premier

ministre Zhu Rongji, selon lequel c’est « uniquement avec moins de travailleurs que les entreprises d’État peuvent diminuer les coûts, accroître l’efficacité et survivre et se développer » (1997, in Pringle, 2011, p.36 [traduction])193. Le démantèlement de la danwei conduit au déclassement d’approximativement 50 millions de travailleurs entre 1993 et 2003, les vagues de licenciements les plus importantes prenant place dans les dernières années de la décennie 1990 (Rocca, 2006 ; Pringle, 2011 ; Naughton, 2007) (voir graphique 4.1)194. Des résistances se sont exprimées dans les entreprises, en particulier dans les provinces anciennement industrialisées du Nord-Est (Liaoning, Jilin et Heilongjiang)195. Contrairement à l’image parfois véhiculée d’ouvriers dociles ou résignés, les protestations étaient bien réelles et parfois violentes, ceux qui étaient la veille dépeints en héros dans le discours du PCC se plaignant de l’incapacité de l’État à maintenir un emploi décent et à leur fournir des biens collectifs (Lee, 2007)196. Néanmoins, ce « moment » de protestation ne s’est pas transformé en un « mouvement » susceptible de faire ressentir aux dirigeants une menace comparable à celle du printemps 1989 (Pringle, 2013).

193 Pour les autorités chinoises, il ne s’agit pas d’un cadre juridique visant à protéger le salarié, mais lui

permettant plutôt de « déployer toute sa créativité, tout son dynamisme et ainsi élever sa productivité » (Fang Weilian, Zhonghua Renmin gongheguo laodong fa shiyong, Propos pratiques sur le Code du travail de la RPC ; dans Morin et Pairault, 1997, p. 12).

194 Périsse (2014) montre que la transformation du cadre juridique a pour effet de réorganiser le mode de

production. Faire du contrat la forme d’association principale entre l’employeur et le travailleur conduit à réintroduire la séparation entre ce dernier et la propriété des moyens de production, le contraignant ainsi à vendre sa force de travail pour survivre. « Loin d’être la simple adaptation des règles du droit du travail à la complexité

des relations salariales qui se développent dans la transition économique chinoise (Josephs, 1995 ; Cooney, 2007) il s’agit véritablement de la construction juridique du marché du travail, c’est-à-dire du rôle « constitutif » d’une institution au sens de Chang (2007). » (Périsse, 2014, p. 3).

195 Dans une analogie avec les États-Unis, Lee (2007) qualifie ces provinces de « rustbelt », en opposition aux

nouvelles provinces industrialisées de l’Est et du Sud-Est constituant la « sunbelt » (Guangdong, Fujian, et Zhejiang).

196 Il était cependant bien difficile de se mettre en grève pour les travailleurs du secteur public : “as “masters’”

of state-run enterprises, the nature of any collective class action by workers in pursuit of improved pay and working conditions was consequently far from straightforward” (Pringle, 2011, p. 2).

Graphique n°4.1: Nombre d’employés des entreprises d’État (millions) (1986-2004)

Source : China Statistical Yearbook (différentes années), in Naughton, 2007, p. 106.

1.3.1. L’invention de nouvelles catégories sociales

Au lendemain de la période maoïste dans laquelle l’emploi est un droit pour les citoyens, et alors qu’il n’existe pas encore de système national de protection sociale, il apparaît en effet nécessaire d’inventer de nouvelles catégories sociales pour maintenir une forme d’intégration des classes laborieuses urbaines. Celles-ci sont regroupées sous l’appellation des « sans-travail » (wuye), dont la définition reste floue (Rocca, 2006). Le chômage enregistré regroupe tout d’abord les personnes en âge de travailler (jusqu’à 50 ans pour les hommes et 45 ans pour les femmes), détentrices d’un hukou urbain, en recherche d’emploi et enregistrées auprès des agences locales. Ces individus bénéficient d’une faible indemnisation et sont en contrepartie fortement incités à retrouver un emploi. En dépit de l’ampleur de la restructuration des entreprises urbaines, la croissance du chômage officiel reste modérée durant la décennie (voir tableau en annexe n°4.2), car au même moment apparaît la catégorie des xiagang zhigong197, qui regroupe les travailleurs du secteur public contraints de quitter leur poste de travail, mais qui restent dans une relation formelle avec l’entreprise, celle-ci leur versant une allocation équivalente à un tiers ou la moitié de l’ancien salaire (Rocca, 2006 ; Pringle, 2011). Cette population, dont le nombre s’accroît fortement dans la seconde moitié des années 1990198, refuse généralement d’occuper les emplois jugés dégradants proposés par les agences de réemploi nouvellement créées, craignant par-dessus

197 Que l’on peut traduire de manière approximative par « descendre de son poste ».

198 Le manque de clarté de la définition de ce statut et l’approximation des statistiques officielles complique leur

comptabilité, qui varie de quelques millions à plusieurs dizaines de millions selon les auteurs (Rocca, 2006, p. 128).

tout de perdre tout lien avec leur danwei. Les xiagang sont également encouragés à « se jeter dans la mer » des affaires (xiahai), mais ils sont relativement peu à y réussir, en particulier parmi les cols bleus199. À côté des chômeurs et des xiagang, d’autres catégories sont apparues et se sont développées dans les années 1990 : les individus en « attente d’emploi », en retraite anticipée (avec une très faible indemnisation), voire sans salaires (Rocca, 2006).

Le flux de travailleurs en provenance des campagnes s’intensifie également durant cette décennie. Les entreprises privées et étrangères ont un recours massif aux travailleurs migrants qui acceptent les emplois déclassés et déconsidérés par les urbains. L’exploitation de ces travailleurs, souvent des femmes, est facilitée par la persistance du hukou et la complaisance des autorités locales à l’égard des industriels (Solinger, 1999; Lee, 2007) (voir encadré n° 4.1). Autorisés à migrer de facto, mais pas de jure, ils n’ont souvent d’autre choix que d’être logés par un employeur qui leur impose un strict contrôle social. Ils perçoivent en outre de très faibles salaires et travaillent au-delà de la durée légale dans des conditions d’hygiène et de sécurité peu enviables. L’absence généralisée de contrats de travail constitue un obstacle supplémentaire au recours judiciaire en cas de salaire impayé ou d’accident du travail et limite grandement leur capacité d’accès à la sécurité sociale (voir encadré n°4.4)200.

1.3.2. Le basculement des années 1990

Pour les urbains comme pour les ruraux, la décennie 1990 est marquée par un renversement du rapport de force en défaveur des travailleurs. L’abandon de l’organisation collectiviste du travail ne s’accompagne pas de la construction d’un cadre juridique permettant d’assurer la protection des travailleurs. La loi sur le travail de 1995 instituant l’importance du contrat de travail aurait pu marquer une avancée dans ce sens201, mais elle reste très abstraite et doit être replacée dans le contexte de restructuration des entreprises publiques. Sa mise en œuvre est ainsi compromise par un cadre institutionnel décentralisé propice à la collusion entre les employeurs et des autorités locales soucieuses d’atteindre les objectifs de développement économique et de promouvoir leur attractivité (Périsse, 2009; Friedman et Lee, 2010, Lee, 2009). L’individualisation de la relation salariale n’est

199 Ces derniers sont également exhortés à « libérer leur pensée » (jiefang sixiang), c’est-à-dire à rejeter

l’égalitarisme et à compter sur leurs propres forces (Pringle, 2011).

200 Avant l’entrée en vigueur de la loi sur les contrats de 2008, selon les chiffres officiels, seuls 12,5% des

travailleurs-migrants avaient signé un contrat de travail, et 10% bénéficiaient d’une assurance médicale (Friedman et Lee, 2010 ; Lee et Yuan, 2010).

201 Contrairement au leadership soviétique, les élites chinoises ne se sont pas laissées influencées par l’école de

Chicago et sont restées conscientes de l’importance de maintenir des contraintes sur les employeurs. Plus de 160 régulations sur le travail ont ainsi été passées de 1979 à 1994 (Pringle, 2011).

finalement pas contrebalancée par l’instauration de mécanismes permettant la défense des intérêts des travailleurs sur une base collective. L’ACFTU, qui perd 17 millions de membres entre 1995 et 1999 (voir graphique n°4.8), se retrouve dépourvu de moyens d’action, sauf à provoquer un schisme avec le PCC aux conséquences potentiellement désastreuses.

Graphique n°4.2 : Baisse de la part des revenus du travail et de la consommation des ménages dans la valeur ajoutée (1990-2005)

Source: NBS 2007 et années précédentes, in Piovani et Li (2011)

L’accélération de l’ouverture internationale, ainsi que la mise en concurrence des entreprises d’une part et des travailleurs de l’autre, entraînent une brutale remise en cause des institutions sociales chinoises. Le déclin de la part des revenus du travail dans le PIB, de 50% du PIB en 1990 à 37% en 2005 (Piovani et Li, 2011), est l’indicateur le plus marquant du changement de relation entre l’État et les travailleurs. Cette décennie rompt également avec la tradition de répartition relativement égalitaire des revenus qui avait perduré dans les années 1980. La restructuration du secteur public entraîne le démantèlement du statut de la classe ouvrière, et au-delà, un bouleversement des structures sociales urbaines202. Ceux qui gardent un emploi doivent s’adapter à une gestion plus stricte et pour beaucoup, faire face à la précarisation de leur condition. La situation des travailleurs sans hukou urbain n’est guère plus favorable. L’absence d’institutions de protection du travail spécifiques au système capitaliste ouvre un nouveau front dans le secteur privé, les travailleurs migrants réclamant

202 Conformément à la conception de la transition de Dieuaide et Motamed-Nejad, qui accorde une place

importante à l’observation des changements au sein des organisations (voir chapitre 3), l’évolution du mode de gestion du travail dans les entreprises publiques marque effectivement un moment de rupture forte dans l’évolution de la forme du rapport salarial, coïncidant avec le déclassement de la classe ouvrière urbaine.

une hausse des salaires et une amélioration de leurs conditions de travail203. Comme le pose Lee : « l’ancien contrat social était abandonné par l’État, alors que le nouveau contrat social n’avait pas encore émergé » [traduction] (Lee, 2009, p.4). La mobilisation de cette jeune population va s’intensifier durant la décennie suivante jusqu’à devenir l’une des principales préoccupations des autorités. Alors que dans les années 1990, les travailleurs urbains sont démis de leur piédestal sans être en mesure de peser significativement sur les politiques mises en œuvre, les travailleurs migrants se retrouvent dans la décennie suivante dotés d’une capacité potentiellement très importante d’influer sur les transformations du rapport capital/travail en Chine.

Outline

Documents relatifs