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Lier le niveau institutionnel à celui des entreprises : le salariat comme « double séparation »

RSE et capitalisme en République Populaire de Chine

Section 2 Du socialisme au capitalisme La continuité du rapport salarial

2.3. Lier le niveau institutionnel à celui des entreprises : le salariat comme « double séparation »

Dans une conception au départ assez proche de Chavance et Sapir, Motamed-Nejad considère que les systèmes capitalistes et socialistes se caractérisent par un mode d’intégration sociale similaire, le travail productif étant organisé sur le mode du salariat. Dans les deux systèmes, le salariat a ainsi tendance à imprimer « ses effets structurants aux sphères de financement, de production et de circulation des marchandises » (Motamed-Nejad, 1999, p. 226). Mais là s’arrête en grande partie l’analogie entre les deux. « Car dans les économies socialistes le salariat se trouvait investi dans le cadre de normes, de contraintes et d’institutions spécifiques dont la mission fut double. Elles étaient destinées à contenir le rôle du salariat comme moteur du développement des rapports marchand et monétaire. Elles étaient en outre, vouées à subordonner les sphères réelles et monétaires au contrôle des détenteurs du pouvoir économique et politique » (Motamed-Nejad, 1999, p. 228). Si l’on en reste à ce niveau d’abstraction, la principale distinction réside donc dans le contrôle plus strict du salariat en économies de type soviétique

166 Que l’on peut qualifier de « capitaliste » lorsque les entreprises sont principalement des entreprises

Mais une conception quelque peu différente du rapport salarial lui permet d’opter pour une approche intégrant la prise en compte du niveau de l’entreprise. En effet, la relation salariale n’est selon lui pas uniquement la conséquence de la domination d’une classe sur une autre. Le salariat est en effet caractérisé par une « double séparation » : « d’un côté [le salariat] présuppose la séparation des travailleurs de la propriété de leurs moyens de production, de l’autre, il engendre la séparation des travailleurs de la propriété du produit de leur travail » (Motamed-Nejad, 1999, p. 226). En conséquence, la place et le rôle des producteurs et salariés sont déterminés par une double procédure de socialisation : d’une part, les salariés doivent faire valoir leur capacité à prendre part à la division sociale du travail ; et de l’autre, les entreprises doivent se donner les moyens d’exercer leur activité dans le cadre d’une production déterminée socialement.

Cette conception conduit l’auteur à souligner la nécessité d’intégrer les déterminants marchands dans l’analyse du rapport salarial, c’est-à-dire à rompre avec les conceptions selon lesquelles les comportements feraient « nécessairement système ». Il faut en effet sortir d’une vision dans laquelle les entreprises sont perçues comme un « grand horloger » (Ruffieux, 1987) auquel le pouvoir de soumettre les salariés serait donné, et où ne se poserait pas la question de la validation de la production (ou en termes marxistes, la séquence M-A, c’est-à- dire la vente). En fin de compte, comme le rappellent Dieuaide et Motamed-Nejad, « une structure économique et sociale ne doit son existence qu’à la capacité des règles sociales de validation à conformer les décisions et les comportements des agents (salariés/entreprises) aux normes de financement, de production et d’échange édictées par la circulation des produits de leurs activités » (Dieuaide et Motamed-Nejad, 1993, p. 27).

Il convient donc, pour appréhender toute l’étendue des divergences entre les deux systèmes, de réintégrer le niveau des organisations dans l’analyse, le point de clivage essentiel étant constitué par la décentralisation des décisions des entreprises en économies capitalistes. L’encadré suivant synthétise les quatre critères énoncés par Motamed-Nejad permettant de distinguer les actions et les décisions des entreprises dans les économies socialistes et capitalistes : le niveau de l’accès des entreprises aux moyens de financement ; le mode de production et de mise au travail ; la circulation des biens ; et la nature des firmes (Motamed- Nejad, 1999).

Tableau n°3.1 : Caractéristiques des entreprises socialistes et capitalistes

Entreprises socialistes Entreprises capitalistes

Accès aux moyens

de financement Les entreprises socialistes jouissent d’une contrainte budgétaire « lâche », et d’une « garantie de solvabilité ». L’institution monétaire n’est pas pour autant passive, l’offre de monnaie n’étant pas complètement élastique à la demande des entreprises. Un « dualisme financier » découle en particulier de la hiérarchie entre les entreprises des secteurs I et II.

Les capacités de financement sont limitées par l’accès au crédit, que les entreprises capitalistes sont contraintes de rembourser.

Mode de production

et mise au travail Les systèmes socialistes sont fondés sur le salariat comme levier de mise au

travail, davantage encore que les économies capitalistes. Les professions libérales ou la petite production individuelle sont réduites à la portion congrue, voire n’existent pas. Le salariat socialiste se définissant lui aussi par la « double séparation », c’est au niveau plus concret de la mise au travail que l’on retrouve des différences

significatives entre les deux systèmes167.

Le salariat est la forme dominante de division sociale du travail dans le capitalisme industriel. Alors que dans les économies socialistes les emplois préexistent à la définition des tâches, la relation salariale capitaliste « présuppose

des qualifications préétablies, lesquelles impliquent alors le niveau des salaires. C’est sur la base de ces qualifications que les entreprises définissent ensuite l’emploi, les tâches et les équipes de travail » (Motamed-Nejad, 1999, p. 233).

Circulation des

biens À côté de la « garantie de solvabilité », les entreprises bénéficient de la

« garantie de vente ». Par conséquent, dans les ETS, le prix n’a qu’une valeur comptable.

Les firmes sont soumises à la contrainte marchande, c’est-à-dire de vendre leurs produits sur le marché. Les débouchés des entreprises relèvent d’une procédure décentralisée de validation intégrant les critères de qualité, de quantité et de prix.

Nature des firmes Les entreprises socialistes sont de nature « non marchandes », ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles soient passives : elles marchandent leurs objectifs et leurs ressources, subissent la contrainte des objectifs du Plan, et sont en concurrence pour l’accès aux ressources.

Il s’agit donc d’entreprises marchandes, qui fonctionnent sous une « forme

d’organisation qui rend possible la valorisation productive du capital grâce aux connexions qu’elle instaure entre le travail salarié et l’argent investi dans la production. Corrélativement l’entreprise dresse entre les salariés et les propriétaires du capital des relations de dépendance mutuelle. […] L’entreprise est donc une médiation autour de laquelle se structurent le rapport salarial, le rapport monétaire et le rapport marchand » (Motamed-Nejad, 1999, p. 229).

Source : Auteur (inspiré de Motamed-Nejad, 1999)

167 A l’instar de Chavance, Motamed-Nejad insiste lui aussi sur les différences de genèse et de mécanismes de

développement du salariat : dans les pays capitalistes, « le processus de salarisation s’est opéré par les poussées

issues de l’économie, a été médiatisé par l’entreprise et a ensuite été médiatisé par la loi et le droit […]. Au contraire, dans les économies socialistes, ce processus a été initié le plus souvent par en haut (la sphère politique), comme corollaire à la « modernisation » de la société » (Motamed-Nejad, 1999, pp. 232-233).

En décalant le niveau de l’analyse au niveau des organisations, Motamed-Nejad considère que le capitalisme est marqué par « l’appropriation décentralisée et privative par l’entreprise, du profit monétaire issu du salarié » (Motamed-Nejad, 1999, p. 230). En conséquence, la prise en compte de la double séparation permet à l’auteur de souligner que le rapport salarial en économie de type soviétique se traduit par un échange inégal, caractérisé par une relation d’appropriation sur les produits du salarié168.

Cette section nous a permis de montrer l’intérêt heuristique de l’utilisation du concept de rapport salarial dans les économies de type soviétique à partir des travaux régulationnistes de Chavance et Sapir. Pour ces derniers, on retrouve dans les familles capitalistes et socialistes les mêmes catégories fondamentales (monnaie, prix, salaire, capital, profit), le changement systémique trouvant son origine dans l’ordre politique, la dislocation du socle institutionnel entraînant alors un changement dans les formes (métamorphose). Ce mouvement s’observe dans divers aspects du rapport salarial (relations professionnelles, déterminants du salaire, organisation du travail, etc.) (Chavance, 1997). Pour Dieuaide et Motamed-Nejad, cette approche institutionnelle accordant une place importante à l’histoire doit cependant être prolongée par une analyse prenant en compte le niveau de l’entreprise, et qui se démarquerait d’une vision intégralement déterministe de la structure sur l’organisation. Réfléchir à la place de l’entreprise dans la structuration des rapports sociaux, en prenant en considération la capacité d’innovation au sein des organisations, permet de rappeler l’autonomie relative de l’ordre économique.

Nous reviendrons ainsi dans le quatrième chapitre sur le type de mobilisation des travailleurs dans la période socialiste, période où les catégories fondamentales des SMS se trouvent unifiées et renforcées. Les transformations du rapport salarial dans l’ère des réformes ont en outre partie liée avec les évolutions des formes d’entreprises déjà évoquées plus haut et sur lesquelles nous reviendrons. Nous nous placerons enfin dans le chapitre 8 au niveau des modèles productifs pour évoquer notamment les conséquences pour les entreprises industrielles d’être soumises à un accès limité aux crédits et à la contrainte marchande.

Après avoir justifié de l’utilisation du concept de rapport salarial dans le cadre de notre travail, il convient enfin de souligner l’importance de faire ressortir plus explicitement la dimension socio-politique des arrangements qui se nouent autour du travail, conformément à notre tentative de mise en évidence des conditions favorisant, ou au contraire menaçant la

168 Cette catégorisation n’est cependant pas hermétique, car comme le concède l’auteur, dans les ETS, une partie

du surplus est accaparée par la nomenklatura. A l’inverse, nous verrons dans la section suivante que dans les « sociétés salariales », l’intervention de l’État conduit à redistribuer une partie de ce surplus.

cohérence de la configuration institutionnelle chinoise. Comme nous l’avons évoqué dans la première section de ce chapitre, l’ATR a permis de souligner la nécessité d’arrangements favorisant l’adéquation des normes de production et de consommation, passant par une meilleure intégration de la classe laborieuse. Ses auteurs ont cependant peu explicité les conditions d’élaboration de tels compromis dans le domaine des représentations, et il convient également d’observer le niveau des règles et de leur genèse pour analyser la stabilité – ou la remise en cause – des arrangements169.

Section 3 - De l’analyse macro-économique à l’analyse macro-

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