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Un féminisme individuel chez les artistes femmes?

III Les frontières ouvertes entre le féminisme et le monde de l’art

III.1 Un féminisme individuel chez les artistes femmes?

III.1.1 Des parcours individuels

« Une forme d'introspection, mais qui était un besoin. À partir du moment où j'ai saisi que cette pratique me donnait vie, je l'ai approfondie. C'est de cet ordre-là, cela m'a permis de m'affirmer, de reconstruire un corps et/ ou de combler l'absence d'un corps » (Christine Ollier, annexe 13).

Parmi les artistes locales interrogées dans ce mémoire, certaines ont pris une voie artistique individuelle, en dehors des collectifs. Leurs relations avec le mouvement féministe sont variées. Le premier cas de figure est celui de l’artiste isolée, pour laquelle l’art est un moyen de (re-) construction personnelle. Josette Ayroles, surnommée Jomaray, est née en 1943 et inscrite aux Beaux-arts de Toulouse en 1982 après une formation de médecine à Montpellier en 1968. Son œuvre tourne autour des « signes » (illustration 36), symboles de son pays natal, l’Algérie (annexe 19), et elle utilise également de la laine pour créer (illustration 37), sans lier cette technique à une revalorisation revendiquée des travaux associés aux femmes. Très tôt, elle est atteinte d’une paralysie qui vient contrarier les objectifs picturaux sur grands formats qu’elle s’était fixés. Son thème initial est la représentation des femmes (illustration 38), celle de la maternité en particulier (illustration 39). Elle est consciente des difficultés auxquelles elle a dû faire face aux Beaux-arts, mais, notamment à cause de ses problèmes de santé, elle privilégie son statut d’artiste à une lutte contre ces discriminations : « J’avais tous mes problèmes de santé et je ne cherchais qu’à exposer, à me faire connaître.

Je n’ai pas trop suivi ce qui se passait autour de moi » (annexe 19). L’art est pour elle un

moyen d’expression et de construction personnelle que sa paralysie n’a pas empêchée. Son parcours reste individuel, bien que par sa formation en médecine, elle s’engage momentanément auprès des Ateliers de l’Art CRU, fondés à Bordeaux en 1984 par le psychologue Guy Lafargue, qui ont développé « l’Expression Créatrice Analytique © » comme « discipline autonome dans le champ des pratiques analytiques/ thérapeutiques200 ».

Le manifeste de l’Art CRU annonce qu’il « n'est pas un mouvement artistique, c'est un

mouvement de l'âme aux prises avec ce que chaque être a de plus intime et de plus difficilement avouable201 », à savoir une pratique personnelle visant à l’expression

200 Art CRU, site [en ligne], s.d [consulté le 5 mai 2016]. Disponible sur : http://www.art-cru.com/.

201 LAFARGUE Guy, Manifeste de l’Art CRU [en ligne], 1987 [consulté le 5 mai 2016]. Disponible sur :

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individuelle et intime des personnes. Claire Foltete, née en 1950 à Albi n’a commencé sa production artistique que tard, sans suivre de formation institutionnelle. Elle travaille autour du thème de la broderie et du décor (illustrations 40, 41, 42, 43, 44 et 45), en peignant des œuvres selon la méthode du « point à point » (illustration 46) Créer lui permet de s’extirper de la banalité de son quotidien (annexe 17). Elle revendique un travail « féminin », du fait des inspirations qu’elle puise dans la broderie, pratique de son enfance, mais son isolement (Albi), sa vie de famille et sa volonté d’être au minium reconnue dans le milieu de l’art ne lui permettent pas d’engagement féministe. Eliette Dambès, née en 1958, entre très jeune, en 1973, aux Beaux-arts de Pau puis à ceux de Toulouse entre 1975 et 1978. Son désir d’acquisition de connaissances techniques artistiques émerge en 1971, après un accident de voiture qui l’a traumatisée (annexe 12). L’art lui permet dans un premier temps de se rétablir

psychologiquement et d’exprimer ses blessures. Ses œuvres sont majoritairement composées de corps déchiquetés et amputés (illustrations 47, 48, 49, 50 et 51). Elle s’intéresse aussi aux

corps des femmes, à leur appropriation par les hommes et aux stéréotypes qui les entourent (illustrations 52 et 53). Elle se sent proche des idées féministes, mais, en partie à cause de son travail sur elle-même et de l’urgence de sa reconstruction (illustrations 54 et 55), elle n’a pas eu de contact avec ce milieu : « Je n’étais pas ouverte, je vivais ma douleur et mon

traumatisme » (annexe 12). Quant à Christine Ollier, elle a suivi une formation aux Beaux-arts de Toulouse entre 1978 et 1985, et s’est battue auprès de sa famille pour pouvoir accéder à ces études (annexe 13). Son œuvre, dans les années 1970 et 1980, s’engage vers une recherche

sur la Terre et l’histoire de l’humanité (illustrations 56, 57 et 58), ainsi que sur le corps et son immatérialité (illustrations 59 et 60). En 1982, elle présente une œuvre lors de l’exposition

« Dep’art : 15 attitudes dans un même lieu » à l’université du Mirail, qui se propose être une recherche autour de l’ « identité femme » (illustration 61). L’art est également pour elle un

moyen de se construire et de se trouver : « Lorsqu'on s'engage dans cette voie, c'est aussi qu'il

y a des choses à résoudre en soi […] » (annexe 13). Sa construction se fait cependant aussi, dans une moindre mesure, par sa participation à dix-huit ans à des réunions féministes. Elle en retient un réel soutien collectif, non dans son parcours artistique, mais dans sa vie personnelle (annexe 13).

Le deuxième cas de figure est celui de l’artiste militante, qui s’intéresse à la redéfinition de l’image des femmes en général, mais qui détache son œuvre du milieu politique. Danièle Delbreil, née en 1947 à Toulouse, a participé aux actions et aux réunions du MLF (annexe 7). Elle se forme toute seule, auprès de son mari et d’une autre créatrice

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italien et du surréalisme, par lesquels elle est fascinée, et se positionne dès le début sur la question de la féminité (annexe 7). Le thème de la peur, de l’angoisse, de la soumission et de

l’exposition du corps des femmes aux hommes est récurent dans son œuvre (illustration 62), comme celui de la représentation des sujets féminins (illustration 63). Sa création s’inscrit

systématiquement en dehors des moments de collectivité féministe, dans lesquels elle ne ressent pas l’intérêt d’une expression individuelle (annexe 7). Marie Ciosi, née à Alger en 1948, s’installe à Toulouse au début des années 1980 après avoir fait des études à Paris202

. Elle a suivi une formation artistique à l’université de Vincennes, faculté militante qui venait d’ouvrir ses portes au début des années 1970, à laquelle elle n’a été que très peu assidue (annexe 3). Dans ses œuvres peintes et gravées, l’artiste s’intéresse aussi à la représentation

des femmes. Ses personnages féminins sont figés dans leur réalité quotidienne (attente du bus, douche, détente, prise de médicaments, etc.) (illustration 64). Plusieurs thématiques reviennent fréquemment, traitées avec des techniques différentes (la linographie, la peinture, le dessin, la lithogravure, etc.) C’est le cas par exemple de la « fumeuse » (illustration 65). Entre 1979 et 1980, elle illustre le magazine Différence et participe au comité de rédaction de ce magazine et à des groupes féministes, qu’elle définit comme mixtes et ouverts (annexe 3). Elle ne commence à exposer ses œuvres qu’après la disparition de la revue et, par conséquent, son éloignement du milieu militant. Lou Perdu quitte son poste d’institutrice pour entrer aux Beaux-arts de Toulouse entre 1968 et 1973. Son engagement féministe ne se fait pas à Toulouse à cause du manque de dynamisme du mouvement local au début des années 1970 (annexe 15). En 1973, elle part à Paris pour des raisons économiques et s’engage ensuite dans

le milieu féministe, notamment auprès du cercle de la revue Sorcières (1976-1981). Grâce à cet engagement, elle prend confiance en elle et en sa propre création (annexe 15), mais celui-ci ne se fait pas dans la région. Ses recherches artistiques dans les années 1970-1980 ont comme sujet la photographie de poupées ; ce thème se retrouve dans plusieurs périodes de son parcours (illustrations 66 et 67). Elle s’intéresse aussi aux limaces, qu’elle considère comme

rejetées à cause de leur côté gluant, et ce au même titre que le sexe féminin (illustration 68). Marie-Claude Treilhou est une réalisatrice née en 1948 à Toulouse. En 1980, dans son film

Simone Barbès ou la vertu (illustration 69), elle articule féminisme et lesbianisme en décrivant l’histoire d’une jeune femme, Simone Barbès, qui travaille dans un cinéma pornographique203

. La réalisatrice a elle-même travaillé dans un de ces cinémas avant de commencer à produire

202CIOSI Marie, site officiel [en ligne]. s.d [consulté le 8 janvier 2015]. Disponible sur :

http://www.marieciosi.com/.

203 TREILHOU Marie-Claude, Notes diverses (fragments), s. d., Cinémathèque de Toulouse, Fonds Marie-

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des films ; il s’agit donc d’une forme d’autobiographie romancée. Elle se préoccupe également de l’identité régionale, comme en 1988 dans l’adaptation de contes traditionnels de l'Aube, L'Âne qui a bu la lune, pour lequel elle fait appel à des comédiens non professionnels204 (illustration 70), ou comme dans Éloge du peigne à corne (1988), issu d’une série de quatre courts-métrages, intitulée Savoir-faire, faire savoir, autour des techniques du terroir205. La réalisatrice est reçue à la MDF et noue des liens avec les militantes féministes. Celles-ci la soutiennent, projettent ses films et publient dessus206. Elle est aussi membre de la Coopérative des cinéastes, située à Paris, groupe qui a pour objectif de permettre une diffusion des films « en dehors d’un système qui les ignore et qui […] ne leur permettrait pas

de s’y exprimer librement207 ».

Ces parcours individuels sont empreints d’une très forte détermination pour acquérir une formation artistique et pour pouvoir créer. Ils participent à une construction personnelle des artistes et induisent des choix de vie parfois émancipateurs.

III.1.2 Une construction personnelle et des choix de vie

« Un jour, mon père avait reçu un monsieur à la maison, et tous mes tableaux étaient exposés à ce moment-là. Ce monsieur avait dit à mon père : « Ça lui passera, elle se mariera et fera des enfants ». C’était vraiment l’avenir que je fuyais » (Lou Perdu, annexe 15).

Ces artistes sont majoritairement issues de classes populaires. Elles travaillent pour accéder à la formation artistique par les Beaux-arts, ou doivent parfois quitter une situation « convenable » pour vivre dans la précarité. Elles effectuent aussi des petits boulots à côté de leurs études, souvent réalisées sans le soutien de leur famille. Si certaines ont des enfants et commencent à produire après, d’autres font le choix de ne pas en avoir et de faire passer symboliquement la création avant la procréation. Elles sont également toutes conscientes du sexisme à l’intérieur de la sphère artistique. Cette conscience exprimée peut permettre une analyse féministe des œuvres selon leur signification intrinsèque, à savoir en « prenant

connaissance de ces principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d’une nation,

204

TREILHOU Marie-Claude, Presse liée au film - Coupures de presse, octobre 1985- mars 1988, Cinémathèque de Toulouse, Fonds Marie-Claude Treilhou, F13- 2.5.G, Films réalisés par Marie-Claude Treilhou, L’Âne qui a bu la lune, 59 p.

205 TREILHOU Marie-Claude, Éloge du peigne en corne-présentation du projet et note d'intention, 1988,

Cinémathèque de Toulouse, Fonds Marie-Claude Treilhou, F13-3.2, Activités de Marie-Claude Treilhou en rapport avec le cinéma, Projets de films non réalisés, 22 p.

206 Sirène un peu marine, « Pourquoi écrire sur Simone Barbès ? », La Lune Rousse, nº11 (hiver 1980-1981), p.

33.

207 TREILHOU Marie-Claude, Lettre à la coopérative des cinéastes, s.d., Collections de la Cinémathèque de

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d’une période, d’une classe, d’une condition religieuse ou philosophique [ici en l’occurrence d’un statut genré, ndlr] – particularisés inconsciemment par l’artiste qui les assume – et condensés en une œuvre d’art unique208

». Elles sont en effet nombreuses à prendre les femmes, ou les techniques utilisées traditionnellement par celles-ci comme sujet de prédilection. Bien qu’elles nient généralement toute orientation féministe dans leurs œuvres, la conscience de leur statut de femme est présente.

En dépit de cette résolution d’accès à la création, elles sont peu nombreuses à s’affirmer en tant qu’artistes. Claire Foltete se définit comme « artiste régionale » et elle affirme que cette situation n’a « aucune importance » dans le milieu de l’art (annexe 17). Comme Christine Ollier, elle n’a commencé à exposer que poussée par son entourage, car elle n’en voyait pas l’utilité, elle ne se sentait pas légitime. De même, peu étaient en mesure, dans les années 1970-1980, de produire un discours sur leurs œuvres.

Certaines font ainsi le choix d’un parcours individuel, parfois centré sur elles-mêmes, dans une optique de (re-) construction. Elles mettent toutes les femmes au centre de leur création, mais ne revendiquent pas toujours une orientation féministe dans leur vie, et surtout dans leur œuvre. Elles ont aussi du mal à trouver leur place au sein de la sphère artistique, locale et nationale. Leur parcours individuel leur permet, dans certains cas, de ne pas avoir à assumer leur statut d’artiste (annexe 15), de pouvoir se centrer sur elles-mêmes et ce qu’elles ressentent (annexe 12) ou tout simplement de créer, ce qui leur est impossible dans un cadre collectif (annexe 7). Si quelques-unes ont participé aux réunions et aux actions du MLF, elles détachent toujours leur œuvre de la politique. La création est un acte personnel qui ne s’inscrit pas dans une collectivité. D’autres créatrices font le choix de fonder ou de s’insérer dans des groupes d’artistes mixtes.