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La place des femmes dans les collectifs mixtes

III Les frontières ouvertes entre le féminisme et le monde de l’art

III.2 La place des femmes dans les collectifs mixtes

III.2.1 Les parcours « collectifs »

« Le côté "artiste solitaire qui travaille chez lui" ne m’intéresse pas […]» (Kiki Lacarrière, annexe 20).

Béatrice Utrilla fait partie des artistes qui choisissent de créer par le biais des regroupements. Née en 1964 à Agen, elle suit une formation aux Beaux-arts de Toulouse

208 TEYSSEDRE Bernard, Avant-propos, dans PANOFSKY Erwin, L’œuvre d’art et ses significations : essais

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entre 1982 et 1987, car la vie d’artiste l’attire (annexe 18). Elle travaille par le biais de la photographie, avec le soutien de Gérard Régimbeau, alors directeur de la Bibliothèque des Beaux-arts. Ses photographies s’inspirent des images amatrices, privées et intimes (photos de famille, etc.) qu’elle transfère dans le domaine public (illustration 71) et de la photographie mémorielle (illustration 72). En 1987, elle monte le collectif Ab-Irato avec Nicolas Barrié, Yann Febvre, Christophe Montagut, Patrick Nicolas et Michel Reynès (illustration 73). C’est

pour elle un « choix politique » et « des formes d’actions pour défendre le travail des

artistes, le diffuser, le montrer » (annexe 18). Le groupe garde cependant la notion d’individualité et se veut être une association de personnalités aux expressions diverses, avec « un sens par individu au minimum209 ». Cette notion se remarque lors de l’exposition « Photo pauvre » (illustration 74) que Bétarice Utrilla organise avec Anne Caminade et qui est, malgré l’absence des autres membres du collectif, placée sous le nom d’Ab-Irato. Elle en fonde d’autres comme Les Curieux ou À la plage, et entame une collaboration sur le long terme avec le créateur Rémi Groussin. Ils travaillent et exposent ensemble, et réalisent une performance en 2013 autour des relations humaines : La chambre double (illustration 75). Une autre artiste est la Montpelliéraine Élise Cabanes, qui entre aux Beaux-arts de Montpellier entre 1979 et 1985, après avoir fait une école de pharmacie à cause de la pression familiale (annexe 11). Ses œuvres peintes, comme ses performances et courts-métrages, s’orientent vers

la représentation du corps musclé (illustration 76), de l’androgynie et de la dualité masculin/féminin (illustrations 77, 78, 79 et 80) : « Mon travail des années 1980, en dehors

d’une volonté esthétique, était un combat identitaire. Mon corps était la plupart du temps ma propre création. Mon questionnement évoluait sur l’idée du féminin et du masculin » (annexe 11). Encore étudiante aux Beaux-arts, elle ouvre une galerie « underground » dans une cave, anciennement boîte de nuit, dans le centre-ville de Montpellier : la galerie Mesdames, Messieurs210. Elle fréquente en même temps les plasticiens de sa génération (dont Robert Combas, né en 1957 et initiateur du mouvement de la Figuration Libre) et des musiciens (Pascal Comelade, Les Provisoires, Les Vierges, Les Sheriffs…) (annexe 11). Elle monte le groupe musical Masoch, puis Élise et les Garçons avec le guitariste des Provisoires (illustration 81). Si ses œuvres peintes, ses performances et ses courts-métrages sont réalisés en

dehors d’un collectif, la vie d’Élise Cabanes et son parcours sont loin de ceux d’un artiste individuel, car sa création émane des groupes desquels elle s’entoure. Cette démarche se

209 REGIMBEAU Gérard, Glossaire, dans Ab-Irato, Après la transpiration !, Catalogue d’exposition (Galerie du

Quai, Toulouse, 20 novembre-7 décembre 1990), Toulouse, s.d, p. 17.

210 CABANES Elise, Les rayures bleues de l’âme ou les coulisses d’une vie d’artiste, Paris, Edilivre Aparis,

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retrouve dans celle de Kiki Lacarrière. Étudiante aux Beaux-arts de Toulouse au milieu des années 1970 et membre de la fanfare de cette école, elle lie ses créations picturales avec la musique. Ses œuvres s’inspirent et expriment son vécu, les relations humaines, la solidarité, etc. (illustration 82). Elle fréquente les milieux féministes par le biais des réunions du MLF, qui l’aident à s’affirmer dans les années 1970 (annexe 20), et de la Gavine. Dès le début des années 1980, elle entre dans la « collectivité » du Nabuchodonosor, bar à vin de Toulouse, alternatif et solidaire. Au début de son parcours, Kiki Lacarrière cultive le mythe de l’artiste déchu : « Je copiais des hommes dans la déchéance, et mon but était d’être une femme

accomplie et libre » (annexe 20). Après avoir réussi à arrêter l’alcool, elle se concentre sur une

vie d’artiste femme, épanouie. Elle installe des ateliers clandestins dans les bars, les greniers et les caves à partir du début des années 2000 (illustration 83). Elle s’entoure d’artistes et plus généralement d’autres individus ; la collectivité lui permet de créer, l’inspire. Elle lie une amitié et travaille avec le créateur toulousain Gilles Rieu. Cette vie est favorisée par sa situation d’artiste régionale : le travail sur l’échange et l’humain est plus simple dans une ville comme Toulouse que dans la capitale (annexe 20 et illustration 84). La créatrice participe aussi à des groupes musicaux, comme Ciel mon mari entre 1984 et 1988, groupe de rock alternatif, et Sand-Witches, proche du punk, au début des années 1990 (illustration 85). Si elle affirme que s’intégrer dans des groupes d’artistes non mixtes aurait pu l’intéresser à Paris, elle n’en a pas « ressenti le besoin à Toulouse » (annexe 20).

En dehors du domaine des arts picturaux, d’autres engagements collectifs ont existé. Marie-Angèle Vaurs, née en 1947 à Laguiole, participe à des groupes artistiques par le biais du théâtre lorsqu’elle s’associe à la compagnie du Théâtre de l’Acte dès le début des années 1970. Elle rompt avec son parcours d’étudiante en droit pour vivre en collectivité et apprendre les arts du spectacle par le biais des méthodes du metteur en scène et théoricien Jerzy Grotowski (1933-1999), et par l’idéal libertaire porté par la troupe du Living Theatre. La compagnie se produit dans des salles, mais aussi dans la rue, et porte des revendications politiques contre la peine de mort, contre le fascisme et, dans une moindre mesure, contre le sexisme (annexe 16). C’est l’ébullition de Mai 68 qui pousse Marie-Angèle Vaurs dans la

création et l’expression théâtrale. Du côté des revues, Isabelle Delord-Philippe est une des seules femmes comprises dans les groupes de rédaction. Elle participe à la revue Art Présent avec Alain Pomarède, et à la revue Erres aux côtés de Pierre Manuel, Jean Delord et Patrick Gatines. Sa formation de philosophe lui permet de s’imposer dans ces cercles intellectuels (annexe 10).

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L’affirmation publique du statut d’artiste est plus forte chez les femmes qui rejoignent des collectifs que chez celles qui créent « seules ». Les sujets abordés s’orientent souvent vers des revendications politiques, elles prennent également de plus grands risques en intégrant des techniques ou des thématiques différentes de la peinture et elles ont généralement un discours construit sur leur travail. Il serait tentant de penser qu’au même titre que les engagements politiques des collectifs d’artistes hommes, les revendications féministes émergeraient plus facilement des femmes qui créent dans des groupes. Or, si leur construction ou leur intégration à des coopératives d’artistes mixtes leur permet de s’affirmer et de prendre confiance en elles plus facilement que les artistes individuelles, la tendance du collectif artistique semble plutôt tendre à l’invisibilisation les rapports de genre en interne.

III.2.2 Le collectif comme invisibilisation des rapports de genre ?

«Pour parler de féminisme, il y avait une réelle volonté de se mettre à égalité, entre les hommes et les femmes. Enfin on ne se posait même pas la question » (Marie-Angèle Vaurs, annexe 16).

Les relations à l’intérieur des groupes d’artistes peuvent être affinitaires (annexe 14), mais elles ont aussi et surtout un but de création et de visibilité artistique. Ainsi, les femmes s’intègrent et sont intégrées à ces groupes, mais les discriminations sexistes peuvent perdurer. Elles se battent donc avec des armes différentes. L’affirmation de leur individualité, de leur capacité créatrice et à se mettre à égalité avec les hommes, est une des premières stratégies. Béatrice Utrilla affirme adopter une attitude combative pour se faire une place : « J’ai un

rapport de combattante avec la vie, ce n’est pas apaisé, et si j’étais un garçon, je n’aurais pas ce rapport-là ; je n’aurais pas besoin de combattre de cette façon » (annexe 18). Kiki Lacarrière refuse aussi d’être favorisée dans ses groupes de musique : elle porte le matériel et s’affirme physiquement pour ne pas être, en retour, discriminée (annexe 20). Le paternalisme qui règne dans certains regroupements, comme ceux d’Isabelle Delord-Philippe, la place dans une situation où personne ne s’oppose à ses décisions et où elle peut avoir du mal à être prise au sérieux : « […] étant la seule fille, j’ai bénéficié d’un traitement de faveur. Les garçons, au

nombre de neuf, ne s’opposaient pas frontalement à mes décisions, quand j’en avais, cela les faisait marrer, c’était nouveau, tout au plus se moquaient-ils de moi » (annexe 14). En réaction, elle utilise sa formation intellectuelle pour produire des textes philosophiques et des analyses de la situation artistique midi-pyrénéenne pouvant égaler ceux écrits par les hommes. Toutes sont conscientes des rapports de genre qui existent au sein des collectifs auxquels elles participent, et en dehors de ceux-ci. Mais la dénonciation de ces discriminations ne se fait en

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général pas. Isabelle D. Philippe analyse brièvement les comportements et remarques sexistes auxquels elle s’est confrontée lors de l’exposition de 1979 au Mirail211, ainsi que l’absence de parité entre les exposants hommes et femmes, mais elle affirme être cependant dans un « milieu privilégié : philosophique, humaniste » (annexe 14). Pierre Manuel atteste que la question du genre des artistes ne se posait pas, que seul leur travail comptait, mais que les conditions d’accès à la modernité prônée par les avant-gardes locales n’étaient pas théorisées : « Ce qui nous intéresse c’est […] leur capacité [aux femmes, ndlr] de se détacher de tous les

codes qui pourraient renvoyer à une pratique traditionnelle de l’art. Le pas franchi, il n’y avait plus de problème. Mais nous n’avions jamais pris la mesure de ce qui pouvait autoriser à franchir ce pas – puisqu’en tant qu’homme nous étions aveugles aux formes de domination que nous exercions » (annexe 10). Minoritaires dans le milieu artistique, minoritaires dans les collectifs, car elles sont peu à « avoir le culot de [se] projeter dans une voie qui ne soit pas

centrée sur la famille » (annexe 14), les femmes sont déterminées à se faire une place, mais elles sont isolées les unes des autres et parfois victimes de sexisme, à des degrés différents, au sein même des groupes d’artistes. Si leur création et leur parcours sont collectifs, leur lutte reste à priori individuelle au sein de ces regroupements. Le sexisme et l’exclusion qui en découle dans le milieu artistique, à l’extérieur des collectivités qu’elles intègrent, semble aussi favoriser l’adhésion au groupe en dépit des discriminations qui peuvent le traverser.

Les stratégies de création et de valorisation de celle-ci prennent ainsi diverses formes pour les femmes localement. Paris n’est pas un objectif en soi, et elles sont nombreuses à choisir de rester dans la région. Seule Lou Perdu a déménagé dans la capitale, pour des raisons différentes de son parcours artistique. Certaines artistes issues de la région, féministes ou ayant une réflexion autour des femmes, comme Monique Frydman (illustrations 86), ou Odile Mir212 ont réussi à s’extraire de la région et se faire une place sur la scène nationale. Localement, certaines s’orientent vers une voie individuelle, par choix, par refus du groupe, ou bien par l’impossibilité d’y adhérer. Parmi celles interrogées, leur affirmation en tant qu’artiste et leur volonté de revendiquer ce statut est difficile. Parallèlement, d’autres créatrices choisissent un parcours collectif. Qu’elles fondent ou s’intègrent à des regroupements artistiques, à des troupes de théâtre, ou qu’elles s’entourent d’une communauté de créateurs afin d’évoluer, le groupe est un des fondements de leurs œuvres.

211 Isa D., « Art contemporain : regard hystérique », Erres, nº9-10 (deuxième semestre 1980), p. 35-39.

212 LHONG Henry, Odile Mir : l’espace à portée de mains [en ligne], Esprits nomades, 1er janvier 2011

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Leur assertion artistique se fait plus facilement, mais pas en tant que femme, et le féminisme semble, dans la majeure partie des cas, absent de leurs revendications publiques. Si le collectif permet un meilleur dispositif créatif et une reconnaissance plus conséquente, la condition paraît être que les femmes luttent individuellement en interne pour accéder à l’égalité. Autrement dit, le groupe paraît autoriser une meilleure visibilité et affirmation créative, à la condition que les revendications « personnelles » qui pourraient le dévaloriser sur la scène artistique ne s’expriment pas. La tendance générale est donc à priori celle de l’isolement des artistes femmes entre elles dans la région, qu’elles créent seules ou dans des groupes mixtes.

Entre le milieu féministe et le monde de l’art, entre les militantes artistes qui essaient d’insérer l’art dans la sphère politique et les artistes femmes qui tentent de s’insérer dans le paysage artistique, il semble y avoir deux mondes à part. D’un côté les productions militantes, collectives et engagées, ne sont pas reconnues ou revendiquées en tant qu’œuvres d’art, et les créatrices en tant qu’artistes, et de l’autre côté, les artistes femmes ne se définissent pas comme féministes, même si elles sont conscientes des discriminations et que leur parcours ou leurs œuvres abordent ces problématiques. La dévalorisation des productions militantes et collectives due à une vision de l’art élitiste, et la revendication du statut d’artiste dans un domaine excluant est difficile, surtout lorsqu’on est militante et que l’on n’a pas reçu de formation institutionnelle. Parallèlement, la critique d’un milieu dominé par les hommes est à priori compliquée lorsqu’on souhaite être reconnue par celui-ci. L’absence de théorisation autour des créations engagées, et de critique envers la visée universaliste de l’art, est à priori les causes de la relégation de la solidarité féministe en dehors du milieu de l’art.

III.3 Critique féministe et reconnaissance artistique : une liaison