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La question de la valeur de l’art militant et la dévalorisation

III Les frontières ouvertes entre le féminisme et le monde de l’art

III.3 Critique féministe et reconnaissance artistique : une liaison dangereuse ?

III.3.1 La question de la valeur de l’art militant et la dévalorisation

« Je trouve qu’il faut quand même que ça rentre dans la sphère de l’art, quelle que soit la discipline » (Corinne Clément, annexe 6).

Dans le mouvement féministe et le milieu militant en général213, l’art est, malgré ses transformations, toujours perçu comme celui des Beaux-Arts. Les notions de Beau et de

213 WALLON Emmanuel, L’extrême gauche et l’art en France dans les années soixante-dix, dans BIET

Christian, NEVEUX Olivier (dir.), Une histoire du spectacle militant : Théâtre et cinéma militant (1966-1981), Théâtre et cinéma, Vic La Gardiole, L’Entretemps éditions, 2007, p. 49.

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pratique élitiste, demandant une formation spécifique lui sont toujours attribuées. Par conséquent, les arts « mineurs » et les nouvelles expériences artistiques ne sont pas reconnus comme de l’art, et seules la peinture et la sculpture conservent ce statut dans l’imaginaire collectif (annexe 1). Très peu de militantes, mis à part ses autrices, se souviennent du film

Balbutiement, réalisé par le groupe de vidéastes. Ce film a pourtant été projeté à la MDF

(illustration 15), et un article est paru sur lui dans Différence. Une fresque a également été réalisée sur les murs de la MDF par la militante Béatrice de Fromentel, et est tombée dans l’oubli après avoir été détruite en même temps que le bâtiment, sans qu’aucune photographie n’en soit prise.Les militantes qui créent à l’intérieur de la collectivité féministe sont reléguées au rang de simples « créatrices », et leurs productions n’acquièrent pas le statut d’œuvre d’art. C’est une des raisons pour lesquelles Danièle Delbreil rompt avec le MLF et produit en dehors de celui-ci (annexe 7), seule condition pour acquérir le statut d’artiste. L’une des causes

de cette considération est l’objectif affiché des productions collectives, qui va à l’encontre de celui attribué aux œuvres d’art : pour acquérir ce statut, elles doivent être en effet diffusées et montrées, ce qui n’a pas réellement été le cas, par exemple pour les vidéos (annexe 5). La conséquence de ce manque de diffusion est la disparition de beaucoup d’œuvres féministes, à cause de l’absence de conservation : « Ce n’était pas une époque où nous, dans nos groupes,

on théorisait de garder la mémoire » (annexe 7).

Ces faits sont aussi conditionnés par la conception dominante de l’art comme étant une pratique réservée au Génie individuel, autodidacte talentueux ou ayant reçu une formation artistique validant sa capacité à faire de l’art et à le revendiquer comme tel. Pour les militantes, comme Corinne Clément, leur création ne s’inscrivant pas dans ce schéma, elles ne peuvent se définir comme artistes (annexe 6). Pour Marie-Thérèse Martinelli, la vidéo n’est qu’une conjoncture entre son éveil féministe et sa passion du cinéma (annexe 5). Jusqu’à ce

que la BNF la contacte pour récupérer ses bandes, elle n’a jamais considéré son travail de l’époque comme étant digne d’être conservé et étudié (annexe 5). Les discours élitistes du

monde de l’art prôné par les institutions et les spécialistes ont traversé le mouvement féministe et contribué à l’effacement des artistes : « Disposer dans son jeu de l’atout

"masculin", de l’atout "parisien", de l’atout "supérieur" et de l’atout "formation" augmente les chances de pouvoir commencer la partie et de ne pas la perdre214. » Or les militantes

artistes toulousaines ne disposent d’aucun de ces atouts. Les créations sont en adéquation

214 DUMONT Fabienne, Des sorcières…, op. cit., p. 66, issu de DE SINGLY François, « Artistes en vue »,

Revue française de sociologie, nº XXVII-3 (juillet-septembre 1986), Sociologie de l’art et de la littérature :

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pratique avec la redéfinition de l’art après Mai 68215, mais il n’y a ici aucune théorisation de cette redéfinition. C’est le facteur principal de la dévalorisation des œuvres collectives internes au mouvement. Ces dernières existent pourtant, et possèdent de fortes similitudes avec celles réalisées par des collectifs masculins et parisiens, comme l’Atelier populaire.

L’un des autres facteurs de la dévalorisation des œuvres militantes est leur support, souvent reproductible, comme l’affiche, le dessin ou la bande dessinée. Ceux-ci sont privés de l’aura, distinction accordée par le philosophe et historien de l’art Walter Benjamin (1892- 1940) à l’œuvre d’art unique216. La fonction d’une affiche est de véhiculer un message. Son caractère renouvelable la réactualise dans le temps et, comme pour toute œuvre reproductible, change sa réception selon le contexte217. L’affiche possède ainsi un double statut, celui de porteuse de message dans un contexte historique précis, et de visuel graphique et artistique témoignant d’une époque. Ce n’est pas, comme pour un tableau peint, la représentation figurée ou abstraite qui est importante, mais ce qui est projeté sur celle-ci et sa capacité à « libérer la réflexion ou non218 ». La créativité de l’affichiste n’émane pas uniquement de son savoir-faire technique, mais de l’interprétation qu’il ou elle transcrit d’un langage visuel visant à être validé socialement219. Les affiches réalisées par Corinne Clément pour le Ciné- club ou la MDF correspondent à cette recherche d’un langage visuel précis et identifiable, bien qu’elles ne soient pas considérées par leur autrice comme méritant d’être étudiées comme des œuvres, mais seulement comme des supports militants dans un contexte précis (annonce des films du Ciné-club, etc.). Celles-ci ont pourtant été récupérées, étudiées et diffusées par le groupe La Gaffiche qui s’est intéressé aux affiches du MLF depuis les années 1970220. Certaines affiches, notamment celles de Mai 68, ont été élevées au rang d’œuvres d’art, en prenant en compte leur contexte, leur spécificité reproductible et leur objectif de base, mais ce fait est souvent dû à des recherches postérieures à leur création. La BD cumule quant à elle cinq handicaps symboliques : elle est considérée comme un genre « bâtard » mêlant le texte et l’image, comme infantile, liée à la caricature (et, par conséquent, contraire au Beau), n’ayant pas d’histoire comme les autres mouvements du XXe siècle, et indigne de

215 LACHAUD Jean-Marc, Art et contestation, dans ARTOUS Antoine, EPSZTAJN Didier, SILBERSTEIN

Patrick (dir.), La France des années 1968, op.cit., p. 129.

216 Voir BENJAMIN Walter, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939), Petite

Bibliothèque Payot, Paris, Payot, 2013.

217

ZACCARIA Diego, L’affiche, paroles publiques, op.cit., p. 242-243.

218 Ibid. 219 Ibid., p. 218.

220 La Gaffiche, Les femmes s’affichent : affiches du Mouvement de Libération des Femmes en France depuis

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production à cause de son petit format et de la multiplicité de ses images221. Les illustrations et les dessins sont eux aussi à destination d’un magazine, et donc soumis à la perte du statut d’œuvre d’art unique.

De plus, la valeur d’une œuvre d’art se rattache à la théorie hégélienne du Bildung : « Cette capacité supposée des œuvres culturelles à transcender les préoccupations

individuelles ou communautaires pour atteindre l’universalité222

. » Les œuvres féministes,

malgré leur adéquation avec la « signification esthétique223 » théorisée par l’historien de l’art Erwin Panofsky (1892-1968), sont rejetées par le milieu de l’art parce qu’elles cumulent les handicaps, d’ailleurs dénoncés par les collectifs de plasticiens (communautarisme et non- individualisme, contenu engagé et non commercialisable224…). La dévalorisation des œuvres féministes par les discours stéréotypés qui entourent le mythe de l’artiste et l’élitisme de la création participe à l’invisibilisation des militantes artistes au sein du collectif féministe.

Parallèlement, pour les artistes femmes insérées dans le milieu artistique, revendiquer une position féministe ou opérer une critique des rapports hommes/femmes au sein d’une sphère où elles ont, comme dans la société en général, à lutter pour se faire une place, semble compliqué.