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La « consommation critique » de l’art

expression collective et engagée contre création individuelle et universelle

I. Le mouvement féministe et l’art en Midi-Pyrénées : des créations collectives en marge de la situation artistique

I.2 La « consommation critique » de l’art

I.2.1 À la recherche d’une culture commune

« Les hommes fabriquent des images, où suis-je ? Ou plutôt où sont-ils83? »

Le MLF a fortement critiqué les images et les stéréotypes véhiculés par la société patriarcale à travers la presse, la publicité, et le cinéma84. Ce dernier a eu une importance particulière dans le mouvement toulousain ; il a fait l’objet d’un intérêt spécifique et de nombreuses analyses. Toulouse est en effet une ville dynamique au niveau du cinéma. De nombreux ciné-clubs ouvrent leurs portes entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970 : le Ciné-Club de la Jeunesse de Toulouse (1949, qui a permis la naissance du Groupe des 8 en 1960 puis le Groupe des Cinéastes Indépendants en 1963), le Ciné-club Action (1963)… Pour s’opposer à la mainmise masculine sur le cinéma et à l’invisibilisation

81 Anonyme, « à La Gavine, la pause cafète ! », op. cit. 82

Terme donné par Irène Corradin lors de notre entretien, pour définir sa relation et celle des féministes toulousaines à l’art dans les années 1970-1980.

83 Anonyme, « Introduction Kramer contre Kramer », La Lune Rousse, nº8 (mai 1980), p. 46.

84 TUCKER Marcia, TICKNER Lisa, POLLOCK Griselda, HUHN Rosi, DUBREUIL-BLONDIN Nicole,

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des femmes dans ce domaine, des groupes se constituent nationalement. En octobre 1973, à Paris, des militantes montent l’association Musidora, association « féministe, cinéphile-

cinéaste, et quelquefois amicale85… » Le but est principalement de promouvoir les films de

femmes en organisant des événements visibles, comme l’organisation du premier festival de films de femmes en 1974. Du 15 au 30 novembre 1975, la Cinémathèque de Toulouse, le Centre Culturel de la Ville et les Ciné-clubs associés (Fédération des Œuvres Laïques) organisent une quinzaine autour de « La représentation des femmes au cinéma86 », pour laquelle ils invitent Musidora. Selon ce groupe un « collectif Femmes de réalisation vidéo » se serait monté à Toulouse puis dans d’autres villes à la suite de cette quinzaine87. Cet événement a certainement quelque peu contribué à l’intérêt des féministes pour le cinéma, ce qui a en partie conduit à la fondation du Ciné-club de la MDF entre 1977 et 1993 (illustration 4). Celui-ci est non mixte, et les séances (annexe 23) se déroulent un lundi par mois au Cratère (salle de la FOL) à Saint-Michel. Il est fondé par Irène Corradin, Marie-France Brive, Monique Haicault et Marie-Thérèse Martinelli. La motivation de sa création émane de l’intérêt de ces militantes pour le cinéma et de la volonté d’instaurer un lieu ouvert à toutes les femmes afin d’avoir une réflexion collective autour des images diffusées dans le cinéma (annexe 4).

Les membres du Ciné-Club cherchent ainsi dans leur héritage historique, pour découvrir les créatrices du passé oubliées par une histoire de l’art et du cinéma sexiste (annexe 4). Le rejet des images produites par les hommes aboutit donc à une recherche et une

valorisation de celles faites par des femmes.

I.2.2 Le soutien aux femmes créatrices

« On voulait montrer que Shakespeare avait eu une sœur » (Irène Corradin, annexe 4).

Le soutien aux réalisatrices s’exprime prioritairement par la diffusion de leurs œuvres, le plus souvent en leur présence. Il s’est traduit par des contacts avec des cinéastes françaises (Jeanne Labrune, Martine Lancelot, Mona Fillières…), toulousaines (Vera Kunodi, Marie- Claude Treilhou, Raymonde Hebraud-Carasco), mais aussi allemandes (Ulrike Ottinger, Ula

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Musidora, tract Musidora qui sommes-nous ?, s.d, Archives municipales de Toulouse, fonds du mouvement des femmes toulousain, 1 Z 50.3, Cercle Flora Tristan, 1 p.

86 Groupe de femmes, brochure La représentation de la femme au cinéma, novembre 1975, 1 Z 50.2,

Mouvement femme de Toulouse : tracts, 4 p.

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Stöckl, etc.) (illustration 5). Une des créatrices avec laquelle les féministes travaillent est la Toulousaine Vera Kunodi. Née en 1951, elle est sculptrice sur acier et photographe. À partir de ses sculptures, pour lesquelles elle récupère les matériaux dans des casses et des décharges, elle prend des photographies et réalise des montages de diapositives et de musique avec l’utilisation de fondus enchaînés88

. Elle est invitée au Ciné-club en février 1981 afin de présenter ses montages diapositives, Cyclope et Chromonos, réalisés entre 1979 et 1980. Kunodi pratique le cinéma expérimental, et travaille dans ces montages sur la question des corps féminins : « De cette matière morte, rouillée, délaissée, elle fait surgir la vie. Elle sait

voir : la tôle anguleuse devient molle chair, la déchirure, intime, de la femme est toujours là au cœur de l’écran, au cœur de la vie89

. » Le Ciné-club a aussi soutenu Katerina Thomadaki.

Née à Athènes, elle a suivi des études de lettres et de philosophie puis de théorie de théâtre, de cinéma expérimental et d’esthétique et sciences de l’art. Elle s’est installée à Paris en 1975 pour ses études. Ses créations sont souvent conçues en coopération avec Maria Klonaris, également d’origine grecque et née au Caire. Klonaris et Thomadaki s’engagent dans le cinéma expérimental (illustration 6) lors de leur arrivée à Paris. Marie-Thérèse Martinelli découvre leur film L’enfant qui a pissé des paillettes (1977) au cours d’un festival international de films de femmes à Créteil (annexe 5) et Thomadaki est invitée au Ciné-club en février 1982 pour présenter Double labyrinthe (1976), réalisé par elle et Klonaris. Ce film se propose être une « étude intercorporelle en deux parties réalisée entièrement par deux

femmes à la recherche de leurs propres structures mentales, leur propre poétique, leur propre langage. L’une filme l’autre90

». Les membres du Ciné-club soutiennent ainsi réellement les

réalisatrices ayant un travail féministe, en diffusant leurs œuvres et en leur donnant la possibilité d’en parler et d’en débattre. Celles-ci sont, pour la plupart, peu connues et soumises aux difficultés liées au statut des réalisatrices dans le cinéma, dont leur invisibilisation. Elles viennent souvent diffuser leurs films gratuitement. L’absence de paiement pour leur travail crée une relation en dehors de l’industrie du cinéma : « Elles

trouvaient chez nous une amitié, un soutien et une affection. Ce n’était pas du tout des rapports marchands, des rapports de pouvoir, c’est pour ça qu’on a gardé des liens » (annexe 4). Le soutien aux créatrices s’est aussi traduit par l’organisation de plusieurs événements à Toulouse, liant le cinéma et la culture, avec toujours la volonté de visibiliser les productions des femmes. À Sceaux, le festival international de films de femmes se crée à la fin des années

88 Irène, « Véra », La Lune Rousse, nº12-13, tome 1 (1981-1982), p. 79. 89 Ibid.

90 KLONARIS Maria, THOMADAKI Katerina, Double labyrinthe : premier volet de la tétralogie corporelle [en

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1970. La première édition a lieu le 1er avril 1979 et il s’implante par la suite à Créteil en 1985. En mai 1981, le Ciné-Club participe à la décentralisation de ce festival à Toulouse (annexe 4).

La programmation indique d’autres décentralisations de ce festival une fois par an en 1982 et 1984, puis deux fois par an en 1986, 1987 et 1988 (annexe 23). De ce fait, les féministes de Toulouse permettent un lien avec les événements culturels nationaux. Elles aident les femmes qui n’ont pas les moyens financiers et matériels à pouvoir accéder à ce festival en y participant localement, et facilitent la (re) connaissance de cette manifestation en province.

En 1978, l’association Esclarmonde se monte afin de soutenir les projets créatifs des femmes de Toulouse ; ses permanences se tiennent à la galerie Art femmes au 9 bis rue des Lois : « Cette association a pour but la diffusion de l’information des femmes dans la région

sur tous les problèmes qui leur sont spécifiques et le développement de leurs possibilités d’expression et de création91

. » Cependant, malgré ses volontés et ses ambitions, cette

association connaît de grandes difficultés, notamment financières, dont l’une est liée aux ventes insuffisantes du journal Différence (annexe 3). Ses membres décident donc d’organiser

le « Premier festival féministe de la Presse, du Livre et de l’Image » à Toulouse, au restaurant Le Pharaon, les 20 et 21 septembre 198092 . Malgré le succès de ces deux journées, le magazine Différence ne connaît pas de nouvelle parution, et s’éteint avec son dernier numéro en été 1980.

D’autres formes de soutien se concrétisent, par exemple avec la fondation de la galerie Françoise Courtiade, par la militante du même nom, en 1987. Françoise Courtiade ouvre cette galerie en plus de son mi-temps au Goethe Institut, à ses frais, pour soutenir les artistes dont elle apprécie les œuvres. Sa galerie, située au 7 rue Clémence Isaure à Toulouse (annexe 22), expose autant d’artistes hommes que femmes. Ces dernières sont fortement soutenues par la galeriste, qui a conscience des difficultés liées à leur statut dans l’art. L’exposition paritaire n’est pas un hasard, mais un choix (annexe 2). Françoise Courtiade lie ainsi son travail de galeriste, motivé par un réel intérêt pour l’art et une volonté d’exposer les artistes qu’elle aime, à une orientation féministe. Une autre galerie à connotation similaire a existé à Toulouse ; il n’en reste que très peu de traces. C’est la galerie et librairie Art Femmes, tenue par Jeanne Vital. Cette dernière publie quelques articles concernant les sorties de livres dans

91

Esclarmonde, brochure Différence : un journal par des femmes pour des femmes à Toulouse, 1979, Archives municipales de Toulouse, fonds du mouvement des femmes toulousain, 1 Z 50.3, Diverses revues sur les femmes, 4 p.

92 Anonyme, « Esclarmonde : 1er Festival Féministe de la Presse, du Livre et de l’Image », Différence, nº6 (août

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la rubrique « Mettez m’en une livre » du magazine Différence93. La première exposition recensée dans un article de La Dépêche est datée de mars 1978 et concerne l’exposition de l’artiste midi-pyrénéenne Monique Augeix94

. Les artistes présentées sont exclusivement de genre féminin, et beaucoup sont de la région Midi-Pyrénées. Jane Vital décrit sa galerie comme « un lieu particulier pour les femmes, avec un prétexte pour les échanges et les

rencontres les livres et l’art, enfin la création des autres. […] un lieu ouvert à toutes et où chaque mouvement, chaque tendance pourrait se rencontrer en laissant tomber les barrières sociales95. » Elle souhaite créer un lieu d’échange autour de la création féminine et a donc

noué des liens avec Charlotte Calmis - peintre, poétesse féministe et fondatrice de l'association artistique parisienne La Spirale en 1972 - lors d’une rencontre au Centre Culturel96. La galerie Art Femmes et sa fondatrice n’ont pourtant eu que peu de relations avec les militantes toulousaines, hormis les rubriques dans Différence et les quelques informations sur cette galerie et ses événements relayés par ce magazine. Françoise Courtiade ne connaissait par exemple que très peu Jeanne Vital. Malgré l’initiative de cette dernière de n’exposer que des femmes, elle ne reçoit aucune attention particulière de la part des féministes locales. Françoise Courtiade a d’ailleurs reconnu ce désintérêt : « On s’est dit

après coup qu’on ne l’avait pas vraiment soutenue » (annexe 2).

À côté de ces galeries, une autre femme artiste est fortement défendue par des militantes : la sculptrice et féministe Anne Barrès. Elle est née en 1938 à Rodez, et travaille actuellement en région parisienne. En 1986, elle commence un travail autour de la brique toulousaine et les sculpte afin de leur donner une impression de mollesse (illustration 7), en s’intéressant principalement au thème de l’apesanteur97

. Elle rencontre Marie-Thérèse Martinelli, avec qui elle lie une amitié, et chez qui elle est hébergée tous les mois lors de ses venues à Colomiers : « Elle n’était pas toulousaine, comme Maria et Katerina, mais c’est une

femme qui a fait aussi partie de notre réseau » (annexe 5). Anne Barrès est ainsi soutenue pour son art, mais aussi par les liens d’amitiés et de sororité qu’elle a tissés avec quelques membres du mouvement féministe. Ce soutien se manifeste par un intérêt pour ses créations et un support matériel lors de ses venues à Toulouse (hébergement, etc.).

93 VITAL Jeanne, « Mettez-m’en une livre », Différence, nº3 (été 1979), p. 19. 94

DINIER Aline, « Monique Augeix : les deux visions de la femme », La Dépêche du Midi (1er mars 1978), Fonds ancien de l’Institut Supérieur Des Arts de Toulouse (ISDAT), Archives des galeries de Toulouse, B 18.

95 D., « La librairie de Jane en question », Différence, nº4 (décembre 1979), p. 12. 96 Ibid.

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Parallèlement à cette « consommation critique » de l’art et ce soutien, plusieurs formes de production artistique émergent du mouvement des femmes, à partir de la seconde moitié des années 1970, lorsqu’elles se réunissent en collectif n’ayant plus pour seul but la libération de la parole et l’action militante comme c’était le cas avec le MLF et le MLAC. La Maison des femmes et les autres lieux féministes, en permettant un espace d’échange, ont aussi favorisé l’apparition de créations collectives. Celles-ci sont très diverses et correspondent aux nouveaux moyens de communication artistiques valorisés par le mouvement de Mai 68 : bandes dessinées, dessins, vidéo, théâtre, happenings, affiches, photographie… Leurs motivations sont à la fois liées au caractère militant du mouvement, à la volonté d’émancipation et à la nécessité de redéfinir l’image des femmes, de l’ « être femme », en s’opposant aux représentations dominantes.