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La difficile critique d’un milieu élitiste et restreint

III Les frontières ouvertes entre le féminisme et le monde de l’art

III.3 Critique féministe et reconnaissance artistique : une liaison dangereuse ?

III.3.2 La difficile critique d’un milieu élitiste et restreint

«C’est un suicide médiatique, si on dit qu’on est féministe donc la plupart ne le disent pas […] même si certaines le sont vraiment » (Odile Foucaud, annexe 8).

Pour les artistes femmes qui ont eu accès à la formation artistique par le biais des Beaux-arts, la critique féministe du monde de l’art, où la domination masculine s’exprime et les exclut, serait un « suicide médiatique » (annexe 8). Une enquête menée dans le département de la Loire-Atlantique sur la place des femmes dans les arts visuels contemporains confirme cette négation des difficultés liées au statut du genre féminin :

« Lorsque l’on pose la question des éléments qui les freinent, elles évoquent pêle- mêle toute une série de difficultés : la difficulté à avoir des réponses, la difficulté de communiquer, de gérer, de gagner sa vie avec son art, le fait qu’il y ait trop d’artistes en concurrence, le manque de réseau, le mauvais état du marché privé,

221

GROENSTEEN Thierry, Un objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2, 2006, p. 23.

222 SOFIO Séverine, YAVUZ EMEL Perin, MOLINIER Pascale (dir.), Genre, féminisme et valeur de l’art,

Cahiers du genre, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 10.

223 PANOFSKY Erwin, L’œuvre d’art et ses significations… op. cit., p. 57. 224

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la politisation des choix publics, le défaut de prise de risque des décideurs, le copinage dans les choix du marché, le doute intérieur, le cumul avec une vie de famille qui empêche de faire des résidences. Pas une seule n’a évoqué le fait d’être une femme225

. »

Si elles sont, selon les artistes interrogées, localement majoritaires à ne pas revendiquer leurs difficultés « personnelles » comme liées aux discriminations patriarcales, elles sont aussi nombreuses à reconnaître l’exclusion des femmes en général de la sphère artistique. L’art se veut « neutre », et les conditions d’accès à la reconnaissance sont, plus que le « talent » créatif, le « talent social226 ». Ce qui freine l’acquisition de ces conditions par les femmes, à savoir leur déficit de légitimité, leur cantonnement à la procréation et à la sphère privée, leur manque d’assurance et de modèles, n’est pas reconnu et critiqué par les artistes : leur éviction est d’ordre structurel227. Les hommes se regroupent et font valoir leurs productions, la théorisent et tentent de la valoriser au niveau national. Leur seul obstacle est de ne pas posséder l’atout « parisien » dans leur parcours. En se regroupant, en discourant sur leurs œuvres, ils parviennent à contourner ce handicap et se sentent légitimes à le faire. Pour les femmes, qu’elles créent seules ou en collectif, il leur manque également l’atout « masculin/neutre228 » dans leur construction et leur formation. Le centralisme parisien en art a été fortement critiqué au sein de la sphère artistique même, dans les années 1970-1980, mais le masculin qui domine en interne et qui se fait passer pour le « neutre » n’a pas été remis en question. Les femmes, malgré les difficultés efficientes causées par leur genre, doivent elles aussi atteindre cette « neutralité » pour être admises dans le milieu de l’art. Les entraves à être reconnues comme « artiste », qui plus est en province, ne semblent pas pouvoir s’accumuler avec celles d’être reconnue comme « femme artiste », avec toutes les contraintes que ce statut entraîne : « Car si la réussite triomphale est chose aussi rare que difficile, elle s’avère encore

plus rare et plus difficile à partir du moment où il faut, tout en travaillant, se battre contre les démons intérieurs du doute et de la culpabilité et affronter au-dehors les monstres du ridicule et de l’encouragement protecteur […]229

. » Elles ne se retrouvent pas entre femmes, mais,

pour certaines, constituent ou rejoignent des collectifs mixtes, ou se lient d’amitié et

225 FAY Sophie, La place des femmes dans les arts visuels contemporains : invisibilité de l’invisibilité,

l’exemple du département de Loire-Atlantique, D.I.U. Egalité des chances entre les femmes et les hommes, Paris,

Université Paris III Sorbonne Nouvelle /Université Paris VI Pierre et Marie Curie, 2008, p. 68.

226 AZAM Martine, citée par LEON Céline, Constructions identitaires et conditions d’exercice :

ARTistes/RMIstes, des façons d’être artistes, mémoire de Master en Sociologie, sous la direction d’AZAM

Martine, Toulouse, Université de Toulouse Le Mirail, 2007. p. 67.

227 DUMONT Fabienne, Des sorcières…, op. cit., p.177.

228 NOCHLIN Linda, Femmes, art et pouvoir et autres essais, op. cit., p. 15. 229

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obtiennent l’aide de « passeurs », à savoir un individu, le plus souvent masculin, « suffisamment disponible et en phase avec son époque […] qu’il soit critique, marchand,

responsable d’institution ou de revue, qui marque ainsi de façon déterminante ce rendez-vous premier avec le champ artistique230 », comme Gérard Regimbeau pour Béatrice Utrilla, ou le peintre-graveur Gilles Briaud et l’éditeur Patrice Thierry pour Eliette Dambès. Les difficultés ne sont pas individuelles, car elles sont soutenues par des hommes, mais elles restent systémiques. La théorisation de ces discriminations, la critique de la domination masculine ou l’affirmation de leur position d’artiste (et) féministe dans un domaine dans lequel elles tentent de s’inscrire individuellement sont extrêmement compliquées.

De ce fait, les revendications féministes ne pénètrent pas directement le monde de l’art et il semble y avoir deux mondes à part entre la collectivité des femmes et la sphère artistique. Les causes sont en partie le désintérêt des militantes pour l’art externe au mouvement (l’urgence des combats politiques ne permettant pas un attachement au symbolique), la dévalorisation des créations militantes et, parallèlement, une idée dominante de l’art comme un moyen d’expression personnelle, incompatible avec la collectivité, et visant à l’universalité, incompatible avec des revendications spécifiques.