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Comparaison avec la situation parisienne

expression collective et engagée contre création individuelle et universelle

II. 3.2 : La question de l’artiste régional-le

II.3.3 Comparaison avec la situation parisienne

« Elles étaient déjà marginalisées, et elles se sont donc marginalisées délibérément, mais de sorte à créer des lieux où elles pouvaient travailler, discuter, exposer. Lorsque quelqu’un est discriminé, dans un premier temps il met en avant sa discrimination » (Odile Foucaud, annexe 8).

Nationalement, dans les années 1970, les femmes sont exclues de la scène artistique : elles ne représentent que 5% des artistes citées dans les revues d’art176

et sont fortement minoritaires dans les expositions à grande audience. Pour contrer cette discrimination, elles mettent en place un réseau alternatif, similaire quoi que moins politique, aux stratégies de reconnaissance des créatrices américaines177. Ce réseau est constitué de divers groupes aux motivations différentes, dont la quasi-majorité ne contient que des femmes. C’est par exemple le cas de la Spirale (1972-1982) fondée par Charlotte Calmis qui veut « lutter contre la

passivité de la femme, saper ses préjugés, rechercher les inhibitions de la créativité féminine, inventer un langage nouveau178 » ; Femmes en lutte (1975-1977) dont Dorothée Selz, Mirabelle Dors et Nil Yalter sont membres, qui allie le combat féministe à celui des femmes artistes ; ou le collectif Femmes/Art (1976-1980) fondé par Françoise Eliet et qui a pour but de « définir un espace théorique en dehors de la quête d’un trop éternel féminin179 ». D’autres

cercles sont mis en place, comme la revue Sorcières (1976-1981) dirigée par Xavière Gauthier et Anne Rivière, qui accorde une importance particulière à l’art. Ces groupes, qui apparaissent environ cinq ans après le début du mouvement féministe, semblent cependant peu touchés par les revendications politiques du MLF qui, sauf pour Femmes en lutte, ont apparemment du mal à briser la « tour d’ivoire » des artistes : « Ce mouvement des femmes en

art est donc caractérisé par l’intersection entre les problématiques sociopolitiques et les aspects spécifiques à la création artistique180 ». Selon l’état actuel des recherches menées ici,

ces collectifs non mixtes n’ont pas existé localement dans les années 1970-1980. De plus, les artistes interrogées dans cette étude ne les connaissaient pas. L’une des raisons possibles de

176DUMONT Fabienne, Des sorcières…, op. cit., p. 35-46. 177

FOUCAUD Odile, La côte d’Eve : une histoire des femmes artistes de 1970 à 2006 [DVD, 57 mn], L’Harmattan, 2007.

178 DUMONT Fabienne, Des sorcières…, op. cit., p. 81.

179 Ibid., p.120. Issue de ELIET Françoise, «Femmes/Art », Art Press International, nº 16 (mars 1978), p.43. 180

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cette absence est que le MLF parisien organisait des réunions dans l’école des Beaux-arts181, ce qui à priori n’a pas été le cas à Toulouse. Le premier collectif féministe et artistique qui semble apparaître est Artambulle, qui ne naît qu’en 1992, dont les membres sont les militantes féministes Geneviève Fuentes, Michelle Taris, Line Roque et Monique Bonzom (illustration 33).

La situation artistique locale dans les années 1970-1980 est à première vue très riche. Entre 1960 et 1975, plus de quarante galeries ouvrent leurs portes à Toulouse182. Les avant- gardes sont présentes depuis les années 1960, et prennent le pas dans les années 1970 sur un art « traditionnel » persistant qui se maintient cependant par le biais d’artistes individuels, de groupes et de salons. Les créateurs, implantés dans la modernité, s’affirment et revendiquent leur statut face au centralisme parisien. La Mostra del Larzac est l’un des salons les plus représentatifs de ces expositions d’avant-gardes menées par les artistes régionaux, en lien avec des débats politiques sur l’Occitanie, la sauvegarde du Larzac et l’ébullition artistique en Midi-Pyrénées. Les artistes se regroupent en collectifs ou en coopératives afin de pallier les difficultés financières, légitimer leur existence face au centralisme de la capitale, produire et exposer ensemble, etc. Ces groupes sont souvent empreints d’idéologies politiques, contre l’art marchand, contre l’immobilisme des institutions locales, et prônent la modernité artistique. Les années 1980 sont les années du financement tant espéré des acteurs et actrices culturels locaux, grâce à la décentralisation de 1982. De nouvelles structures, comme les FRAC, apparaissent, les collectivités locales sont plus autonomes et la culture mieux financée que dans les années qui précèdent cette réforme. Celle-ci marque cependant la fin de l’ébullition artistique hors institutions et non marchande qui s’était mise en place dans les années 1970. La scène artistique locale, qui peine à trouver sa place sur le plan national, est presque exclusivement composée d’hommes. Seules certaines créatrices sont présentes dans les groupes et les milieux d’avant-garde, ponctuellement pour la plupart, de façon pérenne pour une petite minorité. Les discriminations dont elles sont victimes dès les premiers pas de leur formation et leur situation régionale se cumulent avec leur statut de femmes sont des éléments qui peuvent expliquer en partie leur évincement de la scène artistique contemporaine des années 1970-1980. L’absence de projection qu’elles peuvent avoir dans l’enseignement des arts, due à la quasi-absence de professeures aux Beaux-arts, est aussi peut-être une des

181 Ibid., p. 29. 182

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causes de leur baisse de légitimité. À la différence de Paris, aucun regroupement d’artistes non mixte ne se monte apparemment à Toulouse avant Artambulle en 1992.

La compréhension de la situation des artistes femmes dans la région ne peut se faire que par l’approfondissement de celle de la situation artistique en général : quel impact les mouvements d’avant-garde comme Support/Surface et Peinture-Itération ont-ils eu sur la situation régionale ? D’où sont issus leurs membres ? Comment ces mouvements se constituaient-ils ? D’où tiraient-ils leur légitimité sur la scène artistique ? Quels étaient les débats qui animaient la vie culturelle locale dans les années 1970-1980 ? Différaient-ils des débats nationaux ? Comment le réseau en lien avec le CPAC du Mirail s’est-il construit ? Nous pouvons également nous demander à quel degré la modernité en art a pu pénétrer le milieu régional : quelles réelles préoccupations locales de la part des artistes pour les enjeux esthétiques nationaux et internationaux ? Quels lieux de diffusion pour l’art contemporain des années 1970-1980 ? Quel public ? Quel intérêt ou désintérêt183 ? Les avant-gardes ne paraissent que peu ou pas abordées par les créatrices avant les années 1970184 : y a-t-il eu un réel changement après Mai 68 en ce qui concerne l’orientation esthétique et théorique des femmes ? À quoi est-il dû ? Ces changements sont-ils l’une des raisons de l’intégration de Maïté Boyer (illustration 35) au groupe CAPT ?

Pour élaborer quelques pistes de réponses, une étude plus approfondie du rôle des revues et de la critique artistique locale serait à faire : quel est le rôle des revues artistiques dans l’acquisition d’une légitimité au sein de la scène locale ? La publication et la conservation du support papier des revues sont-elles la cause de la rémanence des noms et des œuvres au niveau local ? Quelle était la place des femmes dans le milieu de la critique d’art ? Quel rôle a joué Aline Dinier, journaliste à la Dépêche du Midi et critique d’art, sur la scène locale ? L’influence de certaines figures, comme Annie Merle, peintre et autrice d’un livre sur l’École de Toulouse185, ou Raymonde Hébraud-Carasco est aussi à chercher : cette dernière ne se considère pas comme militante, seulement comme féministe, et son rapprochement avec ce milieu se fait par le biais de la passion pour le cinéma qu’elle partage avec Marie-France Brive186 : quels ont été ses apports en général, ainsi qu’au sein des revues Pictura et des comités de rédaction de celles-ci ?

183 TEULON-NOUAILLES B., « Loupian 83, galerie Christian Laune », Art Press, nº75 (novembre 1983), p. 47. 184 Rencontre du 15 février 2016 avec Coralie Machabert, doctorante à l’Université Toulouse Jean-Jaurès, qui

rédige actuellement une thèse sur la situation artistique toulousaine de l’après-guerre (1945) jusqu’à 1969.

185 MERLE Annie, L’école de Toulouse : grands acteurs de l’art contemporain, Biarritz, Atlantica, 2010. 186 CARASCO Raymonde, Une amitié, dans CORRADIN Irène, MARTIN Jacqueline (dir.), Les femmes sujets

d’histoire : à la mémoire de Marie-France Brive, Féminin et Masculin, Toulouse, Presses universitaires du

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Toulouse est principalement étudiée ici, en dépit des autres foyers culturels qui ont pu exister dans les alentours et ailleurs dans la région. L’étude du rôle des institutions artistiques et des autres lieux du milieu alternatif permettrait, en outre, de mieux comprendre les enjeux de la scène locale : quels étaient les autres lieux de diffusion de l’art et de la culture dans la région, comme l’Atelier Entre187

ou la galerie Simone Boudet ? Quelle dynamique a engendrée le Centre culturel Municipal, considéré comme « un lieu vivant dans lequel les

meilleurs représentants des tendances les plus fortes de l’époque seront présents188 » ? Quel a été, au sein de ce Centre, le rôle de son directeur Christian Schmidt, puis Yvan Erpeldinger et cette « ébullition artistique créée par Jeannine Gilles-Murique189 » ? Quelle a été celle portée par Liberto Perez au sein de l’Ecole Nationale d’Aviation Civile, par le biais du Centre Léonard de Vinci, à partir de 1969 ? Quelle force d’attraction a eu Toulouse dans les années 1970-1980, par rapport aux autres villes de la région ? Quelle était la situation dans ces autres villes ? Quelles dynamiques ont existé, comme celle des expositions de l’Abbaye de Beaulieu et leur influence sur le public profane de l’art contemporain ? Quelles relations se sont nouées autour du Parvis de Tarbes ? Quelle reconnaissance ce lieu a-t-il acquise et comment ?

Les femmes semblent plus présentes du côté des galeries, du côté « marchand190 » de l’art : quelle a été leur place dans le système des galeries ? Pour quelles raisons ont-elles pu s’insérer dans ce système ? À l’instar ou à l’inverse de Françoise Courtiade, quelle politique envers les créatrices ont-elles menée ? Les luttes occitanes ou contre le centralisme parisien qui émergent dans les années 1970 peuvent, par leur côté militant, questionner sur l’intégration des femmes en leur sein et dans les expositions qui en sont issues : quelle était la part accordée aux artistes féminines, comme Nadia Prèle, dans la Mostra del Larzac ? Quelles étaient les positions occitanes sur les luttes féministes ? Est-ce que ces luttes convergeaient ? Quelle est la place des revendications régionalistes chez les femmes ? Quel pourcentage d’exposantes dans les galeries dites « alternatives » ou associatives ? Quelle a été l’implication de Marcelle Dulaut dans la valorisation des artistes régionaux ? Quelle en a été l’incidence sur sa création191

?

De plus, si l’on regarde le parcours d’Yvette Monteil, et les catalogues d’expositions des artistes Méridionaux, les circuits « traditionnels » paraissent inclure plus de femmes. En 1987,

187 KLEIN Robert, « L’A. Musée international », Inter : art actuel, n° 62 (1995), p.79. 188 Ateliers Jean-Jaurès, Livre blanc… op. cit., p. 33.

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Rencontre du 25 février 2016 avec Marianne Miguet et Dany Nadal.

190 Rencontre du 15 février 2016 avec Coralie Machabert.

191 Anonyme, Festival-forum d'Occitanie : Marcelle ouvre le bal [en ligne], 24 juin 1998 [consulté le 25 avril

2016]. Disponible sur : http://www.ladepeche.fr/article/1998/06/24/161497-festival-forum-d-occitanie-marcelle- ouvre-le-bal.html

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dix-sept étaient présentes sur soixante-et-onze exposants192 : la valorisation de la production régionale traditionnelle est-elle un circuit de reconnaissance plus accessible pour les créatrices ? Quelles seraient les conséquences de cette possibilité ? L’exclusion des femmes du milieu des avant-gardes est-elle réellement due à leur marginalisation volontaire par le choix de l’art traditionnel193

? Ou cette décision n’est-elle en partie que la conséquence de leur exclusion ? La reconnaissance dépend-elle du choix esthétique opéré ? Les instances de légitimation ne sont pas toutes les mêmes localement, et elles ne se destinent pas aux mêmes objectifs. Si les Méridionaux assument de sélectionner et valoriser des œuvres, principalement figuratives qui prouvent la « maîtrise technique » de leurs auteurs, la reconnaissance acquise par ce salon ne dépasse pas les frontières régionales. Toulouse étant une ville plus petite que Paris, les artistes reconnus étaient apparemment « majoritairement amis », et il était « facile

pour des étudiants qui sortaient des Beaux-arts de trouver leur place dans le milieu artistique194 » : quelles étaient les relations d’amitié et les relations informelles entre les artistes ? En quoi celles-ci leur ont-elles permis d’être reconnus ? Étaient-elles seulement affinitaires ou se fondaient-elles aussi sur une orientation esthétique ? Comment rentrait-on dans ces groupes ? Cette situation est-elle spécifique à la région195 ? Pourquoi, si cette intégration au milieu artistique se fait sans réelles difficultés, les étudiantes en art sont-elles moins nombreuses à intégrer des groupes d’artistes ?

En effet, les hommes n’hésitent pas, dans les années 1970, à se réunir en collectifs. Ce choix n’est pas fait pour les artistes femmes qui sont aussi peu à intégrer des groupes mixtes : quelles sont les raisons de cet isolement ? La déqualification des artistes de province en est- elle une raison ? L’éloignement des artistes dans la région en est-il une autre ? Comment se constituent les réseaux après la fermeture du Bibent en 1975 ? Quelle place l’individualité, la rhétorique, la parole196 et la connaissance des enjeux esthétiques prennent-elles dans la reconnaissance artistique ? Pourquoi aucun collectif non mixte n’émerge avant les années 1990 ? Quelles sont les autres instances de légitimation ? L’une des instances de socialisation est aussi les Beaux-arts, premier lieu de la formation artistique. L’art contemporain étant marqué par la « « nécessité d’un savoir sur l’art indissociable d’un savoir de l’art197 », ce « savoir » était-il enseigné dans l’école des Beaux-arts de Toulouse ? Le manque de

192 Société des Artistes Méridionaux, 64ème salon des Méridionaux, op.cit.

193 MOULIN Raymonde, L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992, p.281-282. 194 Rencontre du 25 février 2016 avec Marianne Miguet et Dany Nadal.

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THOUZELIER Garance, Une ville enclavée, une ville désenclavée [en ligne], 10 mai 2007 [consulté le 25 avril 2016]. Disponible sur : http://www.espritsnomades.com/artsplastiques/toulouseenclaveegarance.html.

196 Mail de Pierre Manuel daté du 19 février 2016 : « « Là, selon la formule de 68, il fallait prendre la Parole.

Ou plutôt savoir la prendre. »

197

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professeures a dû aussi jouer dans le déficit de légitimité des étudiantes, à cause de l’absence de projection : quel a été l’impact des quelques enseignantes en art dans la formation des étudiantes artistes ? Ces enseignantes avaient-elles une conscience féministe ? Comment cette conscience, si elle a existé, s’exprimait-elle ?

Enfin, localement, l’histoire du théâtre, de l’audiovisuel et du cinéma peuvent venir compléter cette analyse, notamment grâce aux atouts198 de la région que sont la Cinémathèque de Toulouse, fondée dans les années 1960, les différents collectifs et les festivals de films de cette période. La venue à Toulouse en 1982 d’Armand Gatti, poète et dramaturge anarchiste né en 1924, qui a créé l'Atelier de Création Populaire, l’Archéoptéryx199, situé au 15 rue des Lois, serait aussi à prendre en compte.

Les collectifs non mixtes d’artistes femmes n’ayant apparemment pas existé localement, d’autres formes de cadres créatifs sont à étudier. Cette observation ne peut être représentative, à cause du faible nombre de créatrices interrogées, mais elle peut permettre d’entrevoir les prémices d’une problématique locale. Nous tenterons d’analyser des orientations générales et non des seules individus. De plus, notre thématique tourne autour des coopératives d’artistes, car la création au niveau national de collectifs non mixtes, et le fait que les hommes aient été nombreux à se regrouper pour créer en région dans les années 1970-1980, montre que le collectif d’artistes était une stratégie réellement employée à cette époque. Les femmes de Midi-Pyrénées interrogées dans cette étude, qui n’ont pas rejoint de groupes non mixtes, sont pourtant pour la plupart conscientes des discriminations qu’elles subissent, à l’extérieur comme à l’intérieur du milieu de l’art. Certaines choisissent des parcours individuels, centrés sur elles-mêmes et sur leur propre construction, de femme et d’artiste. D’autres font le choix, à l’instar des artistes hommes, de fonder ou de s’intégrer à des groupes mixtes, à majorité masculine, et prennent leur place en tant qu’individus à l’intérieur de ceux-ci. Parallèlement, les militantes créatrices internes au mouvement féministe ne revendiquent pas leurs créations à l’extérieur de ce cadre, et ne tentent pas de modifier concrètement la sphère artistique par les productions qu’elles proposent. Une frontière semble ainsi s’établir entre le monde de l’art et le milieu féministe, alimentée par un rejet des institutions mixtes par les militantes, et les difficultés des femmes artistes à critiquer leur éviction de la scène artistique.

198 PRIOT Franck, dans Les assises de la Culture, Midi-Pyrénées… op. cit., p. 279.

199 GATTI Armand, HOCQUARD Jean-Jacques, Archéopteryx : Journal de l’atelier de création populaire n°2,

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III - Les frontières ouvertes entre le féminisme et le monde de