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Entretien avec Brigitte Boucheron, 19 décembre 2014,

14h30, dans son appartement, durée : 1h30

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Cet interview a été mon premier, et m’a permis d’avoir une vision d’ensemble des évènements féministes de l’époque, des actrices présentes… Brigitte Boucheron est une militante historique du mouvement féministe et lesbien, arrivée à Toulouse dès le début des années 1970. Je lui avais envoyé en amont une trame d’interview afin qu’elle puisse commencer à réfléchir aux questions que j’allais poser. Suite à cette trame, elle m’a imprimé et remis au début de notre rencontre un corpus de documents visuels et de photographies de l’époque, le livre de La Gaffiche, Les femmes s’affichent : affiches du Mouvement de Libération des Femmes en France depuis 1970 (Paris, Syros, 1984), et a réuni l’intégralité des magazines La Lune Rousse. Elle se rapporte souvent, dans cette interview, à ces documents.

Bonjour, est-ce que tu peux tout d’abord te présenter et raconter brièvement ton parcours militant ?

J’ai soixante-sept ans, je suis d’origine paysanne par mes grands-parents des deux côtés, mes parents sont des petits commerçants, donc c’est vraiment l’ascenseur social de l’après-guerre, l’après deuxième guerre, qui a bien marché : paysannerie, petite-bourgeoisie, université. Quoi d’autre ? J’ai fait comme boulots… Assez peu d’ailleurs, car je suis une bonne soixante- huitarde donc le boulot c’était vraiment pas mon truc donc j’ai cherché ce qui pouvait me plaire en fonction de mes goûts. Comme mes goûts c’est les mots, la littérature, je me suis dit je vais faire correctrice dans l’édition. Parce que correctrice dans l’édition, enfin à l’époque je ne sais pas comment ça marche maintenant, tu vas chercher le boulot chez l’éditeur, tu rentres chez toi, tu travailles chez toi et tu rends le boulot, impec et après avec l’ordinateur encore mieux, c’était même plus la peine d’aller chercher le boulot, t’as un fichier qui t’arrives chez toi, enfin voilà, pas de contact avec le monde du travail, le moins possible. J’ai finis par en avoir quand même puisqu’on a fondé notre propre boite, on travaille chez Privat à Toulouse, l’édition Privat, et puis on a donc créé notre propre boite, on était au moins six correctrices,

261 Image : LENA BECKER Caroline, Brigitte Boucheron présentant les invitées de l'inauguration de

l'inauguration du 15ème printemps lesbien de Toulouse [en ligne], 31 mars 2012 [consulté le 10 février 2016].

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on est toutes parties d’un coup après avoir fait un peu la révolution dans la maison et puis on a créé une boite de fabrication de bouquins et puis après on s’est adaptées à l’ordinateur puisque quand on a créé ça l’ordinateur n’existait pas. Donc du coup voilà, on s’est formées sur le tas et on a fabriqué des bouquins, mais moi ma formation première c’est lectrice- correctrice dans l’édition, c’est-à-dire vraiment s’occuper du texte. Donc ça c’est grosso- modo me situer dans le social et dans le travail. Après j’ai commencé, alors je suis une vieille militante hein, donc je pense que j’ai commencé à avoir une sensibilité féministe dès la fac, mais encore embryonnaire, c’est-à-dire perdue, enfin immergée chez les gauchistes : bon, de gauche. J’aurais pu être de droite, mais non j’étais de gauche. Et je me suis socialisée politiquement avec des garçons qui étaient ce qu’on a appelé des crypto-situs, donc des gens qui ont à voir avec l’art, du moins les créateurs parce qu’à Poitiers, vu ce que c’était, ce n’était pas tellement le truc. Mais disons que c’était des gens qui avaient un esprit critique, qui n’étaient ni des maos, ni des trotskos, ce n’était pas un parti, enfin ce n’était pas quelque chose qui était ancré dans quelque chose qui pourrait devenir un parti. C’était plutôt des dilettantes on peut dire ces garçons. Évidemment d’un machisme absolu, bon à l’époque on ne disait pas ça, mais on sentait. Et puis là en même temps que dans cette mouvance situ, j’ai rencontré les premières lesbiennes, puisque moi j’ai commencé ma socialisation de jeune adulte plutôt isolée, qui va à la fac, qui a sa petite chambre et qui ne voit personne, enfin juste comme ça, mais manière. J’avais une vieille copine du secondaire, mais qui était très hétéro donc que je voyais quand même assez peu. Donc ma première socialisation féministe ça a été avec un couple de lesbiennes qui tenaient la mythique librairie de Pergame à Poitiers, et donc c’est là que j’ai commencé à m’éveiller au féminisme, mais de manière complètement… Comment dire… Pas consciente, pas théorisée, c’était juste du senti. C’est la foi du charbonnier qui est là et qui dit tout à coup « non ça ça va pas », mais qui ne sait pas le conceptualiser. Donc voilà, j’ai été une militante gauchiste en 68, en 70 je suis venue à Toulouse. Donc là j’ai été de nouveau une jeune adulte seule puisque je ne connaissais personne. J’ai quand même, je ne sais plus comment, pratiqué des avortements avec l’antenne du MLAC ici, c’est-à-dire que les premières rencontres que j’ai faites c’était des anars puisque dans la lignée situ, je suis allée à la Bourse du Travail, enfin je sais plus comment j’ai fait, mais j’ai rencontré des anars, dont un, Lucien, qui pratiquait des avortements. Mais à la sonde, à la vieille méthode, ce n’était pas des aiguilles à tricoter, c’était la sonde. Et donc je sais que j’ai assisté Lucien dans des avortements, je n’ai pas de souvenirs, et je ne sais pas comment j’ai rencontré après les féministes qui commençaient à faire des avortements et qui apprenaient la méthode dite « Karman », parce qu’en réalité le Karman a piqué l’idée à des

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femmes. Donc j’ai appris avec un médecin et d’autres filles, je me souviens vaguement d’une maison avec plusieurs pièces, et donc j’ai dû apprendre la méthode Karman par aspiration avec la grosse seringue et puis les petites canules tout ça. Et, j’ai été lâchée dans la nature et toute seule, chez moi, rue Fermat, dans mon petit pigeonnier, j’ai pratiqué un certain nombre d’avortements. Mais c’était je crois, avant mon arrivée dans le mouvement des femmes, et j’ai assisté aux premières réunions du MLF de Toulouse rue des Blanchers, or je sais que les premières réunions c’était rue Bayard, dans les locaux du Planning familial. Donc voilà, moi je pense que je date de 74 mon arrivée dans le mouvement, et passer de l’individualisme féministe, parce que je l’étais, je disais « moi je n’ai pas besoin du collectif, je fais ma petite

affaire toute seule », heureusement je suis revenue sur cette position et je suis allée aux

réunions du MLF. À partir de là, j’ai assisté à toutes les réunions, plus ou moins, à la naissance de l’idée de Maison des femmes, aux réunions qui allaient aboutir à la création de la Maison des femmes, j’en ai très peu de souvenirs malheureusement, ne te fais pas d’illusions si tu as des questions là-dessus parce que je me souviens de très peu de choses. Mais enfin bon, j’ai suivi depuis la rue des Blanchers jusqu’à la création de la Maison des femmes où là en revanche je me suis investie à donf : de gratter par terre pour que ça soit beau… Il faut dire aussi que j’aime bien aménager les maisons, donc je le faisais dans mon appart et je le faisais à la Maison des femmes. On arrive à la Maison des femmes, je suis donc une militante active et assidue de la Maison des femmes, y compris d’ailleurs dans le devoir de mémoire, c’est-à- dire que c’est moi qui me suis occupée le plus souvent des albums photo de la Maison des femmes. C’est moi qui fournissais l’album et qui m’occupais de le remplir, mettre les légendes, les photos, etc. Et puis on avait aussi chaque année, tu sais les commerçants ils achètent ça dans les papeteries : tu as l’année avec une page au jour le jour, des espèces de carnets noirs en général. On avait ça, est-ce que tu as déjà eu ce matériel ? C’est chez Irène. Là c’est pareil, y a pas que moi, mais y avait des permanences que je tenais avec une copine qui s’appelle Françoise Courtiade, qui était une des deux seules hétéros de la Maison des femmes – parce que tu sais que Toulouse à une spécificité là-dessus par rapport à d’autres lieux qui sont plus hégémoniquement hétéros, j’ai relu des trucs dans la Lune, dans la Maison des femmes les hétéros se plaignaient de l’hégémonie lesbienne, c’est rigolo à lire – et donc Françoise et moi faisions des permanences et on écrivait dans ce fameux carnet. Tout ça pour dire que je m’y suis investie et j’ai pensé à la mémoire. Et quand l’aventure Maison des femmes s’est terminée pour moi, parce que je l’ai quittée avant la fin pour des raisons de bouillonnement interpersonnel, et puis peut être que j’en avais marre aussi, je n’en sais rien. Donc là on est en 81, puisque la Maison des femmes a fermé en 82. Enfin la Maison des

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femmes rue des Couteliers parce qu’après il y a eu une excroissance du côté de la place Saint- Aubin, où les filles avaient loué un local, je suis d’ailleurs allé à quelques réunions. Et puis arrive la gauche, Mitterrand, donc le plongeon. On se retrouve, je ne sais pas si tu as déjà entendu ce constat, que les militants, quel que soit leur terrain de militantisme, là en l’occurrence le féminisme, mais je pense que ça a joué pour d’autres militants sur d’autres terrains, qui se sont retrouvés un peu en déshérence avec l’arrivée de la gauche. Parce qu’évidemment, quand tu es contre ça fait un moteur, quand tu n’es pas contre il faut trouver comment continuer. Et donc, les années 1980, à partir de 1981-1982 jusqu’à la fin de la décennie 80, on a été un peu à naviguer, mais à maturer en même temps. On avait toujours envie de faire des choses collectives. Et arrive donc fin 80, avec cette maturation de la décennie 80, mon entrée dans la création de Bagdam Café. Et après, Bagdam Café a duré dix ans, le café, avec une base tout à fait féministe et écrite dès le début. Le tout petit texte qui a été rédigé, c’est moi qui l’ai écrit donc je m’en souviens très bien, c’était « actrices et héritières des féministes » ou un truc comme ça. On se posait en même temps en considérant, que la vague du féminisme commençait à retomber, mais qu’on reprenait d’une certaine manière le flambeau. Donc Bagdam Café, et puis quand Bagdam Café a fermé, Bagdam Espace Lesbien. Et nous en sommes là, on arrive à Bagdam avec les Printemps lesbiens tous les ans, avant y a eu des colloques à partir de 2000, là l’École des lesbiennes, y a eu pas mal de choses. J’aimais bien aller à l’École des lesbiennes, ça c’était génial, y avait, même s’il n’y en avait pas assez, y avait vraiment une énergie entre les générations. Ce qui n’est plus le cas du tout du tout actuellement, dans la mesure où maintenant il n’y a pas, non seulement, de mélange de générations, mais c’est qu’on regarde, moi en tout cas et je ne suis pas la seule, la jeune génération particulièrement étudiante se mobiliser pour que les fumiers qui achètent les femmes continuent à pouvoir les acheter, ce sont des bases sur lesquelles on ne peut pas s’entendre.

Pour revenir aux années 1970, et à la Maison des femmes : à la base, qu’est-ce qui en avait motivé la création ? Est-ce que c’était basé sur un modèle qui existait déjà ailleurs ? Et quel était l’intérêt principal de cette Maison des femmes ?

Alors pour ce qui est de la motivation et s’il y avait des modèles, c’était un mouvement mondial en fait. Donc c’était un mouvement, si on reste en France, qui était irrésistible, c’est- à-dire qu’il y a toute une génération, une partie parce que bien évidemment il n’y avait pas tous le monde, mais ça a quand même été suffisamment numériquement fort pour que ça ait fait, enfin c’est une des plus grandes révolutions du XXe

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c’était irrésistible. La motivation c’est que toute une génération était déjà prête, à partir de 1968, à envoyer péter le vieux monde. Ce n’était absolument pas une question de droits, contrairement à maintenant du côté des homos qui sont là à vouloir le droit de se marier, les enfants, etc. C’était irrésistible, c’était vraiment un phénomène que là, je ne sais pas pourquoi à eu lieu 1968, en tout cas il a eu lieu et je suis une fille de 1968, et à partir du moment où les femmes ont voulu envoyer péter les maîtres, les seigneurs, les donneurs de leçon et compagnie, le mouvement des femmes est né. Et à partir du moment où on se retrouve comme un groupe, comme une classe sociale qui prend conscience d’elle-même, on a besoin de lieux. On ne va pas rester atomisées chez les unes chez les autres, à l’arrière-boutique d’un café. On imagine que pour pouvoir continuer à travailler sur ce qu’on est en train de découvrir, il faut un lieu pérenne, un toit, une porte, des salles de réunions et puis plus que ça. Parce qu’en effet, un groupe social a besoin d’un lieu pour penser, créer et inventer ensemble, mais en même temps, ce qui à Toulouse était très fort, mais il n’y a pas qu’à Toulouse, c’était le fait qu’on aimait être ensemble, c’était pour nous bouleversant de se retrouver rien qu’avec des femmes et être bien avec des femmes. C’est pour ça que la dimension lesbienne a été très forte dans la deuxième vague. La première vague c’était les bourgeoises qui voulaient qu’on les respecte dans leur maternité, c’était très BCBG, les lesbiennes qui devaient exister se la fermotaient, elles devaient travailler féministement, mais voilà. Alors que grâce à 68, grâce à cette chape de plomb qui a sauté sur tous les aspects de la vie, les lesbiennes s’y sont engouffrées, mais évidemment pas consciemment et j’en suis un vivant exemple : Moi je jubilais en 68, j’ai vécu 68, les manifs, les machins, c’était génial. Et quand le féminisme est arrivé j’y suis allé, et évidemment, après, on se découvre groupe humain opprimé et combattant – les femmes –et y a dessous les lesbiennes qui sont extrêmement motrices dans la deuxième vague, qui au bout d’assez peu de temps, c’était inenvisageable de se laisser taire sur nos propres problématiques. Donc du coup le mouvement lesbien est né. Mais, en tout cas pas à Toulouse, chaque ville a son histoire, sans envoyer péter le féminisme, au contraire. C’est-à-dire c’était une deuxième corde à l’arc. Donc y avait la corde féministe et la corde lesbienne féministe, qui va au fond des choses et qui peut peut-être s’attaquer aux racines plus fortement que quand on vit avec l’ennemi. Ça, c’était ce qui se disait à l’époque. Tout ça pour dire que la motivation elle est historique, elle est planétaire. On est emportées par quelque chose d’une certaine manière, pas qui nous dépasse, mais on sait qu’on est en train de faire l’histoire. C’est quelque chose de plus large que nous quoi. Il n’y a pas de modèle puisque la Maison des femmes de Toulouse est la seconde en France, avant Paris. La première c’est Lyon, où là les lesbiennes n’ont pas été hégémoniques, mais étaient un petit état dans l’état si

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j’ai bien compris. À Toulouse les hétéros ont fini par partir et la Maison des femmes est restée aux mains des homos. Ce n’est pas qu’on a chassé les hétéros, mais c’est parce qu’elles ne se sont pas senties… Je ne sais pas, mais il n' a pas eu, autant que je me souvienne, de grande réunion pour dire « vous les hétéros vous vous en allez » surtout pas, jamais de la vie. Mais je pense qu’on devait être tellement naturellement… Enfin je ne sais pas trop là il faudrait que tu trouves quelqu’un qui puisse t’en parler beaucoup plus. Bref, on est la deuxième Maison des femmes en France, en création puisqu’en 76. Je crois que c’est 75 Lyon et 79 Paris. Donc le modèle, il n’y a pas de modèle, c’est une envie d’être ensemble, une envie d’inventer ensemble de créer ensemble et de vivre ensemble. C’est-à-dire que ce qui s’est passé c’est qu’on a vraiment vécu ensemble. Là tu vas voir (en me montrant le document qu’elle m’a

donné), on allait à la mer ensemble, on allait à la montagne, les balades, on faisait des bouffes

à la Maison des femmes, on n’arrêtait pas de faire des bouffes et des bonnes bouffes en plus. Donc on vivait vraiment ensemble : c’était un entre-femmes créatif, fécond, bouleversant, enfin je souhaite à tout le monde de vivre cette époque.

Et au niveau des activités ? Est-ce qu’il y avait des groupes de réflexion ? Des thèmes de débats ? Des activités culturelles ?

Des groupes de réflexion ça bien sûr : discussions, préparations de manifs, des rencontres. On a accueilli des filles et nous à partir de la Maison on est allées par exemple à la création de la Maison des femmes de Marseille, qui a été créée elle en 81. Tu l’as là (document). Donc les repas ensemble ça je te l’ai dit, les réveillons, les fêtes aussi, on faisait tout dans cette baraque. Donc y avait des groupes de réflexion réguliers. Il y a eu un groupe du lundi, y avait des ateliers de Workshop, genre groupe de photo, qui faisait de la photo ensemble avec des sorties photo. Donc là y a eu une exposition à la Maison des femmes, au moins une. Et puis y avait une bibliothèque, y avait une cafeteria bien évidemment, y avait de quoi boire des pots, groupe d’Information et Vidéo, le groupe Journal, enfin en règle générale c’était à peu près tout le monde qui y participait, et surtout le Ciné-Club. Le Ciné-Club qui a duré après la fermeture de la Maison des femmes et qui a été créé en 77. Donc voilà y avait pas mal d’activités dans cette Maison oui.

Au niveau du groupe Vidéo, c’était quoi le but de ce groupe ?

Ben je ne m’en souviens pas. Je sais qu’il y a une affiche, tu verras on a fait une affiche pour les cinés. Alors pour les films faits par des femmes, pour les films faits par des hommes et regardés par des femmes puisque le Ciné-Club était non-mixte, et puis y a eu aussi une affiche vidéo puisqu’elle existe, mais alors là, je ne sais absolument pas pour ce groupe vidéo. Peut-

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être que c’est Marie-Thérèse Martinelli qui pourrait plus en parler, parce que moi je ne m’en suis pas du tout occupé de ça.

Et pour les expositions photographiques, c’est possible de les retrouver ?

Ben j’en connais au moins une qui en a fait partie et y a une de ses photos là : Marie-Claude