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Un discours ultra-révolutionnaire

Conclusion partielle

Paragraphe 1 Un discours ultra-révolutionnaire

« Toute révolution dissout l’ancienne société ; en ce sens elle est sociale. Toute révolution dissout l’ancien pouvoir ; en ce sens elle est politique.357 »

« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou encore, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient développées jusqu’alors. De formes de développement qu’avaient prises les forces productives, ces rapports deviennent des entraves à ce développement. S’ouvre alors une période de révolutions sociales.358 »

Avec ces deux citations de Karl Marx, il est plus facile de prendre conscience de la difficulté à caractériser précisément ce qu’il faut entendre par « révolution » au sens du maître allemand. Lafargue envisage la révolution avec l’entendement d’un Français. La révolution reste pour lui un acte violent, fait d’un mélange de sang et d’atrocités. Cette vision est proche de celle définie par Babeuf (reprise par Blanqui) ou de l’anarchisme de Bakounine.

Le terme de Révolution reprend chez Lafargue la définition classique du communisme révolutionnaire français : celle d’une stratégie politique dans lequel s’identifient les communistes, et qui met l’accent sur la première phase de réalisation de leurs projets, (la mise à bas de la classe capitaliste et des institutions politiques générales). La construction politique devient secondaire, la focalisation se faisant essentiellement sur la prise de pouvoir.

Lafargue est fortement marqué par un côté « anarchiste ». Par le passé, il fut en relation de nombreuses fois avec Blanqui (congrès étudiant de Liège, vie à Paris avant la Commune…).

Ces conceptions politiques s’en trouvent fortement influencées. Durant son apprentissage des théories du socialisme scientifique, pendant « la période anglaise359 », Marx a souvent succombé à de nombreuses crises de rage en tentant de combattre les conceptions énoncées

357 Marx/Engels, Oeuvres complètes, Vol. 1, p. 409, cité dans Le dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 1006.

358 Marx/Engels, Œuvres complètes, Vol. 13, p. 9, cité Le dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p.

1006.

359 Voir Biographie, Introduction.

par son gendre. Lafargue avait besoin de temps pour saisir toute la profondeur de cette philosophie, quasi-génétiquement en opposition avec son être. Marx et Engels ne se faisaient pas de grandes illusions sur le travail fourni jusqu’alors pour changer les vieux réflexes franco-Français de leur ami…

Nous allons ici évoquer des exemples concrets de l’usage que fait Lafargue du terme

« révolution ». En étudiant ses divers écrits, nous verrons ce qu’il conceptualise comme l’achèvement de l’action communiste. Ce point est d’ailleurs important. Dans la période allant de la fin de la Commune jusqu’aux années 1890, la révolution constitue pour lui une finalité, et non un commencement. Pour Marx, la phase révolutionnaire représente une phase nécessaire, mais constitue un préliminaire. Par cet événement, la nouvelle société peut être mise en place. Chez Lafargue, cette vision n’apparaît jamais clairement. Le chercheur ne peut reconstituer une ligne idéologique stable sur ce point, puisque des écrits allant dans un sens, ou dans l’autre, se côtoient sur de mêmes périodes.

Nous aborderons dans un premier temps, les écrits allant dans un sens plutôt anarchisant (A-). Nous utilisons ici le terme « plutôt anarchisant », car nous voulons insister sur le fait que cette tendance n’est pas clairement définie chez Lafargue. Sa vision n’est pas « orthodoxe » d’un point de vue marxiste, ni d’un point de vue anarchiste. Disons qu’il se situe au milieu de ces deux tendances, balançant allégrement de l’une à l’autre, selon les textes. Nous verrons d’ailleurs que Marx considère son gendre comme le dernier disciple de Bakounine360. Selon Marx, le révolutionnaire russe tente dans ses théories de prendre un peu de toutes les tendances, en se fondant toujours sur la nécessité d’une action armée. Ceci nous amènera à prendre en compte les reproches faits à Lafargue par Marx et Engels (B-). Reproches qui semblent porteurs de résultats, puisque peu à peu, Lafargue va évoluer vers une conception de la révolution moins restrictive.

A- Lafargue, marxiste ou anarchiste ?

Dans un article intitulé La Révolution sociale (non daté - archives361), Lafargue s’essaiera à une analyse de ce que l’on peut considérer comme une conception plus blanquiste ou anarchiste que marxiste.

Il évoque certes ces « citoyens qui conseillent de saisir toutes les occasions pour escarmoucher avec la police et la troupe » et qui considèrent qu’il s’agit d’une préparation au jour révolutionnaire. Lafargue voit en eux des activistes « vieux jeu » ignorant « l’histoire moderne ». Il précise que les données des années 1830 sont bien dépassées : il n’existe plus de ruelles dans lesquelles il est facile de dresser une barricade, et il n’est plus possible de posséder les mêmes fusils que la troupe en prenant possession d’un magasin d’armes…

Cette condamnation de l’impatience révolutionnaire se prolonge par la référence aux vrais révolutionnaires, ceux de 1848 ou de 1871 qui s’étaient formés par la propagande républicaine et socialiste et non par une « gymnastique révolutionnaire » et de considérer que

360 Mikhaïl Bakounine (1814-1876), révolutionnaire russe, trouvant quelques terrains de rencontre avec Marx dans un premier temps. Avec le début de l’Internationale, les deux hommes n’auront de cesse de se déchirer. Bakounine défend un point de vue anarchiste, qui résulte d’une interprétation des théories de Proudhon.

Mais il mélange aussi certain point de vue marxiste. Il est avant tout le défenseur d’une ligne de conduite anti-autoritaire, ce qui le met en opposition avec Marx. Il défend l’action armée et les « coups de mains », ce qui le rapproche un peu des visions Blanquistes.

361 CARAN, fonds Dommanget, carton 14as349, Pièce n. 2.

les combattants étaient de ce fait plus nombreux et plus héroïques. En outre, Lafargue précise que les différents changements du personnel politique de 1830, 1848, 1871, ne constituaient pas pour lui de réelles révolutions, car ne touchant pas aux privilèges politiques et aux droits d’exploitation du travail.

Lafargue estime alors que : « 1789, voilà une révolution ; elle expropria politiquement et économiquement la Noblesse et donna la dictature sociale à la Bourgeoisie », pour préciser ensuite que la future Révolution sociale du XXème siècle, sera une sorte de 1789 ouvrier : « qui arrachera la direction politique et économique des mains des capitalistes pour la confier aux salariés et transformera la propriété individuelle des moyens de production et d’échange en propriété sociale ou commune. » Précision est enfin faite que c’est l’action des capitalistes qui engendrera la révolution par la dépersonnalisation croissante du capital. L’ambiguïté est évidente. A la nostalgie du coup de force se mêle l’ambition d’une transformation de la structuration sociale qui ne semble néanmoins qu’un quasi corollaire de l’action violente prioritaire. L’ensemble est assurément peu construit, mécanique et quasiment dépourvue d’une analyse lucide des rapports de force et des conditions de mutation structurelle et sociale.

Dans un autre article, qu’il consacre à la symbolique du 14 juillet, paru vraisemblablement en juillet 1901362, Lafargue fait un retour sur la commémoration de la prise de la Bastille. La partie la plus intéressante se trouve à la fin de l’article. Il apparaît ici, nettement plus vindicatif :

« Le 14 juillet reste tout de même une date essentielle : elle montre au prolétariat comment une classe qui veut s’affranchir doit agir. »

Quelques lignes plus loin, il encourage à suivre l’exemple des ouvriers ayant pris la Bastille :

« […] nous avons à emporter les bastilles capitalistes, à nous emparer des usines, des fabriques et des magasins où s’entassent les produits volés aux travailleurs ; nous aussi nous avons à planter l’écriteau : abolition de la classe capitaliste. »

Dans l’esprit de Lafargue, le recours à l’imagerie d’Epinal de 1789, semble représenter une tradition de massacre et d’anéantissement physique de la classe régnante.

Dans Le socialisme à la conquête des pouvoirs publics 363 , la référence à une action armée violente est aussi esquissée à mots couverts : « […] c’est ainsi que, destiné à supprimer la guerre, il sera cependant obligé d’employer les canons et les fusils pour accomplir la révolution sociale ».

Le recueil que Jacques Girault consacre aux textes de Lafargue364, donne quelques brillants exemples.

A ce titre, nous citerons le passage suivant :

« Dans toutes les nations à civilisation capitaliste, deux classes sont en présence : la classe qui détient le moyen de production (terres, fabriques, mines, canaux, machines, capital monétaire, etc.) et la classe dépouillée de toute propriété et qui travaille. La guerre est déclarée entre ces deux classes : guerre à mort. La classe prolétarienne doit abolir la classe capitaliste, afin d’établir l’ordre et l’harmonie sociale ».

Lafargue (avec une certaine forme de messianisme : cf. infra p. 139) voit dans la survenance d’une guerre (entre nations capitalistes), le moyen d’instaurer la révolution. En

362 Ibid.

363 Op. cit., p. 15.

364 Jacques Girault, Paul Lafargue, Textes choisis, Classiques du people, Paris, 1970, 270 pages, p. 253.

effet, il estime que les armées sont constituées de prolétaires « déguisés en soldats », possédant les armes...

Un certain parallèle avec le déclenchement de la Commune de 1871 semble bien établi dans son esprit, comme le montre cet extrait365 :

« La famine succèderait à la boucherie. En effet, une guerre européenne enrôlerait sous les drapeaux tous les hommes valides : les ateliers se videraient, les moissons dans les campagnes pourriraient sur pied et la terre non labourée et non ensemencée ne porterait pas de récoltes.

Quand la guerre, victorieuse ou malheureuse, serait terminée, la population des deux pays ennemis serait ruinée et sans pain : les ouvriers auraient les armes à la main. « qui a des fusils a du pain ! » disait Blanqui. Une guerre européenne déchaînerait la révolution sociale dans le monde capitaliste. »

De même, le dénouement de son ouvrage, Un appétit vendu 366 , résume le risque encouru par la classe capitaliste. Ayant recours à une métaphore, Lafargue exprime ce qui, selon lui, poussera le prolétariat à se soulever (en l’occurrence de façon violente) :

« J’ai travaillé, j’ai peiné pour que l’autre prît des jouissances ; j’ai tout supporté ; quand à bout de forces, j’ai pleuré, j’ai supplié, on m’a battu. La mort est à brève échéance… alors du courage ; je n’ai rien à perdre. »

Son héros, une fois ces paroles prononcées, s’empare d’une arme et va tirer sur son patron…

Nous allons maintenant voir comment Marx et Engels réagissent, face à l’attitude de leur représentant Français.

B- Les remontrances des maîtres.

Gabriel Deville, brillant traducteur des ouvrages de Marx, ami de Lafargue durant toute sa vie, s’éloigne peu à peu de la direction du P.O.F.. Leslie Derfler, résume parfaitement la situation dans son ouvrage biographique consacré à Lafargue367 (traduit par nos soins) :

« Il s’éloigna progressivement de ses collègues marxistes. Étant devenu plus modéré dans ses conceptions politiques, il était de plus en plus déçu par la tactique guesdiste, et plus particulièrement par le recours perpétuel au cataclysme révolutionnaire comme solution à tous les mots de la société […] »

Deville, sur le ton de la moquerie, a d’ailleurs dit un jour à Lafargue368 que s’il n’avait pas rencontré Marx, il serait sans aucun doute devenu un brillant anarchiste…

Le recours à la révolution comme solution à tous les problèmes est un leitmotiv dans ses ouvrages antérieurs à 1890. Un autre aspect, encore plus dérangeant au regard de l’idéologie qu’il est censé porter, se trouve dans l’aspect « violent » de cette phase.

Le professeur Derfler rapporte dans sa biographie369 plusieurs reproches de Engels à ce propos (traduit par nos soins) :

365 Paul Lafargue, Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, p. 42.

366 Op. cit., p.

367 Leslie Derfler, Paul Lafargue and the flowering of the french socialism (1882-1911, tome 2), Harvard university press, Cambridge, 369 pages, 1998, p. 79. “ He was slowly separating himself from his Marxist colleagues. Having become more moderate in his politics, he had grown disillusioned with Guedist tactics, especially the continual harping on cataclysmic revolution has the solution to society’s ills […].”

368 Lettre de Deville à Lafargue, CARAN, fonds Dommanget, carton 14as283.

« Engels déplorait tout spécialement l’impatience des socialistes Français et leur tendance à user du terme « révolution » avec excès. Dans une lettre à Laura du 14 décembre (1882), Marx regrettait pareillement la phraséologie « ultra-révolutionnaire » de son mari, ainsi que les conceptions doctrinales imparfaites et superficielles des socialistes Français. Engels, en accord avec Marx, stigmatisait l’attitude de Lafargue et Guesde, autour d’une interrogation.

N’avaient-ils pas peur que rien d’important ne se passât de leur vivant ? ».

Quelques pages plus loin, le professeur Leslie Derfler cite une autre lettre370 de Marx à Engels (traduit par nos soins) :

« Lafargue était tout spécialement critiqué pour « sa vantardise enfantine concernant les horreurs révolutionnaires du futur. » Il porte en lui « les stigmates de son héritage génétique africain » fulminait Marx. Son beau-fils n’a « pas le sens de la honte, je veux dire par là, aucune modestie quand il se rend à ce point ridicule… Il est temps que Lafargue en finisse avec ses vantardises enfantines à propos de ses futures atrocités révolutionnaires… Ils se prennent parfois pour des oracles ; ce qu’ils croient être le fruit de leur propre inspiration, n’est à l’inverse, le plus souvent, qu’une réminiscence de conseils de Bakounine. Lafargue est en fait le dernier étudiant de Bakounine, croyant en lui sérieusement ».

Dans cette même page, Leslie Derfler nous rapporte cette autre phrase de Marx (Correspondance Marx/Engels, 11/11/1882), en Français dans le texte :

« Longuet, dernier proudhoniste, et Lafargue, dernier bakouniste ! Que le diable les emporte ! »

Les exemples corroborant les avis de Marx sont nombreux dans les articles de presse de Lafargue, durant la période allant de 1879 à 1882. L’intervention de Marx et Engels semble importante dans le retour sur « le droit chemin » amorcé par Lafargue dans les années suivant cette période. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, et comme nous avons pu le constater, cette tendance n’est pas totalement claire dans l’esprit de Lafargue. Les exemples que nous avons donnés, prouvent la présence de valeurs révolutionnaires anarchisantes dans des écrits postérieurs à 1882. Pourquoi cette date de référence de 1882 ?

La date de 1882 est marquante car elle représente un tournant dans la signification politique de la révolution. Jusqu’alors, Lafargue a interdit toute participation des socialistes à des élections. Les socialistes sont révolutionnaires, ils doivent « abattre » la société capitaliste par des moyens radicaux. De ce fait, les élections sont considérées comme un processus bourgeois, ne pouvant permettre une transformation sociale.

369Leslie Derfler, Paul Lafargue and the Founding of French Marxism, op. cit., p. 198, “Engels especially deplored the “impatience” of French socialists and their tendency to use the term “revolution” to excess. In a letter to Laura December 14, Marx similarly regretted her husband’s “ultra revolutionary phraseology” and the French socialists’ imperfect and superficial grasp of doctrine. Engels agreed and wondered, with regard to Guesde, whether his “obsession” with revolution issued from a belief that “he will not live long and so wants desperately to see something important happen.”

370 Marx à Engels du 3/08/1882, cité par Derfler, Tome 1, op. cit., p. 207 « Lafargue was especially criticized for his « infantile boasting about the revolutionary horrors of the future. » He carried « the stigma of his Negor heritage, » Marx fulminated. His son-in-law had “no sense of shame, I mean thereby, no modesty about making himself ridiculous… It is time Lafargue end his childish boasting about his future revolutionary atrocities… Thus it goes with oracles sometimes ; what they believe to be their own inspiration is, on the contrary, very often a reminiscence from advice by Bakunin. Lafargue is, in fact, the last student of Bakunin, believing in him earnestly.”

Nous allons voir comment il évolue de cette conception extrême, vers une vision plus modérée…