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Analyse des principes développés

Conclusion partielle

Paragraphe 1 - Le programme agricole du parti ouvrier Français 400

B- Analyse des principes développés

Pour plus de clarté nous classerons les différents principes rencontrés en sous-rubriques.

1) Un souffle proudhonien.

Lafargue a été fortement marqué par les conceptions politiques du penseur de Besançon.

On se souvient des fréquents commentaires de Marx à Engels, peu sympathiques à l’égard des idées proudhoniennes de son gendre.

En s’intéressant à l’agriculture Française, il était difficile de ne pas s’échouer sur l’écueil des travaux du « père de l’anarchisme. » Les principes d’organisation mutuelliste, de coopérative… ne sont pas nés sous la plume de Lafargue. Certes, ce dernier recourt aux périphrases telles que : « création d’associations de travailleurs agricoles pour l’achat […] » ou bien encore : « Caisse de retraite agricole…» pour éviter l’ire marxiste par la référence directe aux coopératives.

Mais toutes ces idées sont présentes chez Proudhon, la différence se situant au niveau du rôle joué par l’État. Chez l’auteur de la Philosophie de la misère, l’intervention de l’État est exclue. Chez Lafargue, elle occupe une place centrale. L’interventionnisme étatique devient le moteur entraînant le fonctionnement de l’appareil productif.

2) Quelle place pour la révolution sociale ?

Dans ce programme, Lafargue ne fait aucune mention de la fin inéluctable de la société capitaliste, ni d’allusions à la future révolution sociale, assurant le passage à la société communiste. Cet oubli ne peut être que volontaire, puisque nous avons pu constater405 précédemment la propension de Lafargue à tout réduire à la révolution. La question de savoir s’il cherche à donner un côté fréquentable aux théories communistes devient alors légitime. Si cette attitude ne constitue pas une forme de « clientélisme politique », que constitue-t-elle ?

Les combattants de la propriété privée, les « partageux406 », doivent faire bonne figure face à un électorat des plus méfiants… L’illustration de cette tendance se retrouve parfaitement dans ce texte fédérateur. Il faut parvenir à se concilier les votes paysans, en les rassemblant contre l’ennemi commun, le Capital. Certes, l’ennemi est facilement identifié (les gros propriétaires), mais quelle est la finalité de ce programme si l’ordre établi n’est pas bouleversé, ce programme semblant d’avantage destiné à l’amélioration du sort des paysans

Comment la classe paysanne deviendra t’elle révolutionnaire, si son état perdure, en vivotant tant bien que mal comme elle le fait depuis des siècles ? Lafargue semble miser sur la

405 Cf. infra p. 128 – La révolution possible.

406 Surnom donner aux communistes par les paysans, durant la Commune de Paris.

« trustification » du monde paysan, en espérant enchaîner les futurs exclus à la lutte des classes.

Certaines mesures mettent un point en évidence : salaire minimum pour les employés agricoles, attribution de terrains par l’Etat pour les « louer » aux non-propriétaires… Cette

« partie » du programme répond à une logique de conciliation d’une classe, dont les difficultés sont proches de celles des ouvriers : des salariés exploités effectuant des travaux exténuants…

Mais ce programme nous semble être des plus critiquables lorsque Lafargue cherche, on va le voir, à hiérarchiser le monde paysan.

3) Hiérarchisation du monde paysan.

Dans sa « recomposition » personnelle du monde paysan, Lafargue distingue trois cas de figures.

Le premier rassemble les ouvriers agricoles non-propriétaires de leur terrain, et de fait, dépendants d’un employeur.

Le deuxième, distingue les petits propriétaires travaillant leurs terres, écrasés de plus en plus par les prix des transports, des graines, des machines… : ils deviennent les victimes du processus de centralisation économique de la société capitaliste.

Le troisième met en scène les « gros » propriétaires, grands capitalistes, possédant des domaines considérables qui génèrent des profits colossaux, et induisent l’emploi d’une armée de salariés au sort précaire.407

La première catégorie est directement victime de la dernière, et la seconde indirectement.

Les grands propriétaires possèdent souvent les moyens de transport, les usines de fabrication de machines agricoles… Ils sont aussi représentés au gouvernement. Les deux premières catégories ne disposent d’aucune protection juridique contre les ravages des « requins de la finance ».

Comme nous l’avons indiqué précédemment, Lafargue et le P.O.F. se placent en défenseurs de la classe salariale exploitée, entendue au sens large. Mais qu’ils deviennent les protecteurs de la classe des petits propriétaires, cela peut paraître bien contradictoire avec les canons du marxisme.

On se référera ici utilement à Engels408 :

« Les programmes socialistes en agriculture sont à proscrire en raison de leur opportunisme puisqu’ils visent à satisfaire les fermiers pour gagner leur vote. D’un point de vue idéologique, de tels programmes sont dangereux, car en cherchant à porter secours aux paysans, non pas en tant que futurs prolétaires mais comme propriétaires du jour, ils violent fondamentalement les principes socialistes. »

407 Lafargue, dans son étude sur Les trusts américains, s’était penché sur la vie des journaliers américains ; Steinbeck dressa des années plus tard un tableau réaliste de cette frange de la population avec Des souris et des hommes, et Les raisins de la colère,.

408 cité par Leslie Derfler, Paul Lafargue and the Flowering of French Socialism, op. cit., p. 130, traduction en Français par nos soins.

La distinction entre les « petits et les gros » propriétaires semble de pure forme. Qu’elle est la barrière séparant ces deux classes ? Lafargue semble tenter d’esquisser une distinction entre ceux qui emploient des ouvriers et ceux qui travaillent leurs terres.

Mais pourquoi un « petit » n’aurait il pas la possibilité d’employer du personnel lors d’une période donnée, nécessitant beaucoup de main-d’œuvre ? Cette distinction n’existe pas au sein du commerce et de l’industrie. Par extension de cette logique, les « petits bourgeois » propriétaires de leurs boutiques, deviennent-ils fréquentables ? De même que les « petits » industriels ? Il est nécessaire de constater qu’une structure n’a pas forcément besoin d’avoir de l’ampleur pour que les salariés soient exploités.

La condamnation par Engels de ces positions trop opportunistes et politiques ne pouvait guère faire de doute, ce que confirme le professeur Derfler409 (traduit par nos soins) : « Engels rejetait la distinction de Lafargue entre les petits propriétaires et les parasites de la grande propriété. Il mettait en garde sur le risque de sacrifier l’avenir socialiste au profit de succès éphémères. »

Les enjeux idéologiques sont importants :

- garder une crédibilité au sein du monde ouvrier ;

- ne pas permettre les attaques des autres tendances de la gauche ; - ne pas dénaturer totalement l’idéologie définie par Marx.

Dans une lettre à Sorge410, Engels résume clairement son opinion concernant les programmes en agriculture:

« Sur le continent, avec les succès croît le désir de plus de succès encore et la chasse aux paysans devient littéralement une mode. D'abord, les Français déclarent à Nantes (au Congrès du P.O.F.. du 14 et 16/09/1894), par la voix de Lafargue, non seulement (ce que je lui ai écrit), que nous n'avons pas mission d'accélérer la ruine des petits paysans, dont le capitalisme se charge pour nous, mais aussi que l'on doit protéger directement le petit paysan contre le fisc, l'usure, le grand capitalisme foncier. Mais à ceci nous ne consentirons pas ; parce que c'est 1° absurde et 2° impossible. »

En cherchant à concilier idéologie marxiste et monde paysan, Lafargue semble dès lors méconnaître un antagonisme jugé irréductible par les pères du marxisme.

4) Souci de préservation du monde paysan.

Un programme socialiste en matière agricole aurait pu être envisageable, même s’il en résultait d’énormes risques. Mais, créer une séparation entre les petits et les gros propriétaires est idéologiquement indéfendable. Cette différenciation induit un autre paramètre. Si des mesures, telles qu’elles sont définies dans ce programme, se voient appliquées, la propriété privée sera prorogée à long terme. En prônant des mesures visant à aider la survivance des petites exploitations, Lafargue allait à l’encontre du déterminisme économique capitaliste.

Marx a âprement combattu les théories de Proudhon411 (et de bien d’autres penseurs socialistes412), car il considérait qu’elles allaient contre le « sens » de l’histoire. La logique capitaliste veut que les petits exploitants (de toute sorte) disparaissent jour après jour, au

409 Ibid., p. 132.

410 Correspondance publiée par Sorge, lettre de Engels à Sorge, du 10/11/1894, n° 214, p. 324 - Tome. 2.

411 Cf. par exemple à Misère de la philosophie, qui constituait une réponse à La philosophie de la misère de Proudhon.

412 C’était le sens de Socialisme scientifique, socialisme utopique de Engels, d’ailleurs traduit en Français par Lafargue…

profit d’un mode d’appropriation de plus en plus monopolistique. Lorsque la société atteindra ce point de non-retour, où quasiment tous les individus seront dépossédés de leurs biens personnels, la révolution deviendra alors possible.

En voulant soutenir la petite propriété, Lafargue ne peut alors que ralentir le processus…

Cette prise de position est des plus étonnantes.

Ce manque de cohérence intellectuelle apparaît donc fort peu servir l’ambition qu’il s’était assignée, ce programme trouvant sa place dans une logique de clientélisme politique. Logique qui n’aurait jamais dû être celle d’un parti communiste. Répondre aux sirènes de la gloire politique était aux antipodes des valeurs prônées par un Marx ou un Engels, puisque à leurs yeux, les élections n’étaient là que pour illustrer leur progression dans l’opinion publique.

Dans ce paragraphe, nous avons donc tenter de montrer en quoi Le programme agricole du parti ouvrier Français, présentait bel et bien toutes les caractéristiques d’un programme opportuniste. Dans ce cas précis, le clientélisme politique est évident au regard des rigueurs marxistes.

Nous allons maintenant nous efforcer de voir si les mêmes conclusions sont applicables à la population des « intellectuels ».