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Le thème du machinisme

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 2 – La transformation du salarié en bête de somme

D- Le thème du machinisme

Lafargue aborde dans quasiment tous ses ouvrages le thème du machinisme. Nous pouvons supposer, qu’il s’est trouvé sensibilisé à cette notion par la lecture du Manifeste du Parti Communiste. A plusieurs reprises, Marx et Engels insistent en effet sur le fait que les machines introduisent dans le travail une répétitivité conduisant à le dépouiller de tout intérêt :

- « L’extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère d’autonomie, et par là tout attrait pour l’ouvrier. L’ouvrier devient le simple accessoire de la machine, on ne lui demande plus que le geste le plus simple, le plus monotone, le plus facile à apprendre166 ».

Marx revient sur cette question dans le Capital167, en soulignant l’implication croissante des machines dans la modification du travail. Cependant, comme le fait remarquer judicieusement l’auteur de l’article consacré au « machinisme » du Dictionnaire critique du Marxisme168, Marx écrit au tout début de la révolution scientifique et technique (ce constat semble encore plus applicable au cas du Manifeste, puisqu’il date de 1847). Lafargue reprend cette théorie beaucoup plus tard et de ce fait, constate de nouveaux paramètres. L’analyse de Lafargue s’avère donc des plus constructives.

Pour Lafargue, les progrès que permet la technique présentent un double visage. D’un côté, les machines asservissent de plus en plus les êtres humains et sont une des causes principales du chômage et des accidents. De l’autre, elles constituent un fabuleux moyen d’émancipation. La frontière entre les deux aspects de cette question, se dessine par le milieu économique auquel on se réfère.

En milieu capitaliste, les machines ne font qu’asservir encore un peu plus le prolétaire. Par contre, le jour où la société communiste apparaîtra, les machines constitueront le meilleur moyen d’émanciper le travailleur du joug du travail. Dans cette partie, nous n’envisagerons le machinisme que dans sa conception négative. Ultérieurement169, nous étudierons l’aspect positif du rôle pouvant être joué par les machines, pour transformer le travail au quotidien.

Dans de nombreuses citations de Lafargue, nous retrouvons ce côté ambivalent du progrès technique, potentiellement positif, mais pour l’instant négatif… Cette citation extraite de Le socialisme et les intellectuels

170 en est le meilleur exemple :

- « La science, la grande émancipatrice, qui en domestiquant les forces de la nature, aurait dû affranchir l’homme du travail pour qu’il put librement développer ses facultés physiques et

165 Ibid.

166 Op. cit., p. 14.

167 Karl Marx, Le Capital, Tome 1, 4ème section.

168 Op. cit., p. 687.

169 Cf. supra p. 317 - La machine émancipatrice de l’homme.

170 Op. cit., p. 21.

intellectuelles, la Science, domestiquée par le Capital, n’a su que fournir aux capitalistes des moyens pour accroître leurs richesses et pour intensifier leur exploitation de la classe ouvrière : ses applications les plus merveilleuses à la technique industrielle n’ont apporté aux enfants, aux femmes et aux hommes de prolétariat que surtravail et misère ».

La machine devient, dans l’approche de Lafargue, l’ennemi de l’ouvrier. Elle est tapie dans l’atelier, comme une bête féroce à l’affût, n’ayant pour but que de déposséder l’ouvrier de sa tâche, de le rendre son esclave, ou bien encore de le mutiler. Pour preuve ces citations : - « L’industrie mécanique défait l’œuvre de la manufacture ; elle arrache les outils des mains de l’ouvrier parcellaire et les annexe à une armature de fonte d’acier, qui est pour ainsi dire le squelette de la machine-outil, et les instruments annexés en sont les organes. La machine-outil est une synthèse mécanique171 » ;

- « Le matelot est assailli par la tempête ; le mineur vit entre le grisou et les éboulements, l’ouvrier se meut au milieu des roues et des courroies de la machine fer ; la mutilation et la mort se dressent devant le salarié qui travaille […]172 ».

La machine, monstre de fer et d’acier n’a pas de cœur. Elle ne répond qu’à une seule logique : se débarrasser du salarié, en l’amputant de ses mains, ou en rendant son travail inutile et obsolète. Cette machine possède aussi le pouvoir de transformer le salarié en être passif, en rendant son travail totalement répétitif et abrutissant :

- « Le travailleur ne pense plus ; comme un rouage, il est engrené à la machine qui est chargée de penser. La production capitaliste avilit l’homme à n’être plus qu’un servant de machine173 ».

La machine déspécialise, de plus en plus, les ouvriers. Le savoir-faire, l’expérience, la compétence faisaient du salarié un rouage incontournable de la production du passé. De ce fait, les salariés étaient payés plus cher ! Avec les machines, plus besoin de spécialistes puisque chaque salarié devient l’égal de son voisin. Le nivellement se fait par le bas puisque plus aucune compétence ou « savoir-faire » n’est nécessaire. Le patron paie moins cher les ouvriers et peut faire jouer la concurrence parmi ces derniers. Lafargue surnomme d’ailleurs les salariés victimes du chômage, résultant de la mise en place de machines, « l’armée de réserve des chômeurs ». En effet, le travail devenant plus rare et ne requérant aucune compétence particulière, chaque individu devient le concurrent potentiel de son voisin pour un emploi.

Dans son Adresse aux électeurs Lillois174, Lafargue reprend ces différents points, en s’insurgeant de la passivité des salariés :

- « Il est temps de réagir contre le machinisme qui accapare tout, au point que bientôt il n’y aura plus qu’une profession possible, celle de mécanicien !… ».

Lafargue met en garde, car :

- « La machine supprime la division du travail et égalise les hommes et les femmes dans le travail. Elle envahit toutes les branches de l’activité productrice et les transforme en industrie mécanique ; il arrivera un moment où il n’existera qu’un métier universel, le métier de mécanicien175 ».

171 Origine et évolution de la propriété, op. cit., p. 491.

172 La religion du capital, op. cit., p. 103.

173 Le communisme et l’évolution économique, op. cit., p. 17.

174 Le texte de son discours de 1891 se trouve (entre autres sources), dans l’ouvrage de Jean Girault, Paul Lafargue, textes choisis, Éditions Sociales, Paris, 1970, 265 pages, pp. 255-257.

175 Paul Lafargue, Origines et évolutions de la propriété, op. cit., p. 522.

Dans son raisonnement, Lafargue cherche quelle est la raison profonde de cette course perpétuelle des patrons vers le machinisme. La réponse est pour lui sans ambiguïté : le machinisme a pour but de permettre aux patrons de lutter « […] à qui expulsera l’autre du marché, ils se battent sur le dos de leurs ouvriers : à qui mieux-mieux, ils diminuent les salaires et prolongent la journée de travail ; ils remplacent les hommes par les femmes et les enfants, l’ouvrier habile par le manœuvre. Cette lutte pour l’existence des patrons, […], aboutit à la dégénérescence physique et à la dégradation intellectuelle et morale de la classe des salariés176 ».

La machine asservit tous les jours un peu plus. Elle appauvrit le salarié qui doit supporter sa concurrence déloyale. Elle l’oblige à s’adapter à son mode de fonctionnement, risquant à terme de résumer le travail à une seule fonction, celle consistant à surveiller et à réparer les machines. Dans ces conditions, le travailleur prend une place annexe, et du coup, son travail devient moins essentiel. La singularisation des fonctions disparaît, chacun se trouve en concurrence avec son voisin pour le même poste. Les patrons apparaissent comme les grands bénéficiaires du machinisme : non seulement ils gagnent plus car les machines permettent des gains de production importants, et de surcroît, elles rendent possible une baisse des salaires des employés en faisant jouer la concurrence.

L’utilisation du machinisme à outrance présente cependant des risques multiples pour le patron.

D’abord, en raison de la technicité croissante de la production, le patron se trouve écarté des chaînes de fabrication. Il délègue de plus en plus ses tâches et responsabilités à un personnel salarié fortement qualifié. De fait, il s’éloigne physiquement et géographiquement de l’usine. Ce constat est simple et il peut être observé dans chaque entreprise, par chaque salarié.

Ensuite, les nouveaux besoins en capitaux, liés à la multiplication des équipements techniques, conduisent le patron à faire appel à des financements extérieurs. L’importance croissante de la finance dans l’industrie modifie alors grandement le paysage des pays industrialisés. Le patron ne possède plus personnellement l’entreprise : il la partage avec différents actionnaires. La personnalité du patron « capitaine d’industrie », s’efface peu à peu, car il ne dirige plus directement : que ce soit dans son usine (il a des cadres) ou en dehors (il dépend de ses actionnaires). Ainsi, la dépersonnalisation des moyens de production devient observable par chaque ouvrier. Lafargue contribue à accélérer cette prise de conscience en analysant le nouveau visage que revêt la notion de propriété.

176 Paul Lafargue, Le matérialisme économique de Karl Marx, imprimerie Henry Oriol, Paris, 1884, Tome 3,

« La théorie de la lutte des classes », p. 5.