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La science face à la religion et la bourgeoisie

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 1 La science face à la religion et la bourgeoisie

La science constitue, aux yeux de Lafargue, le meilleur rempart contre la religion. Elle permet d’expliquer logiquement les phénomènes du monde, sans faire appel à des êtres supérieurs. La science est donc par essence révolutionnaire, puisqu’elle tente d’expliquer le monde et de repousser les croyances. Il s’agit dès lors d’utiliser cet outil pour battre en brèche la crédibilité de la religion (A-).

Lafargue note aussi qu’en 1789, la bourgeoisie a organisé la révolution en combattant l’obscurantisme, grâce à la science, ce qui le conduit à s’interroger sur les raisons qui ont poussé, depuis, la nouvelle classe dominante vers la religion. Il esquisse une réponse, en exposant clairement les raisons cachées de ce retournement idéologique (B-).

A- La religion démasquée par la science.

L’auteur du Droit à la paresse tente d’expliciter le long processus faisant émerger une religion. Il cherche à prouver que c’est l’action des hommes, qui crée les Dieux, et non l’inverse...

Selon lui, les premiers hommes recourent à l’intervention d’êtres sans existence (hors de leur esprit), face à leur impossibilité à appréhender et à expliquer le milieu qui les entoure.

Perdurant dans cette logique, ils se référeront perpétuellement à de nouveaux êtres abstraits, adulés dans un premier temps, puis rejetés ensuite. La religion et la philosophie trouvent leur utilité dans cette méthodologie de l’apprentissage. Elles ont pour vocation d’aider les hommes à expliquer ce qui les entoure. Ces phases d’évolution, marquées par des phases de rejet des conceptions passées, constituent les fils directeurs de l’évolution intellectuelle des hommes, dans l’analyse que donne Lafargue.

Citoyen de la fin du dix neuvième siècle et du début du vingtième, Lafargue voit ses conceptions idéologiques marquées par les découvertes et les évolutions capitales de ce siècle.

Comme de nombreux autres penseurs, il n’imaginait plus de limites à cette évolution. Ainsi, toute forme de religion ou de croyance disparaîtrait, dans un monde où tout ferait bientôt l’objet d’explications rationnelles.

Ce précepte de base peut nous sembler réducteur, avec le recul que nous permettent désormais l’histoire et la tendance sociétale actuelle à remettre parfois en cause ce qu’on croyait acquis de la science. Quoi qu’il en soit, Lafargue est le digne descendant du siècle des lumières et des penseurs progressistes : ce qu’il observe autour de lui ne fait que le confirmer dans son point de vue. Et c’est dès lors sur la base de cette idée directrice qu’il va expliquer l’histoire passée.

- « Détruire pour construire, désassimiler pour assimiler, est la condition de toute vie sociale et individuelle234 ».

Lafargue dégage différentes phases d’évolution, qu’il analyse de façon détaillée, dans deux ouvrages principaux : Le matérialisme de Karl Marx et Origine et évolution de la propriété. Nous allons ici résumer son propos en quelques lignes.

A l’origine de l’humanité, chaque étape de la vie des individus est sous le contrôle d’êtres imaginaires : les dieux païens. Chaque phénomène naturel inexplicable (tonnerre, pluie, tremblement de terre…) a son Dieu. La grande force de la religion catholique fut de centraliser peu à peu, au travers d’un seul Dieu, tous les attributs des dieux.

Mais les hommes ne peuvent toujours pas s’expliquer les événements sociaux. De ce manque va naître le principe du Dieu « juste et bon ». La totalité des événements sont décidés par un esprit supérieur veillant sur le bien des hommes. Ces derniers ne pourront alors juger de ce qui advient, puisqu’ils ne sont pas Dieu et que leur entendement du monde est purement subjectif !

L’auteur du Droit à la Paresse étudie l’histoire universelle du monde, et constate que les événements ne répondent à aucun idéal de justice, de liberté ou de fraternité.

Appréhender le monde par la référence à un Dieu « juste et bon » semble absurde puisque, même dans la nature, des exemples flagrants de remise en cause existent. Si Dieu est si juste et si bon, pourquoi a t-il créé des plantes empoisonnant les animaux et des lions mangeant les bergers, s’interroge Lafargue ?

Le doute croît davantage encore lors de la découverte d’animaux semblant être les ébauches des espèces connues pour toujours s’amplifier avec les progrès de la médecine, mettant en évidence l’inutilité de certains organes, à l’état embryonnaire dans le corps humain, mais développés chez certains animaux. Pourquoi Dieu, l’être parfait, qui ne fait que des choses utiles, a pourvu l’homme d’organes inutiles (ex. : le coccyx…) ? Lafargue explique alors que :

- « Ces organes inutiles chez l’homme sont développés chez les animaux par l’usage, sont autant de preuves qui démontrent que l’homme est le descendant de ces animaux, dont il n’a pas pu ou su conserver en parfait état l’héritage. […] Le développement de l’homme, ou de

234 Paul Lafargue, Le matérialisme économique de Karl Marx, op. cit., Tome I, p. 4.

tout autre animal, ne semblerait être que la récapitulation des phases de développement des animaux qui l’ont précédé dans la série235 ».

Lafargue étaie alors son raisonnement des travaux de scientifiques célèbres.

Ainsi se réfère t’il à l’idée développée initialement par Lorenz Oken (anatomiste de la première moitié du XIXème siècle) selon laquelle, « l’homme n’a pas été créé, il s’est développé », et qui ne cesse de gagner du terrain. Charles Darwin poursuivra dans cette voie, en définissant la théorie de l’évolution.

Darwin déduit de la logique évolutionniste que :

- « La nature n’est ni morale, ni bonne, ni intelligente, ses forces aveugles suppriment impitoyablement les faibles et ne laissent vivre que les forts236 », pour en conclure qu’il existe une sélection naturelle entre les animaux, à l’état de nature : les plus doués, les plus adaptés à leur milieu naturel, triomphant dans la lutte pour la vie.

Il apparaît donc de plus en plus clairement que le recours à Dieu pour expliquer des phénomènes incompris s’avère utopique, au regard des données fournies par la science, ces dernières permettant ainsi une remise en cause radicale de la nature des rapports sociaux.

Mais une fois de plus, l’interprétation de ces données peut être à double tranchant. Selon le sens que l’on souhaite accorder aux preuves scientifiques, l’effet recherché peut s’inverser… Ainsi, la logique capitaliste du « laisser faire, laisser passer » peut parfaitement se justifier par la notion de concurrence vitale, de lutte pour l’existence. Et de ce fait, ce sont naturellement les plus doués qui occupent les meilleures places dans la société… La supériorité de la bourgeoisie pourrait se voir justifier sur ces bases237.

Mais dès lors, si la science peut expliquer le monde beaucoup mieux que la religion, pourquoi les bourgeois se tournent-ils vers cette dernière ? Ce fait est d’autant plus étonnant, que cette classe avait fait la révolution Française de 1789, en grande partie, contre toute forme de croyance religieuse. Peut être qu’en se prétendant « croyants », les bourgeois suggère alors Lafargue, ne cherchent qu’une fois de plus à mystifier les prolétaires.

B- La religion et la Bourgeoisie.

Lafargue, dans Causes de la croyance en Dieu238, lance une provocation aux libres penseurs positivistes de la Bourgeoisie (en particulier à Berthelot239 et Haeckel240) :

- « Croient-ils que la Bourgeoisie, la classe à laquelle ils appartiennent peut se passer du Christianisme, dont le Catholicisme est une manifestation ? Le Christianisme, bien qu’il ait pu

235 Paul Lafargue, Le matérialisme économique de Karl Marx, op. cit., tome 2, p. 7.

236 Charles Darwin, Origines des espèces, cité par Lafargue dans Le matérialisme de Karl Marx, op. cit., p.

10.

237 Nous verrons ultérieurement comment Lafargue et Marx combattent cette interprétation de la théorie de l’évolution, voir supra p. 97 – Le darwinisme et le marxisme.

238 Paul Lafargue, Causes de la croyance en Dieu, Éditions de la vie socialiste, Paris, 1905, 34 pages, p. 3.

239 Berthelot Marcellin, 1827-1907, brillant scientifique Français, adepte du positivisme, bénéficiant d’une autorité totale sur le monde scientifique hexagonal. Il finira sa vie comme sénateur. Il combattra la religion comme incompatible avec la science.

240 Haeckel Ernst Heinrich, 1834-1919, professeur de zoologie allemand, adepte des théories évolutionnistes de Darwin. Sur la fin de sa vie (à partir de 1896) il combattra la religion en partant du principe que : « Là où commence la religion, la science finit. »

s’adapter à d’autres formes sociales, est, par excellence, la religion des sociétés qui reposent sur la propriété individuelle et l’exploitation du travail salarié ; […] ».

Nous avons vu précédemment, que pour le commun des mortels seul Dieu, qui est « juste et bon » connaît la logique du monde. Sur cette base, il faut considérer que les hommes possèdent un entendement limité de la situation et sont dans l’impossibilité de comprendre certains phénomènes en apparence négatifs (par exemple la mort de milliers de gens dans un tremblement de terre). Ce concept apparaît très rapidement commode aux bourgeois du milieu du dix-neuvième siècle, pour expliquer les inégalités sociales devenant trop visibles.

La bourgeoisie révolutionnaire, adepte des idées des Lumières, avait voulu rompre avec la subordination voire la référence à l’église romaine. Ces adeptes de la science finissent finalement par comprendre que, la religion est un moyen efficace pour « maintenir » le peuple.241

Lafargue rappelle que :

- « La religion était, autrefois, la force magique qui dominait la conscience de l’homme ; elle enseignait au travailleur à se soumettre docilement, à lâcher la proie pour l’ombre, à supporter les misères terrestres en rêvant de jouissance célestes…242 ».

Même si la classe dominante n y croit pas, rien n’est trop fort pour empêcher les ouvriers d’avoir des pensées révolutionnaires ! Le but de la bourgeoisie est, selon Lafargue, : « […]pas de produire les richesses, mais de les faire produire par les travailleurs salariés, de les accaparer et de les distribuer entre ses membres, après avoir abandonné à leurs producteurs manuels et intellectuels, juste de quoi se nourrir et se reproduire243 ».

La religion apparaissant comme le moyen le plus sûr de garder une emprise idéologique sur le prolétariat, les capitalistes veillent, dès lors, à entretenir le clergé pour contribuer à l’abêtissement du peuple. Lafargue résume cette idée de la manière suivante :

- « La haute Bourgeoisie industrielle, à cause des multiples services qu’il (le clergé) lui rend, le soutient politiquement et pécuniairement malgré l’antipathie qu’elle ressent pour sa hiérarchie, sa rapacité et son ingérence dans les affaires familiales244 ».

Lafargue fait d’ailleurs remarquer avec une certaine malice que :

- « La promesse du bonheur posthume est pour lui (le Bourgeois) la plus économique manière de donner satisfaction aux réclamations ouvrières245 ».

Si la bourgeoisie devient en apparence plus « cagots que le Pape », c’est dans le seul but

« de ne pas permettre aux ouvriers de penser et de s’occuper de leurs intérêts de classe pendant les cours instants qu’ils ne l’exploitent pas ». Ainsi, même dans les moments de repos, on occupe l’esprit des ouvriers en les encadrant de « gardes chiourmes » (curés, religieuses des congrégations…). De cette manière, il est plus aisé de surveiller le corps et l’esprit.

Et Lafargue de considérer que :

241 Citons à titre d’exemple Le traité sur la tolérance de Voltaire de 1763, dans lequel il développe ses réflexions sur le moyen de contenir « la populace ».

242 Paul Lafargue, La religion du capital, op. cit., p. 60.

243 Paul Lafargue, Causes de la croyance en Dieu, op. cit., p. 9.

244 Ibid., p. 29.

245 Ibid., p. 19.

- « La bourgeoisie retire trop de profits du catholicisme pour vouloir le gêner dans son expansion ; il sert, à l’intérieur, pour contenir et gouverner les masses et, à l’extérieur, pour ouvrir des débouchés246 ».

Dans le même esprit, la religion permet aussi de justifier le colonialisme : « ouvrir des débouchés » est une allusion aux prétextes retenus pour coloniser certains pays (civiliser les sauvages par l’apport de la religion).

En conséquence, la classe Bourgeoise remplit tous les critères d’une classe parasitaire, le parasitisme étant l’essence même du christianisme (cf. La Charité Chrétienne247). Le pain quotidien du Notre Père, est offert dans les faits par le salarié au patron. Par son travail, l’ouvrier prolonge l’inactivité et l’enrichissement du bourgeois !

Le bourgeois, à l’image des représentations classiques du Dieu Janus248, possède ainsi deux visages. Un pour les salariés où il est vertueux et catholique, un autre pour sa vie personnelle où il s’avère sournois et intéressé, ce que Lafargue souligne de façon sévère :

- « Le bourgeois, pour la tranquillité de son ordre social, a intérêt à ce que les salariés croient que ses richesses sont le fruit de ses innombrables vertus, mais en réalité, il se moque autant de savoir qu’elles sont les récompenses de ses qualités, […] 249 »

Cette dualité se révèle lorsque les patrons capitalistes encouragent le développement de la science… Leur finalité est de réduire les coûts de fabrication, par la mécanisation des phases de production, en réduisant ensuite la masse salariale. Par contre, le patron « […] interdit à ses économistes, philosophes, moralistes, historiens, sociologues et politiciens, l’étude impartiale du monde social et les condamne à la recherche des raisons qui pourraient servir d’excuses à sa phénoménale fortune250 ».

246 Paul Lafargue, Christianisme et bourgeoisie, article paru dans Le droit du peuple le 5/10/1903, CARAN, fonds Dommanget, carton 14 as 349, pièce n. 2.

247 Paul Lafargue, La charité chrétienne, V. Giard et V. Brière, Paris 1904, 44 pages.

248 Dieu symbolisant la notion de passage, d’un état à un autre : de la guerre à la paix, d’une année à l’autre (d’ou le mois de Janvier). Son iconographie traditionnelle le représente avec deux visages : l’un tournait vers l’avenir, l’autre vers le passé.

249 Paul Lafargue, Causes de la croyance en Dieu, op. cit., p. 12.

250 Ibid., p. 11.

Représentation de Janus

Le retour des bourgeois vers la religion catholique pourrait toutefois s’interpréter

« objectivement » (du point de vue de Lafargue), par l’incapacité des économistes à expliquer les méandres conduisant de la richesse à la faillite. Les capitalistes se raccrochent, comme les premiers sauvages, aux superstitions et à un Dieu, pouvant les prémunir contre toute forme de surprise ! Cet argument ne nous semble pas essentiel dans le raisonnement de Lafargue. Il semble avoir été placé par l’auteur dans une optique de dénigrement de la classe dominante, puisqu’il ne l’analyse pas de façon détaillée.

Une des conclusions de Lafargue sur ce thème est alors la suivante :

- « La bourgeoisie a la religion chrétienne dans le sang, comme une maladie constitutionnelle, comme la syphilis. Elle n’a pu s’en guérir dans son âge révolutionnaire : vieillie et avachie elle tombe dans la plus grossière superstition251 ».