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De la féodalité à l’organisation bourgeoise

Nous avons pu observer que d’une masse d’hommes non individualisés, la société était passée à des groupes distincts les uns des autres : les tribus. La composition de ces tribus devait irrémédiablement conduire à la naissance de petits groupes, s’individualisant peu à peu : les familles. Ces groupes, définis au sein d’une structure plus importante, s’organisent et forment ainsi les villages. Ces villages sont liés les uns aux autres par des prérogatives

512 Pour l’origine de la notion de foyer et l’analyse du passage de la société matriarcale à la patriarcale –cf.

l’ouvrage de Paul Lafargue intitulé : Le mythe de Prométhée. Nous en dresserons un commentaire dans supra p.

229 : Mythes et religions révélateurs des phénomènes sociaux.

513 Paul Lafargue, Origine et évolution de la propriété privée, op. cit., p. 362.

514 ibid., p. 363.

515 ibid., p. 373.

réciproques. Pour se protéger des invasions et autres guerres extérieures, les villages développent un embryon de vie politique. Ce stade constitue le début de la période féodale.

A- Du collectivisme consanguin, à la période féodale.

Les villages se voient dirigés par une assemblée de tous les chefs de famille (conseil communal). Ils fixent le type de grains à semer, les dates des semailles et celles des moissons.

Cette sorte de conseil « des anciens » élit un chef, choisi en raison :

« […] de son habileté, de son savoir, de ses aptitudes administratives […], est l’administrateur des biens de la communauté ; lui seul à le droit de commercer avec l’extérieur, de vendre le superflu des récoltes et des troupeaux et d’acheter des objets qui ne sont pas fabriqués dans la commune.516 »

Selon Paul Lafargue, ce sont les multiples développements de la propriété privée, qui ont engendrés de nouvelles tensions, nécessitant la présence d’un arbitre suprême, le chef. Sa première tâche fut d’ériger des règles pour la faire respecter… Car comme le rappelle Lafargue à travers cette citation de John Locke : « là où il n’y a pas de propriété, il ne saurait y avoir d’injustice. »

Ces communautés de paysans fonctionnèrent particulièrement efficacement, ce qui permit de défricher une grande quantité de terres. Le nombre d’habitants se développa considérablement et il fallut assurer la subsistance de tous. Lafargue insiste sur l’efficacité de ce type de société, permettant des travaux de grande ampleur : ponts, aqueducs, irrigations…

Le système de répartition annuelle des terres marqua vite ses limites. Les familles dépensaient en temps et en matières premières dans ces terrains et souhaitaient pouvoir mieux profiter de leurs investissements. Les temps d’exploitation s’allongèrent de 2 à 5 ans, puis de 5 à 10, de 10 à 25… pour finalement devenir la propriété d’une famille. Lafargue explique ce phénomène uniquement d’un point de vue économique, une fois de plus.

La famille patriarcale subit, elle aussi, la logique engendrée par l’accumulation des biens.

A l’origine, tous les biens, quelle que soit leur provenance, étaient considérés comme la propriété du chef de famille (le père). Avec le temps, cette règle s’adoucit. Les membres de la famille restent sous l’autorité du père, mais ils peuvent posséder des biens propres. Les richesses des différents couples deviennent par conséquent hétéroclites. La famille en son sein voit des affrontements de plus en plus fréquents avec l’autorité paternelle. Au fil du temps, les intérêts individuels prennent le pas sur l’intérêt familial. Les couples, formés par les enfants et leurs femmes, s’individualisent de la structure patriarcale. Cette évolution finit par engendrer ce que Lafargue nomme « la famille bourgeoise ».

Cette évolution de la famille s’articule toujours autour du père. Mais la différence réside dans la place occupée par les enfants. Une fois le mariage accompli, les fils et filles quittent la famille, pour fonder un nouveau foyer. Ce type d’organisation constitue notre mode de fonctionnement actuel. Lafargue donne son interprétation de cette transformation :

« […] l’harmonie familiale fut détruite ; chaque ménage eut des intérêts individuels et parfois opposés à ceux des autres ménages, qui finirent par se dissocier et s’établir individuellement.517 »

516 ibid., p. 374.

517 ibid., p. 392.

Au sein de la collectivité villageoise, le commerce n’existe pas, tout étant basé sur le troc : échanges de services ou paiement en nature.

« Les villages n’échangent entre eux, à des époques déterminées, que le surplus de leurs productions par l’entremise de leurs chefs. Mais quand les objets mobiliers se multiplient, on les troque entre eux, et peu à peu il se crée une classe d’individus qui entreprennent leurs échanges dans le sein des villes grandissantes et avec les habitants des autres villes. Une classe de marchands est créée : profondément méprisée et assimilée aux voleurs, elle arrive cependant à s’assujettir les producteurs et à conquérir la direction générale de la production sans y prendre la moindre part, une classe qui se fait l’intermédiaire entre deux producteurs et qui les exploite l’un et l’autre.518 »

Cette classe intermédiaire se multiplie sous le prétexte de faciliter l’écoulement des productions. Elle prend une commission très importante par rapport aux services rendus…

Au départ, le troc se pratique par l’échange d’un produit contre un autre, « un d’entre eux est choisi pour servir de mesure de leurs valeurs réciproques ; le bétail joue d’abord ce rôle chez beaucoup de peuples, mais il ne tarde pas à être remplacé par l’or et l’argent, d’abord échangés d’après le poids, puis frappés, c’est à dire reconnus comme l’étalon-type de tous les produits. »

La monnaie devient ainsi la marchandise des marchandises, celle qui renferme en son sein toutes les autres marchandises…

Les partages successifs, la recrudescence de biens mobiliers, morcellent de façon définitive les exploitations. Le phénomène s’amplifie de manière exponentielle, par le truchement de paramètres extérieurs (comme la hausse des impôts face auxquels les membres de la famille ne peuvent s’acquitter de façon égale). Mais pour expliquer cet état de fait, il nous faut revenir sur le rôle du chef. Ce dernier prend une place de plus en plus importante au sein du village, jusqu’à en devenir tyrannique…

B- Le chef du village : passage de la société féodale à la seigneuriale.

« La propriété féodale […] naît au milieu de communautés de villages basés sur la propriété collective, et s’agrandit à ses dépens ; et, à la suite d’une série de transformations séculaires, elle aboutit à la propriété bourgeoise, la vraie forme de la propriété individuelle.519 »

Avec le développement des richesses individuelles au sein des villages, les pillages deviennent de plus en plus fréquents. Avec la sédentarisation des tribus, puis avec la formation de villages, des accords pacifiques se développent (les villages se créent par déplacement d’une fraction de la population d’un village existant). Des tribus barbares continuent à exister, vivant des pillages des villages. Le processus de sédentarisation aidant, les attaques de tribus hostiles disparaissent. Mais bientôt, des troupes de bandits armés prennent le relais, en rançonnant le pays. Les habitants cherchent à se protéger efficacement, en érigeant des fortifications (de plus en plus sophistiquées grâce aux progrès techniques), sous l’autorité du chef du village.

A ce stade, les pouvoirs de ce dernier s’accroissent : il doit veiller au maintien de l’ordre, rendre la justice et s’occuper de la protection du village. Ces nombreuses prérogatives

518 ibid., p. 455.

519 ibid., p. 396.

empêchent dorénavant le chef du village à travailler ses terres. De cet état de fait résulte le besoin d’offrir à ce dernier une compensation, par les autres membres du village. Au départ, ce constat se nourrit d’un principe de totale réciprocité : si le chef n’effectue pas correctement sa tâche, il doit payer une certaine somme.

Lafargue observe que ce sont les contraintes énormes générées par les missions dévolues au chef de village, qui vont logiquement conduire à rendre héréditaires ses fonctions. La raison principale de cet état de fait résulte dans la fonction principale assumée par le chef, celle consistant à assurer la protection de tout et de tous. Pour ce faire, il doit bâtir sa maison dans un lieu stratégique, naturellement protecteur. Cette maison est alors considérée comme

« commune » et a pour vocation la mise en sécurité des biens et des personnes en cas de danger (il s’agit des premiers châteaux forts).

Les habitants du village veillent à l’entretien de cette demeure, en réparant les fossés et murailles. En cas d’attaque, les habitants se réfugient dans cette bâtisse. Les pères de famille se munissent d’armes pour défendre les alentours.

Avec l’intensification de l’agriculture, les paysans ne souhaitent plus se mettre au service du chef pour combattre l’envahisseur. Ils préfèrent payer une somme (redevance) à ce dernier, pour qu’il entretienne une armée visant à la défense du territoire. Le chef du village, avec la spécialisation de ses fonctions, se transforme en seigneur (ou baron) du territoire.

Les anciennes communautés de paysans groupées en village cèdent la place à des seigneuries (ou baronnies). Ces dernières, pour faire plus facilement face aux invasions, passent des accords d’auto-assistance.

« Le communisme consanguin n’avait pu donner que l’unité communale ; la féodalité créait une vie provinciale et nationale, en unissant par des devoirs et des services réciproques les groupes autonomes et isolés d’une province et d’une nation. A ce point de vue, la féodalité est une fédération militaire de baronnies.520 »

Les rapports entre les villages se structurent juridiquement, par une série de liens et de contrats (devoirs et hommages) unissant des entités séparées. Ces accords constituent les prémisses des organisations politiques futures. Mais, de cette situation, naissent aussi des désaccords et rivalités.

« On peut assimiler la guerre entre barons à la concurrence, qu’aucune trêve ne suspend, entre industriels et commerçants des temps modernes. Le résultat est le même, l’une et l’autre aboutissent à la centralisation de la propriété et de la puissance sociale qu’elle comporte. Le vaincu féodal, quand il n’était pas entièrement dépossédé et mis à mort, devenait le vassal de son vainqueur, qui s’emparait d’une partie de ses terres et de ses vassaux. Les petits barons disparurent au profit des gros, qui devinrent de grands feudataires et qui établirent des cours ducales, où les seigneurs durent faire preuve de présence.521 »

Cette centralisation persistante du pouvoir politique entre les mains d’un nombre de personnes de plus en plus réduit (et à terme, d’une seule : le roi), contribue à rendre le pays de plus en plus paisible. Le rôle initial des fonctions des barons et autres seigneurs devient de ce fait caduque. Mais malgré tout, les redevances et autres impôts persistent.

520 ibid., p. 401.

521 ibid., p. 418.

« Les servitudes féodales survécurent aux barons féodaux, disparus pour cause d’inutilité ; elles devinrent l’apanage des nobles, souvent d’origine bourgeoise, qui ne rendaient plus aucun des services dont elles avaient été primitivement le prix.522 »

Dans ce contexte, ajoute Lafargue, il est loisible de constater l’important agrandissement des terres possédées en propre par les seigneurs. Ce phénomène s’explique de la façon suivante. Les seigneurs imposaient des taxes et des redevances de plus en plus fortes et variées (dîmes, corvées, banalités…), et de nombreux paysans ne pouvaient s’en acquitter.

Dans ce cas, ils cédaient leurs terres au seigneur. Mais cette appropriation se faisait aussi par d’autres moyens : contestation de droits séculaires, non présentation de titre de propriété…

Un autre moyen résidait dans l’appropriation des biens communaux (une survivance du passé) : forêts, taillis… Ils érigeaient des clôtures visant à empêcher les coupes de bois et la chasse. Ces abus s’accompagnaient de temps à autres par des révoltes de paysans, dont les Jacqueries bretonnes ne constituent qu’un infime exemple.

C- Le développement du commerce et de l’artisanat à l’origine des villes.

Dans les villages communautaires agricoles naissent de nouveaux métiers. Le parallélisme avec la création des fonctions seigneuriales est ici évident : l’artisanat se développe autour du besoin en services que ne peuvent satisfaire eux-mêmes les paysans. Des postes de fonctionnaires publics, oeuvrant au service de la communauté, voient le jour et qui sont rétribués sous forme de redevance annuelle en provisions. Au fil du temps, ils cessent d’être des fonctionnaires, leurs salaires résultant de paiements en nature ou d’échanges de services.

Lafargue constate une évolution symétrique de l’artisanat et du commerce. Ce dernier se développe de manière conséquente en des lieux stratégiques : croisées de gros itinéraires, proximités de la mer ou de fleuves… Les villes géographiquement placées en ces lieux stratégiques de passages, connaissent une évolution économique sans précédent. Les marchands de tous horizons se rencontrent pour acheter ou vendre de nouveaux produits. Ils partent ensuite dans les campagnes vendre les biens acquis. Ces lieux d’affluence s’avèrent parfaits pour l’implantation des artisans. Ils se mettent à produire plus que le strict nécessaire, afin de vendre le surplus aux commerçants ambulants.

« Partout où les artisans trouvent un débouché pour l’écoulement de leurs produits, leur nombre s’accroît ; au lieu de se voir repoussés ou accueillis difficilement, ils sont appelés.523 »

En raison d’une spécialisation très grande de chaque métier, les artisans dépendent les uns des autres. L’installation d’un artisan en un lieu contribue au développement de métiers parallèles. Le développement du commerce les incite à des rendements toujours supérieurs, les encourageant à employer toujours plus de personnels. Les techniques de travail elles aussi progressent. Auparavant, le client fournissait la matière première. Mais devant la demande générale qui s’accroît, l’artisan se voit obligé de la choisir lui-même, puis de la stocker. Par voie de conséquences, son local s’agrandit. Cette hausse de production augmente encore avec le morcellement croissant du foncier paysan. Les plus démunis tentent « leur chance » à la ville.

522 ibid., p. 426.

523 ibid., p. 458.

L’agrandissement des villes crée de nouveaux problèmes. Les artisans se heurtent de plus en plus aux propriétaires fonciers, descendants des premières familles occupantes des lieux, ou des anciens seigneurs.

« Les artisans, pour résister au despotisme de ces patriciens bourgeois, qui monopolisaient les terres et les pouvoirs de la cité, s’organisent en associations de métiers, qui au début sont égalitaires, sans hiérarchie héréditaire, et ouvertes à tous les travailleurs de la localité. Ces corporations d’artisans non seulement les défendent contre le patriciat municipal, mais encore les protègent contre leur mutuelle concurrence.524 »

Lafargue conclut que l’artisanat ne se conçoit que dans le cadre du Moyen Age, le commerce entre villes étant encore balbutiant. Chaque cité concentre en elle toutes les professions nécessaires à son fonctionnement. Le chômage n’existe pas, de même que la surproduction. Les corporations veillent à limiter l’établissement de chaque métier en fonction des besoins. Les villes vivent en auto-suffisance. Lafargue esquisse ce tableau, presque idyllique pour lui, avec une certaine admiration. Il s’agit de petites entités économiques pouvant être considérées comme un modèle de communisme525. Chacun possède sa place, nul ne connaît l’exclusion et chacun bénéficie d’un développement personnel important.

« Si l’artisan, au début producteur et vendeur, est un travailleur synthétique, concentrant en sa personne les fonctions intellectuelles et manuelles de son métier, il ne peut exister qu’à la condition que la production et les instruments de travail soient disséminés sur tout le territoire.526 »

Cependant, il faut aussi prendre en compte les rivalités naissantes, issues du mode corporatif.

« Les corporations des maîtres de métiers des cités qui prospéraient industriellement deviennent des corps aristocratiques, dans lesquels on ne pénètre que par privilège de naissance et d’argent, ou par faveur royale, ou après un long et coûteux stage, quand on ne naissait pas fils ou parent d’un maître ; il faut payer pour apprendre le métier, payer pour y passer maître, et payer encore pour avoir le droit de l’exercer. Les corporations excluaient de leur sein une masse d’artisans ne travaillant plus pour leur compte, mais dans les ateliers des maîtres. Auparavant, ils avaient l’espoir de devenir maître à leur tour et d’ouvrir boutique ; mais à mesure que le commerce et l’industrie se développent, ils voient s’éloigner d’eux la réalisation de cette espérance ; exclus des corporations des maîtres de métiers et en lutte avec les maîtres qui les emploient, ils se groupent et forment de vastes associations de compagnons, qui souvent sont excités et soutenus par la noblesse féodale, envieuse des richesses de l’aristocratie municipale et corporative. Toutes les villes du Moyen Age ont été ensanglantées par les luttes de ces classes.527 »

Ces rivalités s’estompent avec la fin des guerres. Le commerce bénéficiant de la sécurisation des routes connaît un nouveau départ. Les corporations des maîtres éclatent avec la modification du mode de production. La production se concentre en une même place (la manufacture). De même, les productions réunies dans une ville semblable se désagglomérent.

Comme nous pouvons le voir, le seul moteur de l’histoire reste pour Lafargue le développement de la sphère économique et du commerce. Sa démonstration se renforce encore, jusqu’à en devenir caricaturale avec le développement de l’économie de marché.

524 ibid., p. 460.

525 Ou plutôt de mutuellisme comme chez Proudhon. Lafargue semble mélanger ses conceptions proudhoniennes de jeunesse avec des vues marxistes.

526 ibid., p. 462.

527 ibid., p. 463.