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Les nouvelles formes d’appropriation du capital

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 1 – La socialisation des moyens de production

B- Les nouvelles formes d’appropriation du capital

Les nouvelles formes d’appropriation du capital revêtent, à l’époque de Lafargue, les formes de société par actions, obligations et autres constructions boursières. Lafargue insiste sur le côté impersonnel de ce mode d’appropriation, car :

- « Le capitaliste qui possède actions et obligations n’a plus le moindre contact avec la production ; il peut ignorer l’endroit où elle s’effectue, ainsi que sa nature ; n’importe, il touche les dividendes et c’est ce qui lui importe de connaître et de palper193 ».

Pour renforcer encore le scandale de la non productivité des patrons, il redirige son attaque sur le terrain de la propriété privée :

- « L’actionnaire ou l’obligataire d’une entreprise capitaliste est complètement détaché de sa propriété ; il ne vient jamais en contact avec elle ; il n’a pas besoin de l’avoir vue, de connaître l’endroit du globe où elle fonctionne, ni même de s’en faire une représentation mentale ; il ne voit, ne manie, ne connaît et ne se représente que des morceaux de papier diversement coloriés et imprimés194 ».

En rapprochant cette citation des principes jusqu’alors admis en matière de possession par le droit, à savoir qu’elle résulte du fruit du travail de son propriétaire (fructus), et de sa mise en usage par le propriétaire (usus), nous pouvons mieux appréhender le but poursuivi par Lafargue : prouver que les nouvelles formes de société ne répondent plus à la notion classique de propriété privée. A ce titre, les personnes remplissant les critères cités (usus et fructus) deviennent les producteurs.

La forme ultime de dépersonnalisation de la propriété du capital s’observe ainsi, selon Lafargue, au travers des Trusts. Le pays où ils semblent alors le plus développés est sans conteste les États-Unis d’Amérique. Ces empires financiers regroupent, non seulement des entreprises sur un plan horizontal (regroupement de même production de manière à gagner en compétitivité et limiter la concurrence), mais aussi sur un plan vertical (annexion des productions amont et aval ainsi que l’appropriation des moyens de transports).

Lafargue définit ce nouveau type de « société de sociétés » de la façon suivante :

- « Le trust remplace par une administration unique les multiples administrations des fabriques incorporées ; cette administration centrale dicte les prix, contracte pour la matière

192 Paul Lafargue, Le Communisme et l’évolution économique, op. cit., p. 18.

193 Paul Lafargue, Les Trusts Américains, op. cit., p. 107.

194 Paul Lafargue, Origine et évolution de la propriété, op. cit. p. 513.

première, le combustible etc., règle les approvisionnements, centralise les commandes et les dirige à la fabrique où elles peuvent être le mieux exécutées avec le plus d’économie de temps de transport195 ».

Il souligne de même qu’ « Un trust ne se borne pas à réunir sous une même administration des entreprises de même nature, il annexe des entreprises d’autre nature qui leur sont utiles196 ».

Ainsi, les Trusts peuvent être regardés comme la forme ultime des sociétés par actions. A ce titre ils constituent des montages financiers et économiques aussi monstrueux qu’artificiels.

Ce groupement de sociétés varie en fonction des fluctuations de la bourse, passant d’une main à l’autre. Il est difficile, même pour les possesseurs de titres, de définir ce qui leur appartient : 1/80000ème de telle société, tant d’une autre. Pour Lafargue, deux aspects doivent alors être mis en exergue.

Le premier résulte de la logique même du capitalisme : les plus forts englobent les plus faibles. Les Trusts, dans leur marche perpétuelle vers le gigantisme, tuent peu à peu le fondement même de la libre concurrence. Avec le rachat systématique des producteurs affaiblis financièrement, l’économie se dirige inéluctablement vers une situation de monopole :

- « Les financiers qui unifient des industries de même nature et leur annexent des industries complémentaires, ne courent qu’après des profits privés ; cependant ils obtiennent par surcroît un résultat social de première importance, l’organisation d’entreprises multiples et différentes en un vaste système national, qui les solidarise dans la bonne comme la mauvaise fortune197 ».

Le deuxième provient du mode de fonctionnement des Trusts, qui regroupent les entreprises rachetées en leur sein. Il faut constater que la productivité des entreprises

« englobées », n’est pas influencée par les revirements d’alliances, les « coups » de bourse et autres frasques du marché. Cela prouve de manière irréfutable, selon Lafargue, que la société capitaliste a atteint une certaine maturité, et que, les éléments réellement indispensables dans la production, ne sont plus la tête, mais les bras.

Le gendre de Marx résume cette idée de la sorte :

- « Les actions peuvent être la propriété de Pierre, Paul ou Nigaudinos, elles peuvent à la Bourse changer de mains tous les jours et même plusieurs fois dans une même journée et les usines et fabriques qui appartiennent à la société continuent à produire comme si leur propriété n‘avait pas changé de propriétaires198 ».

Le collectivisme capitaliste trouve ainsi son terrain d’application le plus concret affirme alors Lafargue qui s’interroge :

- « […] ces Trusts ne sont-ils pas l’ébauche, sous le contrôle d’une oligarchie capitaliste, de l’organisation nationale de la production et de l’échange ?199 ».

195 Paul Lafargue, Les Trusts américains, op. cit., p. 32/33.

196 Ibid., p. 33.

197 Ibid, p. 121.

198 Ibid, p. 108.

199 Ibid., p. 121.

Pour s’épargner de plus amples explications, nous évoquerons ici une lettre du Comité du Parti Socialiste de Pennsylvanie, adressée à l’un des plus gros capitalistes américains200, qui résume parfaitement la position de Lafargue :

- « Afin de nous excuser de la très grande liberté que nous prenons en vous écrivant, permettez-nous, de vous dire, en guise de préface à cette lettre, que nous vous considérons comme un des hommes les plus remarquables que le monde ait vu. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter que vous êtes un inconscient instrument des forces économiques, un des principaux agents de certaines tendances économiques et sociales, dont vous ignorez la portée et n’entrevoyez pas le but. Vous êtes le leader du grand trust-mouvement moderne qui prépare les sociétés civilisées à la venue du socialisme, mieux que sauraient le faire nos faibles efforts d’ouvriers…

L’économie politique, enseignée dans les Écoles, est un anachronisme, puisqu’elle soutient que la concurrence est le meilleur moyen de développer le bien-être de la société ; tandis que le succès des Trusts démontre la possibilité d’une organisation coopérative de la production sociale et l’impossibilité de la continuation de la concurrence anarchique. Ceci a été affirmé par les socialistes depuis cinquante ans, ainsi que vous pourrez vous en convaincre en consultant le Capital de Karl Marx.

La classe des intellectuels pendant des années nous a dit que la production sur une échelle nationale et internationale était impossible, qu’un groupe d’hommes serait incapable de conduire de si vastes entreprises, qu’elles s’écrouleraient sous leur propre poids, qu’elles n’étaient que des phénomènes transitoires : mais le fait indéniable démontre la justesse de notre opinion. Le trust porte la conviction chez les plus obtus. […] ».

Ainsi, sans le savoir, les capitalistes préparent en douceur la venue du communisme. En permettant un fonctionnement de la production sous la forme d’un collectivisme capitaliste et en rendant les producteurs salariés autonomes, ils ouvrent en grand la porte à une appropriation collective in concreto.

La situation étant déjà, de fait, dans le fonctionnement de l’industrie, la propagande permettra qu’elle le devienne aussi dans les esprits des salariés. Lafargue prévoit ainsi que : - « La reconnaissance sociale du communisme sera chose facile, la civilisation capitaliste s’étant chargée d’une bonne part de la besogne201 ».

Fort de cet état de maturation du monde salarié, il sera facile de franchir le pas.

L’annexion de la propriété privée des moyens de production et la suppression des patrons se fera en ayant recours à :

- « […] une administration nationale supplant(ant) la direction capitaliste, aujourd’hui que toutes les fonctions intellectuelles et manuelles de la production sont remplies par les non propriétaires, par les salariés202 ».

Avant de parvenir à ce résultat inéluctable, il faut auparavant convaincre le monde salarié de la réalité des faits. Pour cela, le meilleur moyen semble d’apporter la preuve aux salariés qu’ils sont bel et bien, le centre de toute production.

Paragraphe 2 - Le prolétariat, à l’origine de toute production.

200 Reproduite dans Les Trusts américains, op. cit., pp. 116 à 118.

201 Paul Lafargue, Origine et évolution de la propriété, op. cit., p. 518.

202 Ibid., p. 518.

La suite de la démonstration se poursuit dans sa logique : après avoir démontré que les patrons n’ont plus aucune incidence sur le processus de production, Lafargue va tenter de prouver aux salariés qu’ils sont les seuls maillons indispensables dans la chaîne de fabrication.

Une citation résume assez bien cette vision stratégique : « Le capitaliste ne travaille ni avec la main, ni avec le cerveau. Il a un bétail mâle et femelle pour labourer la terre, forger les métaux et tisser les étoffes ; il a des directeurs et des contremaîtres pour diriger les ateliers, et des savants pour penser203 ».

Pour ce qui concerne les salariés, Lafargue les regroupe au travers de deux catégories : - « Le prolétariat intellectuel et manuel, la classe qui, maîtresse des pouvoirs publics, mettra fin à l’usurpation capitaliste et imposera la reconnaissance sociale de la forme communiste revêtue par les instruments de production centralisés a été créée, assemblée et organisée par les capitalistes eux-mêmes204 ».

Sous l’appellation « prolétariat », se cachent donc deux catégories de personnel. Il y a bien sûr les ouvriers « classiques », manutentionnaires, travailleurs parcellaires à la chaîne, mécaniciens… Mais il est fréquent et classique d’oublier le prolétariat intellectuel ou administratif. Lafargue précise alors que :

- « […] tous ceux qui gagnent leur vie en travaillant sont logés à la même enseigne ; ils n’obtiennent leurs moyens d’existence qu’en se bornant à n’être qu’un organe fonctionnant au profit d’autrui : l’ouvrier est le bras qui forge, taraude martèle, rabote, pioche, tisse ; […] ; l’ingénieur, le cerveau qui calcule, dresse des plans ; […]205 ».

On peut aussi citer dans le même sens :

- « La classe ouvrière, et par ce mot nous entendons aussi bien les travailleurs manuels que les travailleurs intellectuels qui sont également des salariés, est chargée de tout produire et de diriger en même temps toute la production. »206

Ces catégories étaient jusqu’alors séparées, sans liens apparents, en deux castes distinctes.

Lafargue va détruire cette barrière, en mettant toutefois une limite à cette approche, comme nous le verrons par la suite.

Tentative de clientélisme électoral de la part de Lafargue ou différenciation pertinente ? Nous trancherons la question ultérieurement207.

Quoi qu’il en soit, Lafargue dresse ici un constat à prendre en compte. Avant de s’intéresser plus particulièrement à cette interrogation concernant le « prolétariat intellectuel » (B), il nous faut au préalable revenir en détail sur l’image de l’ouvrier, acteur fondamental de l’acte productif (A).