• Aucun résultat trouvé

Le prolétariat intellectuel

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 1 – La socialisation des moyens de production

B- Le prolétariat intellectuel

Si les ouvriers intègrent facilement à leur « classe » tous les métiers touchant de près ou de loin les activités manuelles, il en est autrement pour la catégorie dite « des intellectuels ».

Il existe une antipathie tenace entre les ouvriers et tous les employés ayant fait des études, péjorativement dénommés « les intellectuels ». Lafargue va tenter de démontrer que les seules barrières réelles s’avèrent être principalement celles des connaissances théoriques.

Dans les faits, cette antipathie semble résulter des fonctions accomplies : les

« intellectuels » donnent la plupart du temps des ordres aux « manuels ». En raison de leurs prérogatives, ces « intellectuels » contemplent avec mépris le personnel ouvrier. Pourtant, comme nous allons le voir, ces deux catégories d’individus font partie intégrante d’une même classe : celle des salariés.

En ce tout début de vingtième siècle, dans quasiment la totalité des cas, les

« intellectuels » sont issus de milieux fort modestes, si ce n’est ouvriers. Il semblerait cependant qu’ils aient renié très vite cette appartenance, en considérant les études uniquement en tant que moyen d’ascension sociale. De fait, ils sont prêts à oublier les efforts et les sacrifices de leurs parents, ainsi que les moqueries des classes capitalistes qu’ils ont dues subir. Leur stratégie, purement individuelle, consiste à s’intégrer au mieux, dans ce qu’ils espèrent être leur nouvelle classe sociale : la bourgeoisie.

Les socialistes manifestent à leur encontre une grande méfiance contre ceux qu’ils considèrent comme des « renégats » (nous pourrons en juger ultérieurement). Une fois dressé ce constat, Lafargue rappelle cependant que le mode de production industriel ne peut se passer d’eux. Par conséquent, il convient d’agir pour tenter de concilier deux milieux en apparence antagonistes.

Lafargue rappelle211 que :

- « […] ces deux catégories de travailleurs, quelque différents et contraires qu’ils soient par leur éducation et leurs mœurs, sont soudées ensemble, au point qu’une industrie ne peut fonctionner pas plus sans ouvriers manuels que sans salariés intellectuels ».

Pour mieux analyser cette idée, Lafargue revient sur « l’histoire » des intellectuels dans la société capitalise.

Son but est double : d’un côté, rappeler aux intellectuels leurs origines, de l’autre décomplexer les ouvriers en leur prouvant qu’ils sont identiques à eux.

211 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, V. Giard et Brière, Paris, 1900, 36 pages, p. 34.

Avec la découverte de nouvelles sources d’énergies (vapeur212, électricité213…) et leur généralisation dans l’industrie, le capitaliste « […] abandonne aux savants, qui ne sont bons qu’à cela, l’étude des phénomènes de la nature et aux inventeurs l’application industrielle des forces naturelles, mais il s’empresse d’accaparer leurs découvertes dès qu’elles deviennent exploitables214 ».

L’application concrète de ces nouvelles techniques dans l’enceinte de l’usine, nécessite un personnel compétent. Logiquement, « La bourgeoisie qui, pour accroître ses biens, a un besoin pressant d’inventions, a un besoin encore plus impérieux d’intellectuels pour surveiller leurs applications et diriger son outillage industriel215 ».

Avec la spécialisation croissante du personnel ouvrier, plus personne n’est capable d’appréhender en globalité les procédés de fabrication. Une nouvelle classe de travailleurs était donc nécessaire. Lafargue résume le problème de la façon suivante :

- « La masse des ouvriers manuels n’étant plus que des rouages mécaniques, il a fallu créer une élite ouvrière pour inventer, penser et diriger ; il a fallu produire des ouvriers intellectuels, qui sont des directeurs, administrateurs, contremaîtres, ingénieurs, chimistes, agronomes, etc.216 ; ».

Les capitalistes doivent accompagner l’évolution croissante des techniques de production, s’ils veulent que leur usine reste performante. Pour diriger les ateliers, implanter les machines, en créer de nouvelles, ils recourent à l’embauche de personnels ayant des formations techniques poussées : « les intellectuels ». Cette catégorie d’individus peu nombreuse dans les premières années de la révolution industrielle, coûte fort cher dans un premier temps.

Ces personnels sont issus en petite quantité de la moyenne bourgeoisie, dont la formation est assurée par des écoles privées spécifiques. Lafargue estiment que les capitalistes ont appliqué une fois de plus la logique implacable « du porte-monnaie ». Ils savent depuis longtemps que, « tout bien rare est cher », il suffisait, par conséquent, d’accroître le nombre des « intellectuels » sur le marché pour faire baisser le coût de leurs salaires.

En développant l’instruction à toutes les strates de la société, il devenait ainsi possible de disposer d’une masse de plus en plus importante de salariés ayant fait des études. Mais pour les grands patrons de l’industrie, cette mesure ne vise que le long terme. A court terme, il faut réagir vite pour pallier le manque d’intellectuels. Ils fondent de ce fait leurs propres écoles.

212 Thomas Savery et Denis Papin travaillent sur le développement de l’exploitation de la vapeur d’eau.

Leurs travaux ne donnent lieu à aucune découverte marquante. C’est en 1712, que Thomas Newcomen (1663-1729) met au point le premier prototype de machine à vapeur avec la « pompe à feu ». Mais c’est James Watt (1736-1819) qui donne les premières applications industrielles au principe. Il améliore grandement le système de Newcomen, en créant des machines à condensation. Son prototype date de 1772 et il ne cessera durant toute sa vie de l’améliorer. En 1776 le système est appliqué à l’industrie métallurgique, en 1784 aux minoteries, en 1785 aux filatures, en 1789 aux tissages. De 1779 à 1787 on commence à l’appliquer aux ouvrages métalliques (ponts) et aux bateaux. La navigation à vapeur voit le jour en 1802-1803. Cette invention connaîtra de multiples développements, d’autant plus qu’elle tombe dans le domaine public en 1800.

213 L’électricité permet un grand développement de l’industrie grâce à la découverte de la dynamo en 1869, par le belge Z. Gramme. Ce système permet d’alimenter les premières machines électriques. Tomas Edison (1847-1931), génial autodidacte américain, créée en 1881 (parmi de nombreuses autres inventions) l’ampoule électrique. A. Bergès, découvre le moyen de créer de l’électricité par la force de l’eau et les barrages en 1889.

214 Paul Lafargue, La religion du capital, op. cit., p. 99.

215 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, op. cit., p. 12.

216 Paul Lafargue, Le Communisme et l’évolution économique, op. cit., p. 17.

Lafargue rappelle que :

- « Les Dolfus, les Scherer-Kestner et les autres patrons de l’Alsace, les plus intelligents, les plus philanthropes et par conséquent les plus exploiteurs de la France d’avant-guerre (celle de 1870 !!!), avaient fondé de leurs deniers, à Mulhouse, des écoles de dessin, de chimie, de physique, où les enfants les plus éveillés de leurs ouvriers étaient gratuitement instruits, afin qu’ils eussent toujours sous la main et à bon compte les capacités intellectuelles que réclamait le fonctionnement de leurs industries217 ».

Le gendre de Karl Marx constate avec humour qu’au fil des années la bourgeoisie est devenue la championne du développement de l’instruction primaire et secondaire… gratuite ! Ainsi, en reportant sur l’État la charge des frais de l’instruction, un double objectif est atteint.

En premier lieu, la classe dominante se débarrasse des charges financières liées à l’entretien de ses écoles privées.

En second lieu, en devenant nationale, l’instruction permet à un grand nombre d’enfants de devenir des « intellectuels ». Ainsi, en multipliant les sources potentielles d’employés qualifiés, les patrons peuvent plus facilement faire baisser les salaires.

Ainsi, selon Lafargue, « […] la Bourgeoisie ne répand l’instruction que pour abaisser la valeur vénale des capacités intellectuelles218 ».

Cette logique implacable aura pour conséquence de placer les salariés intellectuels dans la même situation que celle des ouvriers :

- « Les capacités intellectuelles devenues marchandises doivent subir et subissent le sort des marchandises : quand aux Halles, il y a beaucoup d’huîtres, le prix des huîtres diminue, mais quand les arrivages sont raréfiés, le prix hausse ; quand sur le marché du travail, les chimistes et les ingénieurs abondent, le prix des chimistes et des ingénieurs s’abaisse : depuis que l’École centrale, que l’École de physique et de chimie jettent tous les ans sur le pavé de Paris des chimistes par douzaines, leur prix a considérablement baissé219 ».

Lafargue ajoute, dans ce même ouvrage220, que : « […] dans toutes les branches, il y a surproduction d’intellectuels et quand une place est libre, il se présente des dizaines et des centaines pour l’occuper ; et c’est cette presse qui permet aux capitalistes d’abaisser le prix des intellectuels et de le faire descendre souvent au-dessous du salaire de l’ouvrier manuel. »

Il constate aussi que, à la différence des ouvriers, qui se rassemblent pour lutter en commun, les intellectuels restent des individus isolés, s’accommodant tant bien que mal de cet avilissement. Ayant été habitués à une considération de façade, et bercés par l’illusion de bénéficier d’un meilleur sort que celui des ouvriers, ils ne parviennent pas à comparer leur situation. Ils demeurent des servants patients et soumis de la société capitaliste, tentant vainement de vendre à bon prix leur « marchandise intellectuelle ».

Lafargue s’insurge contre cette attitude :

- « Imbéciles ! ils ont des yeux pour ne pas voir que c’est la Bourgeoisie capitaliste qui établit cette grossière égalité, que c’est elle qui, pour accroître sa richesse, avilit le travail intellectuel au point de le payer à un prix inférieur au travail manuel221 ».

217 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, op. cit., p. 13.

218 Ibid., p. 14.

219 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, op. cit., p. 14.

220 Ibid., p. 16.

221 Ibid., p. 17.

Lafargue note avec un certain amusement, qu’une petite différence existe entre deux types d’intellectuels. Ceux qui ont un travail, et ceux qui en cherchent un. Il sait par expérience que les premiers demeurent étanches à toute doctrine socialiste, étant victimes de l’avilissement capitaliste depuis plus d’un siècle. Les intellectuels ayant obtenu un travail oublient rapidement les souffrances :

- « Ces intellectuels de l’industrie et de la politique, qui sont des privilégiés du salariat, considèrent qu’ils font partie intégrante de la classe capitaliste, dont ils ne sont que des serviteurs ; en toute occasion ils prennent sa défense contre la classe ouvrière, dont ils sont les pires ennemis222 ».

La seconde catégorie, celle des sans emplois (qui est sans cesse grandissante), constitue une masse qu’il est facile de gagner aux thèses du socialisme. Il note que cette masse est issue en grande partie du prolétariat, alors que la précédente provient en grande partie d’une basse ou moyenne bourgeoisie et est sensible aux conflits générés par le capital. Toutefois, certaines barrières créées par l’instruction capitaliste, restent encore à faire tomber :

- « Ils croient que l’instruction leur confère un privilège social, qu’elle leur permettra de se tirer d’affaire individuellement, chacun faisant tout seul son chemin dans la vie, en bousculant les voisins et en montant sur les épaules de tout le monde. Ils s’imaginent que leur misère est passagère et qu’il ne faut qu’un brin de chance pour les métamorphoser en capitalistes. L’instruction est le bon numéro de la loterie sociale, il leur fera gagner le gros lot.

Ils ne s’aperçoivent pas que ce billet, donné par la classe capitaliste, est pipé, que le travail manuel ou intellectuel n’a chance que de gagner sa pitance quotidienne, qu’il n’a à espérer que d’être exploité et que plus le capitalisme ira se développant et plus les chances d’émancipation individuelle iront diminuant223 ».

Le temps accélère le processus de prise de conscience, et permet à ce « nouveau » prolétariat intellectuel d’oublier ses préjugés, et de nouer un lien avec les salariés manuels.

Lafargue constate que « […] ces deux catégories de travailleurs, quelque différents et contraire qu’ils soient par leur éducation et leurs mœurs, sont soudés ensemble, au point qu’une industrie capitaliste ne peut fonctionner pas plus sans ses ouvriers manuels que sans salariés intellectuels. Unis sous le joug de l’exploitation capitaliste, unis encore ils doivent l’être dans la révolte contre l’ennemi commun. Les intellectuels, s’ils avaient l’intelligence de leurs propres intérêts viendraient en foule au socialisme, non par philanthropie, par pitié des misères ouvrières, par affectation et snobisme , mais pour se sauver eux-mêmes, pour assurer le sort de leurs femmes et de leurs enfants, pour remplir leur devoir de classe224 ».

Le lien est ainsi créé et les intérêts rapprochés : intellectuels et ouvriers appartiennent à une même classe, celle des salariés. A ce titre, leur devoir de classe est de s’opposer à celle qui les oppresse, c'est-à-dire la classe capitaliste :

- « Unis dans la production et unis sous le joug de l’exploitation, unis encore ils doivent l’être dans la révolte contre l’ennemi commun225 ».

Rappelons que le ralliement des « intellectuels » dans la prise de possession de l’appareil productif est capital. Dans le schéma de libération de la société, par l’implosion de la société capitaliste (ou à tendance plus révolutionnaire dans la sensibilité de Lafargue), le processus de

222 Ibid., p. 26.

223 Ibid., p. 27.

224 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, op. cit., p. 34.

225 Ibid., p. 34.

production ne peut perdurer, sans l’action des intellectuels. En fusionnant deux catégories, en apparence antagonistes, Lafargue dresse en filigrane le tableau du futur fonctionnement du monde communiste : partage de l’effort du travail et des bénéfices qu’il induit.

Le théoricien lève le voile sur ce qu’il estime être une différenciation artificielle, visant à séparer les intellectuels des ouvriers. Il démontre qu’il s’agit là d’un stratagème de pacotille capitaliste, destiné à aveugler les salariés, une nouvelle démonstration du vieux principe machiavélique du « diviser pour mieux régner ». Mais Lafargue, en tant que « porte-parole de la réalité » se doit de rétablir « la » vérité.

Il imagine, dans la future société socialiste, la mise à bas de la séparation intellectuels / manuels, induite par le recours à la mécanisation. En effet, chacun effectuera des tâches faisant appel à toutes les compétences de son organisme. L’hyper développement de certaines facultés n’existera plus : plus d’intellectuels à l’esprit développé mais à la santé fragile, plus d’ouvriers analphabètes…

Il nous semble important d’effectuer ici une légère digression. Nous notons, dans les travaux de vulgarisation de Lafargue, deux influences philosophiques majeures, qui ne résultent pas de la pensée marxiste. Marx n’a jamais pris le risque de s’attarder sur la forme prise par la future société communiste, ce qu’à l’inverse, Lafargue tente d’esquisser dans Le socialisme et les intellectuels.

Une première inspiration, d’origine fouriériste, est sur un point évidente : la notion de développement harmonieux de l’individu et le mélange des activités sont le fer de lance des phalanstères.

Ensuite, une deuxième influence peut être attribuée à Pierre-Joseph Proudhon. Le concept du mariage de la création et de la réalisation, est clairement défini par le penseur de Besançon, au travers de l’expression

« l’esprit qui pense et de la main qui crée ».

Il est d’ailleurs peu étonnant de s’apercevoir qu’un des points de référence fréquent de Lafargue est l’artisan, référent privilégié de Proudhon :

- « L’ouvrier de la petite industrie était un artisan combinant dans sa personne le travail manuel et le travail intellectuel. Un menuisier, par exemple, concevait le meuble, le portait dans sa tête avant de l’exécuter manuellement ; son cerveau dirigeait sa main dans le travail. Les choses se passent-elles ainsi dans l’industrie mécanique ? Le travailleur ne pense plus ; comme un rouage, il est engrené à la machine qui est chargée de

Charles Fourier

Pierre Joseph Proudhon

penser. La production capitaliste avilit le travailleur à n’être plus qu’un servant de machine226 ».

Et Lafargue de souligner avec admiration que :

- « L’industrie artisane de ces sociétés combinait dans le même producteur le travail manuel et le travail intellectuel : c’était par exemple le même ouvrier ébéniste, qui concevait et exécutait le meuble, qui en achetait la matière première et qui même s’occupait de sa vente. La production capitaliste a dissocié les deux fonctions, autrefois indissolublement unies […]227 ».

Il était donc important de noter l’insistance de Lafargue sur le nécessaire ralliement des intellectuels à la cause socialiste, au-delà du nécessaire maintien du niveau de production après la révolution. Lafargue, marqué par son éducation empreinte de philosophie des lumières et de révolution française, ne pouvait que constater le rôle moteur jouer par les

« intellectuels » dans toutes les révolutions ayant eu lieu jusqu’alors.

Nous aborderons plus longuement ce thème dans notre partie consacrée au clientélisme politique de Lafargue228.

226 Paul Lafargue, Le communisme et l’évolution économique, op. cit., p. 17.

227 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, op. cit., p. 33.

228 Cf. supra p. 150 – Le clientélisme politique de Paul Lafargue.