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Le pape face à l’irréligiosité ambiante

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 2 Le pape face à l’irréligiosité ambiante

La religion perd donc manifestement, selon Lafargue, son auditoire au début du vingtième siècle. Pour renforcer ce constat par une analyse matérialiste des faits et prouver combien sont ridicules toutes ces croyances, Lafargue va imaginer une farce spirituelle mettant en scène le Pape Pie IX. Dans cette petite histoire, on peut d’abord voir comment ce pape cherche une solution pour reconquérir ses « ouailles » (A-). Puis, toujours avec la même méthode pragmatique, Lafargue va s’efforcer de démontrer que la religion constitue une croyance et non l’expression d’une réalité (B-).

A- Pie IX au paradis…

Lafargue dans cet ouvrage burlesque, donne la parole au Pape :

- « Nous sommes l’ancre du salut, le havre de la Bourgeoisie ; car nous conduisons le troupeau des humains avec la peur de l’inconnu, nous savons les paroles mystiques qui brisent les énergies, domptent les volontés et forcent la bête humaine à lâcher la proie pour l’ombre252 ».

Et Lafargue d’imaginer le pape Pie IX, vieillissant, voyant ses dogmes subir les assauts répétés du socialisme et de la science, cherchant un moyen pour rétablir la primauté de la religion. Son légat, un arriviste patenté (le cardinal Antonelli) désire le supplanter. Ce dernier lui conseille pour ranimer la foi du monde, de faire un miracle : monter au ciel. Faute de ce miracle, la foi en Dieu sera irrémédiablement perdue…

Le légat sermonne Pie IX :

- « Ne vois-tu pas que la peur des revendications prolétariennes, que la peur de l'Internationale, que la peur du communisme a réuni en un seul faisceau les intérêts des classes régnantes de tous les pays ?253 ».

Le cardinal Antonelli poursuit en soulignant que la bourgeoisie a par la Révolution chamboulé l’ordre social. Devant le prolétariat qui s’organise de mieux en mieux, la bourgeoisie prend peur et retombe dans la religion, pour l’ordre moral quelle représente. Le cardinal imagine le rôle que doit jouer le Pape dans cette situation. Il l’implore :

251 Paul Lafargue, Christianisme et bourgeoisie, op. cit.

252 Paul Lafargue, Pie IX au paradis, in Pamphlets socialistes, op. cit., p. 148.

253 Ibid., p. 148.

- « O Pape infaillible, c’est nous, l’esprit des temps passés, qui prendrons la tête de la croisade contre les barbares de la civilisation qui veulent détruire toute société, toute morale, toute justice254 ».

Ce miracle permettra aussi au Pape de parler à Dieu, car ce dernier «[…] prend son métier trop à son aise : parce qu’il a travaillé six misérables jours, il croit que pour lui, tous les jours de l’année doivent être des dimanches et des lundis. Que dirait-il, que dirions-nous si les ouvriers le prenaient pour exemple255 ! » s’exclame le légat !

Ce dernier argument finit par décider le Pape à monter au ciel.

La suite de l’histoire est une critique très acerbe de la religion catholique et de ses mythes.

Saint-pierre est un alcoolique ; Dieu un petit vieux sale et dégoûtant (Lafargue en profite au passage pour régler quelques comptes avec les philosophes idéalistes : « […] ce n’était pas même le Dieu vaporeux des métaphysiciens allemands, l’antithèse première, la négation du néant256. ») ; la vierge Marie, une femme facile ; Jésus un bellâtre, fier de sa personne, richement vêtu et ne faisant rien (la réincarnation d’un bourgeois ? le reflet de ceux qui l’adorent…) ; Joseph, un mari cocu ne comprenant rien à rien et doté de cornes immenses…

et le Saint-Esprit, un pigeon blanc, l’oiseau le plus stupide de la création.

Lafargue profite de la rencontre du Pape avec Dieu, pour glisser dans la bouche de ce dernier, des paroles qu’on suppose adressées au prolétariat :

- « […] (la religion enseignait) que les rois sont rois, que les grands sont riches, parce que la masse humaine est bête et lâche et se laisse passivement commander et exploiter257 ».

Quelques lignes plus loin on peut encore lire :

- « […] mais les âmes ignorantes, confuses, timorées, avaient encore besoin de moi ; j’existais pour elles ».

Lafargue cherche à prouver que le Pape n’est que le représentant d’une marionnette, agitée aux yeux des simples d’esprit ! Le Pape se promène dans le paradis, rencontre toutes les personnalités bibliques. Ces dernières se moquent éperdument du sort des hommes sur terre et surtout du sort de la religion. Le Pape revient finalement sur terre, désespéré de voir que personne ne peut l’aider. Il se retrouve donc le témoin de la mort prochaine de la religion, puisque la science démontre un peu plus chaque jour que « les cieux sont vides258 ».

Cet ouvrage illustre parfaitement la méthode de vulgarisation de Lafargue : mélange de faits scientifiques, critique acerbe pour les croyances non fondées, remarques sur la sottise des prolétaires refusant les évidences, désacralisation des rites les plus défendus…

L’art de la vulgarisation écrite de Lafargue, réside a conséquence dans deux principes : - un texte accessible à tous, plaisant et drôle, qui prouve à quel point il est conscient du

niveau culturel et intellectuel de son public. La farce est suffisamment grotesque pour amuser un auditoire au sein même d’une usine, durant une pause ;

- une lecture à deux niveaux : les références sont précises et peuvent être interprétées par un lecteur ayant une connaissance approfondie de la religion ou des faits

254 Ibid., p. 148.

255 Ibid., p. 149.

256 Ibid., p. 153.

257 Ibid., p. 154.

258 Ibid., p. 164.

scientifiques. Lafargue sait que le milieu ouvrier est naturellement bercé vers l’irréligion et il va tenter de le démontrer à plusieurs reprises.

B - Les ouvriers et la Religion.

De manière générale, le gendre de Marx considère que l’ouvrier est par nature crédule.

Ayant peu d’instruction, il ne remet pas en cause les habitudes familiales. La pratique de la Religion est bien ancrée dans le quotidien des petites gens et ce, depuis plusieurs siècles. Dieu est dans toutes les maisons, sous la forme d’objets de pacotille : croix, images d’Épinal… Un travail de longue haleine attend les socialistes, cherchant à changer les mœurs. Mais petit à petit, les meetings, les articles de journaux, les conférences… finiront par montrer aux prolétaires que la religion ne leur apporte rien et surtout qu’elle ne repose sur aucune preuve scientifique.

L’analyse faite par Lafargue concernant la conception du travail en est l’exemple parfait259. Les catholiques cherchent à réagir de manière à contrer la popularité du socialisme.

Pour preuve, le socialisme chrétien qui tente de se développer, sous la forme d’un succédané bien fade des thèses socialistes. Si l’on enlève au socialisme les références scientifiques et la lutte des classes, que peut-il bien rester ? Lafargue résume la situation de la façon suivante : - « Le socialisme chrétien, c’est tout simplement l’art d’apprendre à plumer doucement la classe ouvrière !260 »

Cette lutte, entre le socialisme militant et le socialisme chrétien, nous en avons un excellent exemple dans la conférence contradictoire entre l’abbé Naudet et Paul Lafargue261. Toutefois, la religion malgré quelques soubresauts, perd pour Lafargue de son influence dans les milieux ouvriers :

- « S’il est logique que le capitaliste croie à une providence attentive à ses besoins, et à un Dieu qui l’élit entre des milliers et des milliers pour combler de richesses sa paresse et son inutilité sociale, il est encore plus logique que le prolétaire ignore l’existence d’une providence divine, puisqu’il sait qu’aucun Père céleste ne lui donnerait le pain quotidien s’il le priait du matin au soir, et que le salarié qui lui procure les premières nécessités de la vie, il l’a gagné par son travail ; et il ne sait que trop, que s’il ne travaillait pas, il crèverait de faim malgré tous les Bons Dieux du ciel et tous les philanthropes de la terre262 ».

L’évolution des techniques de production transforme le salarié en un rouage de machine : il ne réfléchit plus et agit de façon répétitive. Il se contente de travailler et de toucher un salaire. Lorsque le salaire devient insuffisant ou lors de la survenance d’une difficulté, il se tourne vers son patron, un homme en chair et en os. Il ne s’en prend pas à des phénomènes économiques inexplicables. Lafargue tire de ce constat la conclusion suivante :

- « La pratique de l’atelier moderne enseigne au salarié le déterminisme scientifique, sans qu’il ait besoin de passer par l’étude théorique des sciences263 ».

Lafargue accable aussi la philanthropie, puisqu’elle poursuit un but inavouable, celui d’endormir le pauvre et l’habituer à supporter son sort. Il décortique les rouages de cette institution dans son ouvrage nommé : La charité chrétienne 264 .

259 Cf. infra p. 59 – La transformation du salarié en bête de somme.

260 Paul Lafargue, Conférence contradictoire Lafargue / abbé Naudet, op. cit., p.32.

261 Ibid.

262 Paul Lafargue, Causes de la croyance en Dieu, op. cit., p. 30.

263 Ibid., p. 33.

264 La charité Chrétienne, op. cit..

Ainsi donc, les capitalistes conscients de l’évolution du socialisme, cherchent à se forger, grâce à la science, les mêmes armes que leurs opposants. La théorie de l’évolution donne à son tour des preuves pour soutenir les propos inégalitaires des employeurs. Mais on va le voir, Lafargue ne manque pas non plus d’arguments pour faire face !