• Aucun résultat trouvé

Le recours au mythe du « bon sauvage »

Première partie - Paul Lafargue : représentant en parole divine…

Paragraphe 1 - Le travail et son évolution conceptuelle

A- Le recours au mythe du « bon sauvage »

Lafargue a souvent recours à ce qu’il nomme « le communisme originel »103. Il est généralement admis depuis Rousseau, que cet état de la civilisation précède l’apparition de la propriété privée. Les hommes sortant de l’animalité vivent en groupes organisés, au sein desquels l’égalité la plus stricte règne. Aux yeux de Lafargue, il s’agit d’une phase de bonheur total, puisqu’il n’existe pas de liens de dépendances et de soumissions entre les hommes. Et comme l’homme ne connaît encore aucune forme de propriété, il n y a pas de rivalités.

Cette phase revêt dans les conceptions marxistes une importance capitale, puisque la vie des hommes est possible sans propriété privée. Cela prouve que la propriété privée, la rivalité, la lutte pour s’accaparer les subsistances, ne sont pas inhérentes à la nature humaine, mais dictées par le contexte économique104. Le capitalisme ne constitue donc pas une fatalité.

Comme quelques philosophes des lumières l’ont fait avant lui, et plus particulièrement Rousseau105, Lafargue prend pour point de départ le fameux « mythe du bon sauvage ». La référence à ce monde idyllique « des sauvages », est apparue avec la découverte des nouveaux continents, en particulier les Amériques. Les premiers explorateurs découvrent des tribus dont le niveau de développement s’avère fort limité. En observant leurs mœurs, il devient possible d’imaginer quel a été notre propre développement, plusieurs siècles en arrière.

103 Voir à ce propos notre analyse de son ouvrage Origine et évolution de la propriété, voir supra p. 215 - Analyse de la création de la propriété bourgeoise.

104 Nous reviendrons sur ce point dans notre Titre 2.

105 Jean Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, Du contrat social : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. »

Le dix-huitième et le dix-neuvième siècle sont riches en explorations, en expéditions ethnologiques en tout genre. De nombreuses analyses scientifiques sont publiées. Lafargue donne une interprétation des faits d’un point de vue marxiste et matérialiste. Il adopte ainsi la théorie de la « survivance » définie par l’ethnologue Tylor106. Ce point de vue consiste à considérer que l’humanité toute entière suit les mêmes phases de développement, mais avec des écarts dans le temps.

Pour connaître un passé, complètement révolu dans les contrées les plus industrialisées, il suffit de contempler les mœurs et coutumes des pays les moins développés. Lafargue explique parfaitement cette idée, dans son texte sur la circoncision107 :

- « Comme ce n’est qu’en étudiant les mœurs des sauvages et des barbares, qui, selon l’énergique expression du docteur Letourneau, sont la préhistoire vivante, que l’on pourra reconstituer les premières phases de l’évolution humaine […] ».

De même dans son Origine et évolution de la propriété108 nous pouvons lire :

- « Les mœurs des ancêtres des peuples civilisés revivent dans celles des peuples sauvages que la civilisation n’a pas encore détruites. Les coutumes, les institutions sociales et politiques, les religions et les idées des barbares permettent à l’historien d’évoquer un passé que l’on croyait absolument enseveli dans l’oubli ».

Tout le matérialisme historique de Lafargue est ainsi résumé : tenants et aboutissants.

Le « bon sauvage » ne représente pas chez Lafargue « un mythe » à proprement parler.

Les philosophes des lumières avaient vanté un être quasi parfait, qu’ils ne connaissaient finalement que très peu. Lafargue dispose à son époque de nouveaux éléments. Il se place sur le terrain « scientifique » en ayant recours aux études des ethnologues alors les plus en vogue, tels que Spencer109, Morgan110, Livingstone, etc.. Lorsqu’il parle des « sauvages », il ne s’agit

106 Tylor Edward Burnett, (1832-1917), est né à Camberwell, dans une famille de Quakers. C’est un autodidacte, puisque en raison de son absence de moyens financiers, il ne peut fréquenter l’université. Par un concourt de circonstance, il parvient à réaliser une expédition de six mois au Mexique, dont ses observations et ses écrits lui permettent d’obtenir un poste de conservateur au musée de l’université d’Oxford. En 1884 il devient lecteur, puis professeur en 1896. Son œuvre, par la diversité des problèmes abordés, par l’audace de ses hypothèses, dépasse le cadre de l’évolutionnisme. Il met en place de nouvelles méthodes scientifiques d’exploration des civilisations. Sa pensée domine, avec celle de Morgan, le monde anthropologique du XIXème siècle.

107 Paul Lafargue, La circoncision, sa signification et son origine sociale et religieuse, Bulletins de la société d’anthropologie, séance du 16 juin 1887, Typographie A. Rennuyer, Paris, 16 pages, p. 3.

108 Op. cit., p. 315.

109 Herbert Spencer, (1820-1903), philosophe anglais dont l’œuvre est aujourd’hui délaissée. En effet il représente le courant de l’idéologie du progrès, c’est à dire, l’explication des civilisations passées par celle dans laquelle il vécut. Lafargue est globalement opposé à cet autodidacte, restant toujours éloigné des sphères universitaires. Lafargue voit en lui et en ses amis (John Stuart Mill), les représentants de l’idéologie capitaliste cherchant à justifier l’économie de marché comme inhérents à l’espèce humaine. A sa mort à Brighton, Spencer laisse une œuvre considérable intéressant à la fois la biologie, la psychologie, la sociologie et l’anthropologie, qui le range aux côtés de L. H. Morgan et E. B. Tylor parmi les fondateurs de l’évolutionnisme culturel et social du XIXe siècle.

110 Morgan Lewis Henry, (1818-1881), il est considéré comme le « fondateur » de la science anthropologique. Il naît dans une ferme du village d’Aurora, dans l’État de New York. Il étudie le droit et s’installe comme avocat à Rochester en 1844. En 1855, il devient conseiller juridique d’une compagnie de chemin de fer. Il se passionne aussi pour la politique et est élu député puis sénateur. Sa vocation pour l’anthropologie se révèle lorsqu’il adhère à un club littéraire, ou il rencontre un indien représentant de son peuple. Sympathisant avec ce dernier, il est accepté dans sa tribu et peut observer leurs mœurs et coutumes. A l’image de Tylor, il se met en tête de dresser un parallèle entre les institutions sociales de l’Antiquité occidentale classique et celles des peuples primitifs contemporains.

pas d’un terme abstrait, mais plutôt générique, désignant des tribus pouvant être observées à son époque (comme celles d’Australie ou d’Afrique). Sa méthode d’analyse vise à produire des preuves concrètes, irréfutables, qui ne peuvent être remises en cause par les détracteurs bourgeois. Il entend ainsi donner un « ancrage » précis et documenté à chacune de ses assertions.

Lafargue croit donc trouver dans l’observation de ces tribus sauvages des preuves de leur organisation « communiste ». De même, la conception qu’elles ont de la vie, vient prouver que « l’homme à l’état de nature », ne travaille pas pour le plaisir de travailler.

Ainsi, comme pour la plupart des animaux, « les sauvages » vivent au jour le jour, sans se préoccuper d’accumuler de la nourriture ou tout autre sorte de bien. En s’attachant à décrire leur état physique, moral et intellectuel, Lafargue poursuit un but parfaitement lisible : prouver que l’humanité n’a pas toujours vécu selon le modèle capitaliste.

Il apparaît donc clairement que le travail ne constitue pas un aboutissement et ne résout pas tout. Il suffit selon lui de comparer le développement physique du sauvage, toujours présenté comme grand, svelte, musclé, alerte, possédant des sens très développés, et celui de l’ouvrier de la grande industrie111 : petit, débile, chétif, courbé, le teint jaune.

La société capitaliste, poursuit-il, abêtit l’homme, au point de lui faire renier le plus élémentaire bon sens :

- « Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace de beauté native de l’homme, il faut l’aller chercher chez les nations où les préjugés économiques n’ont pas encore déraciné la haine du travail112 ».

Et Lafargue de s’interroger : « le sauvage », dans sa grande sagesse, n’a pas besoin d’organisation, ni de philosophie sociale : il est égalitaire et par la même, forcément juste. La propriété privée n’existe pas, comment peut-il y avoir des crimes ?

De même :

- « […] je tiens à rappeler que les tribus sauvages et barbares, non corrompues par la civilisation, vivant sous le régime de la propriété communiste, sans écrire nulle part ces principes éternels113, sans même les formuler, les pratiquent d’une manière plus parfaite que jamais n’auraient pu le rêver les bourgeois qui les découvraient en 1789114 ».

Les « sauvages » sont en tous points meilleurs que les modèles des sociétés occidentales pour les philosophes des lumières. Lafargue se place sur le même plan initial. Mais les similitudes s’arrêtent là. Les philosophes des « Lumières » recherchaient avant tout le retour vers un bonheur originel115 et en ce sens, une solution au « mal-vivre » de la société aristocratique. Lafargue va, quant à lui, tenter de prouver que ce sont les valeurs érigées en dogme par le pouvoir économique qui sont erronées.

111 Cf. Le Droit à la paresse, op. cit., p. 25, « […] les ouvriers, crevant de faim, s’en vont battre de leur tête les portes de l’atelier. Avec des figures hâves, des corps amaigris… »

112 Le droit à la paresse, op. cit., p. 12.

113 Lafargue faisait référence à La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, du 26 août 1789.

114 Paul Lafargue, Le socialisme et les intellectuels, V. Giard et Brière imprimeurs, Paris, 1900, 36 pages, p.

5).

115 Il s’agit de recréer le jardin d’Eden perdu, semblant encore entretenu chez les sauvages, non touchés par la civilisation.

D’ailleurs, à la différence du siècle passé, la bourgeoisie du dix-neuvième siècle voit les

« sauvages » bien différemment. La vague de conquêtes coloniales et leur développement médiatique vont dorénavant faire apparaître les sauvages comme étant proches du comportement animal. Les bourgeois, qui se passionnent pendant un temps pour ces contrées sauvages116 et leurs habitants (ayant un côté félin lors de la chasse et possédant des réactions instinctives), se méfient dès qu’ils apprennent la découverte de l’anthropophagie dans certaines tribus. La morale chrétienne prédominante dans la société durant cette période en est fortement choquée. Ce trait de caractère limité à une petite quantité de tribus est amplifié.

Cette stratégie permet ainsi, à moindre coût, de justifier le colonialisme : aider ces peuplades à devenir civilisées.

L’article « Sauvage et sauvagerie » de l’Encyclopédie Universalis résume parfaitement cet état de fait :

- « Le sauvage devient un guerrier farouche aux coutumes barbares et aux rites incompréhensibles. Il est brutal, aussi près de la nature qu’un animal ; mais la nature et les animaux ont changé depuis les romantiques. La nature est une ennemie et le naturel aussi, par la même occasion. La sauvagerie est assimilée à l’animalité, comme en témoignent les mœurs anthropophages qu’on découvre. La colonisation est une œuvre de civilisation, de progrès, de développement. La nécrophagie et d’autres attitudes similaires sont incompatibles avec la loi du Christ. Le remède consistera à plaquer le modèle occidental sur ces gens qui en ont tant besoin ».

Cette justification du colonialisme, prôné par l’ensemble des journaux de l’époque va être prise pour cible par Lafargue, car elle n’a selon lui qu’une vocation de justification sociétale.

Or pour lui, le colonialisme n’est rien de plus qu’un moyen trouvé par les industriels pour tenter d’endiguer les crises de surproduction à court terme. Toutes les expéditions, les guerres de conquêtes lointaines, ne servent qu’à écouler des armes, des vêtements et à créer de nouveaux débouchés commerciaux. La légitimité de la démarche chrétienne, visant à civiliser les populations autochtones, n’est que de la poudre aux yeux jetée à l’opinion publique, pour masquer un intérêt économique certain.

Mais cette justification médiatique grossière visant à permettre concrètement une expansion économique des contrées développées sur des territoires riches en matières premières et développées en nouveaux débouchés, va conduire au génocide des mœurs originelles des hommes.

En obéissant aveuglement à la logique économique, les mœurs originelles disparaissent donc systématiquement. D’un état d’équilibre parfait (la société communiste primitive), cette logique conduit les êtres humains à des valeurs de travail et de peine. L’homme perd ses réflexes primaires, la maîtrise de soi et se laisse emmurer progressivement dans une cellule dont il érige lui-même les murs.

Cet abêtissement, cette absence de volonté, ce renoncement total de l’être, cet asservissement à des valeurs incompatibles avec le développement individuel de l’être, Lafargue l’exprime avec sa verve habituelle dans son pamphlet Un appétit vendu117 :

116 Les récits mettant en scène des pays exotiques, tels que les Amériques, connaissent un succès considérable. Chateaubriand avec Atala, puis René semble être le meilleur exemple. Voir à ce propos l’analyse faite de ces deux ouvrages de Paul Lafargue dans Les origines du romantisme, cf. supra p. 298 : Le Romantisme et son analyse matérialiste.

117 Paul Lafargue, Un appétit vendu, in Pamphlets Socialistes, V. Giard et Brière imprimeurs, Paris, 1900 , 164 pages, p. 125.

- « […] Un pâté pantagruélique flanqué de saucissons argentés et de mortadelles mouchetées absorbait toute son attention ; le pâté éventré exposait ses chairs roses, veinées de foie gras et marbrées de truffes. Émile écarquillait ses yeux goulus et serrait ses trente-deux dents longues et aiguës. – Depuis trois jours le malheureux n’avait pas mangé : une faim furibonde tordait et lacérait ses entrailles, contractait les muscles de ses mâchoires et emplissait sa bouche de salive. Il était là, sans mouvement, insensible au froid, pétrifié devant la matière divine qui apaiserait sa faim, supprimerait ses souffrances et emplirait son être des délices de la terre ; une glace fragile le séparait de l’objet de ses ardentes convoitises ; un coup de poing et il brisait la vitre et il s’emparait du pâté tant désiré ; […] Cependant il restait toujours là, figé sur place, rassasiant l’envie de ses yeux et exacerbant la faim de son ventre. – Le lâche ! – L’homme de la nature, le sauvage, aurait pris, mangé et dit simplement : J’ai faim ! – Mais la peur du sergot et la crainte de l’indignation morale des foules civilisées pour tout flagrant délit lui cassaient bras et jambes, paralysant et étouffant les cris impérieux de la nature ».

Un exemple similaire apparaît dans Le droit à la paresse 118 :

- « Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, […] au lieu de courir au grenier à blé et de crier : « Nous avons faim et nous voulons manger !… Vrai, nous n’avons pas un rouge liard, mais tout gueux que nous sommes, c’est nous cependant qui avons moissonné et vendangé le raisin… » Au lieu d’assiéger les magasins […] ils assaillent les fabricants : « Bon M. Chagot, doux M. Schneider119, donnez-nous du travail… » ».

Ainsi, la société capitaliste abêtit de façon évidente les ouvriers en les courbant sous son joug moral, philosophique et financier. Les hommes, incapables de se laisser aller à leurs sensations les plus élémentaires, préfèrent se taire, plutôt que de remettre en cause l’ordre établi.

Pour renforcer cette démonstration, Lafargue, de manière particulièrement originale, va recourir à un nouvel exemple, afin de prouver que l’accomplissement individuel peut exister dans le travail, en développant l’exemplarité des républiques chrétiennes du Paraguay.