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Le recours de plus en plus fréquent au scrutin

Conclusion partielle

Paragraphe 2 Le recours de plus en plus fréquent au scrutin

Jusqu’en 1882, Lafargue prône une conception « dure » de la révolution. Comme nous venons de le voir précédemment, la révolution constitue un processus violent et armé. Sa conception de l’action politique revêt, par conséquent, un aspect similaire : les socialistes français ne participent pas à la vie politique française, puisqu’il est nécessaire d’abattre physiquement l’ensemble du système.

Dans Le Manifeste du parti communiste 371 , Marx et Engels soulignent l’importance de l’évolution du parti communiste, qui doit adapter son action aux conditions d’évolution du capital. En France, la situation politique ne justifie plus une action révolutionnaire armée, puisque le pouvoir politique devient de plus en plus démocratique. L’opposition systématique de Lafargue risque, à terme, de le discréditer et d’éloigner son parti de la réalité des attentes ouvrières. Il faut donc évoluer…

Nous allons maintenant retracer cette évolution de Lafargue qui va passer d’un point de vue anti-électif, à une volonté établie de participation à la vie politique Française (A-). Nous verrons ensuite, comment ce recours aux élections va devenir trop systématique (B-).

A- Mutation idéologique.

Jusqu’à l’année 1882, Lafargue défend une ligne révolutionnaire stricte, repoussant toute proposition de participation aux élections. Engels insiste afin que les socialistes français prennent conscience du formidable potentiel que représente le suffrage universel.

Engels soutient l’importance de la participation des socialistes à la vie politique, dans une perspective de préparation des esprits à la révolution, et comme moyen de propagande. Il critique d’ailleurs « Les personnes qui imaginent avoir fait la révolution, s’aperçoivent le jour suivant qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent faire, et que la révolution qu’ils viennent de faire n’est rien de plus que l’acte révolutionnaire qu’ils voulaient faire372 ».

Engels est conscient que sans un projet révolutionnaire porteur de contenu, une révolution est vouée à l’échec. L’histoire du monde ouvrier est là pour le prouver.

Pour parvenir à la définition d’un projet révolutionnaire concret, il faut contribuer à ce que la population d’un pays soit parfaitement au fait des théories et des principes devant dicter cette révolution. L’acte révolutionnaire de prise de pouvoir ne constitue, de ce fait, qu’une des conséquences logiques du projet révolutionnaire. L’acte sans projets concrets enracinés dans les mœurs, serait un échec. La Commune de Paris de 1871 en est le meilleur exemple.

371 Op. cit., p. 23 : le but des communistes était « […] aux divers stades de développement que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent constamment l’intérêt du mouvement général. »

372Extrait d’une lettre à Vera Zasulich, « People who imagined they had made a revolution saw next day that they did not know what they were doing, and that the revolution they had made was nothing like the one they wanted to make. » cité par Leslie Derfler, Paul Lafargue and the Flowering of French Socialism, op. cit., p.

110.

Le projet révolutionnaire se nourrit d’un travail préalable d’information, de vulgarisation, de propagande. C’est durant cette phase qu’interviennent les partis. La révolution se produira d’elle-même lorsque le processus sera suffisamment bien ancré dans les esprits. La participation aux élections se présente comme le moyen le plus valable de propagande et de vulgarisation des idées.

De toute façon, il faut bien être conscient que l’armement des révolutionnaires

« modernes », ne pourra plus jamais être l’équivalent de celui des troupes. La théorie « du coup de main » s’en trouve grandement amoindrie.

Le revirement idéologique de Lafargue et du Parti Ouvrier Français (P.O.F.) devient perceptible dès 1882. Les numéros de L’égalité373 du 1er janvier 1882, puis du Citoyen du 11 mai 1882 sont significatifs de ce changement. Alors que depuis 1879 Lafargue et Guesde critiquent les partisans de la participation électorale374, ils changent soudain d’optique, ce que naturellement leurs opposants ne tardent pas à souligner. Lafargue se justifie en arguant du fait que le socialisme évolue et qu’il convient de savoir s’adapter…

Lafargue ne cesse, dans les années à venir, de tenter de justifier cette participation croissante à de plus en plus nombreux scrutins… Il démontre, sans convaincre ses adversaires, qu’il ne s’agit pas d’un renoncement au credo révolutionnaire mais, en quelque sorte, d’une démonstration de force. Les élections se déroulant au suffrage universel, elles démontrent à l’évidence l’expression de la volonté populaire. Si cette expression pouvait être bénéfique au parti, pourquoi la renier ?

Dans une lettre de Engels à Lafargue375, nous trouvons de nombreux éléments riches en ce sens : « Voyez-vous maintenant quelle arme splendide on a entre les mains en France, depuis 40 ans de suffrage universel, si seulement on avait su en faire usage ; c’est plus lent et plus ennuyeux que l’appel à la révolution, mais c’est plus sûr ».

Lafargue fini par devenir totalement convaincu de la nécessité de la participation aux élections. Dans une lettre, datée de deux jours plus tard376, il en fait part à Guesde : « Le suffrage universel va devenir une arme terrible, maintenant que les ouvriers commencent à connaître son maniement ».

La participation aux élections va alors devenir une des priorités du Parti Ouvrier Français.

B- La participation aux élections.

Originellement, la ligne de conduite du POF consiste à conquérir quelques mairies, de manière à agir sur l’action locale. Mais comme aime à le rappeler Lafargue, « l’appétit vient en mangeant… ». Aussi, au bout de quelques années, les socialistes participent-ils à tous les types de l’expression électorale. Ce qui devait être qu’une simple démonstration de force, devient au fil du temps une véritable finalité.

373 L’organe de presse du Parti Ouvrier Français.

374 Une vive opposition était née au sein des socialistes français, entre ceux souhaitant participer aux élections et ceux repoussant cette optique au nom de la révolution. La séparation avait lieu, et la fraction du parti menée par Paul Brousse fut alors nommé « possibiliste » ou « broussiste ».

375 Correspondance Engels / Lafargue, op. cit., lettre du 12/11/1892, Tome 3, p. 223.

376 Cité par Claude Willard, Les Guesdistes, Paris, 1965, p. 71.

Le P.O.F. explique sa position sur la base d’une optique révolutionnaire : « Le Congrès377 maintient que pour l’expropriation de la classe capitaliste, qui est notre but, il n’y a qu’un moyen, l’action révolutionnaire378 ».

Comme nous l’avons déjà évoqué, ce postulat révolutionnaire s’entend dans l’acceptation d’une participation aux élections, mais pas en tant que participation à un gouvernement bourgeois. Lafargue développe ce point de vue de la manière suivante379 :

« […] on y allait bravement tout de même, parce qu’on considérait que la période électorale était excellente pour la propagande ».

Les succès électoraux à différentes phases de la vie politique (élections municipales et législatives par exemple…) vont conduire Lafargue à modifier son postulat de départ :

« Une élection est une lutte pacifique et légale ; le socialiste, avec le soutien de ses coreligionnaires, conquiert contre les candidats bourgeois et le gouvernement sa place à la Chambre ou au Conseil municipal ; il y entre avec tout son programme pour continuer sur un autre terrain la lutte contre le capitalisme380. »

Lafargue précise de façon très explicite son point de vue dans ce passage de Le socialisme à la conquête des pouvoirs publics

381 :

« Le parti socialiste, quoique n’étant pas un parti parlementaire, a donc été amené, par la force des circonstances, à avoir une action parlementaire qui s’exerce au dehors du Parlement et dans le Parlement. Il a dû prendre part aux élections, qui sont les périodes gestatrices des parlements, parce qu’elles sont des plus propices à la propagande. […] Les élections sont la lutte légale ; le Parti socialiste s’en sert pour commencer, même en pleine période capitaliste, l’expropriation politique de la classe bourgeoise. L’action électorale du Parti socialiste, même lorsqu’elle aboutit à des défaites, exerce sur la politique parlementaire une influence qui croîtra à mesure qu’elle se généralisera ; car si la crainte de Dieu, au dire des calotins, est le commencement de la sagesse, la crainte des électeurs martèle dans la tête des députés quelques notions de socialisme et les forcera à réaliser les réformes ouvrières possibles dans le milieu capitaliste. »

Pour corroborer ce point de vue, nous citons ici cet extrait de Le communisme et l’évolution économique

382 :

« La bourgeoisie elle-même a donc été forcée de mettre cette arme terrible entre les mains des salariés : il est vrai que cette arme à double tranchant a jusqu’ici blessé la classe ouvrière, inhabile à la manier. Depuis 1848, nous possédons le suffrage universel, et cependant les assemblées parlementaires, dans leur immense majorité, n’ont été composées que de capitalistes ou de représentants des intérêts capitalistes. Des ouvriers ont nommé des capitalistes pour les représenter. Ils ont pris, pour défendre leurs intérêts, leurs pires ennemis.

Malgré le suffrage universel, le gouvernement, comme au temps du suffrage restreint, est entre les mains de la classe possédante, qui ne légifère que dans son propre intérêt. […] Mais les socialistes commencent à faire l’éducation de la classe ouvrière, à lui apprendre le

377 Suite à la scission entre les partisans de Brousse et ceux de Guesde lors du Congrès de St. Etienne 25/09/1882, les guesdistes réunissent leur propre Congrès à Roanne. C’est de ce Congrès qu’il est ici fait mention.

378 Voir : Le mouvement socialiste sous la troisième république, Tome 1, 1875-1920, Georges Lefranc, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1977, 220 pages.

379 Le communisme et l’évolution économique, op. cit., p. 21.

380 Ibid., p. 22.

381 Op. cit., p. 15.

382 Op. cit., p. 22-23.

maniement du suffrage universel : elle vient de prouver qu’elle sait profiter des enseignements communistes. Aux dernières élections municipales, le Parti Ouvrier, dont je suis un des militants, a engagé la lutte dans 77 villes, avec le programme de Lyon ; nous avons conquis 27 communes où nous avons la majorité, et dans plusieurs tout le Conseil ; dans les autres, nous avons fait pénétrer des minorités importantes. Le nombre de suffrages obtenus, rien qu’au premier tour, s’élève à plus de 102000. C’est un commencement de mainmise sur les pouvoirs de la commune. […] (La classe ouvrière) est aujourd’hui la seule classe utile ; il ne lui reste, pour remplir tous les rôles sociaux, que d’administrer les intérêts politiques de la nation. Eh bien ! C’est dans les conseils communaux, dont les socialistes commencent à s’emparer que se formera la pépinière d’hommes nécessaires pour administrer le pays ».

Comme nous pouvons le constater, les conceptions de Lafargue évoluent donc quant à l’insertion des élections dans une logique révolutionnaire et ce durant toute sa vie. Passant d’une conception très anarchisante, Lafargue évolue vers une approche plus proche de celle dictée par Marx et Engels. Néanmoins, nous avons vu qu’en dépit de cette évolution, Lafargue reste toujours très attaché à une vision très violente de l’acte révolutionnaire final. Il ne se séparera jamais de cette vision, ce qui le conduira à se méprendre grandement sur le sens des événements historiques. Un des meilleurs exemples réside dans ce que Marx et Engels appellent son « impatience révolutionnaire ». Nous retenons, avec le professeur Derfler, le terme de « messianisme » qui nous parait plus adapté.

Nous nous proposons d’étudier maintenant ce qui se cache derrière cette notion.