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Les idées de Jaurès

Conclusion partielle

Section 2 - Le réformisme au sein du parti ouvrier Français

B- Les idées de Jaurès

444 il devenait par la suite ministre de l’industrie et du travail, et conserva un poste ministériel jusqu’en 1901.

445 Op. cit., p. 32.

446 Op. cit., p. 30.

447 Cf., Jean Ellenstein, op. cit., p. 274.

Jaurès est un brillant philosophe. Il possède deux thèses en ce domaine. Sa seconde thèse, rédigée en latin s’intitule Les origines du socialisme allemand et date de 1892. Il s’est rapproché des marxistes par conviction, mais Jean Ellenstein souligne448 :

« Philosophiquement, Jean Jaurès n’est pas marxiste. Il ne le sera jamais. Économiquement, il est largement convaincu par les analyses de Marx. Comme le fait justement remarquer Michel Launay449, Jean Jaurès dans sa seconde thèse n’évoque même pas les luttes de classes. Il se réfère au contraire au livre de Benoît Malon qui vient de paraître : Le socialisme intégral. Jean Jaurès écrit : « Le socialisme dialectique s’accorde donc avec le socialisme moral, le socialisme allemand avec le socialisme Français et l’heure est proche où convergeront et se joindront toutes les formes et facultés de la conscience et aussi la fraternelle communion chrétienne de la dignité et la véritable liberté de la personne humaine et

même l’immanente dialectique des choses de l’histoire et du monde450. » En somme, Jean Jaurès essaie d’intégrer la pensée de Marx dans une synthèse où Kant, sur le plan philosophique, et Lassale jouent un rôle d’une importance aussi grande. […] S’il n’était pas marxiste, Jaurès était, dès 1891, proche d’un socialisme idéaliste, social

Nous ne nous référerons ici qu’à un seul texte, peut être incomplet et imprécis, mais qui reflète à nos yeux toute l’intensité du débat opposant deux hommes et deux conceptions philosophiques du monde. Notre texte de référence est celui d’un débat, opposant Lafargue à Jaurès. Ce texte est doublement intéressant : d’abord par son contenu, mais aussi par sa date, le 12 janvier 1895… Ce débat opposant une conception réformiste à une conception révolutionnaire est antérieur au

discours de Saint Mandé et naturellement antérieur à l’entrée de Millerand au gouvernement.

Ce discours démontre sans conteste que Jaurès ne fait que respecter ses idées lorsqu’il se rallie à l’entrée d’un socialiste au gouvernement.

Lors de cette conférence/débat452, Jaurès veut prouver son attachement au matérialisme de Marx tout en montrant sa compatibilité avec une certaine forme d’idéalisme.

448 Op. cit., p. 275-276.

449 Michel Launay, Le socialisme de Jaurès avant son élection à Carmaux, Le mouvement social, p. 41.

450 Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, Maspero, Paris, 1960, p. 110.

451 Voir en particulier Michel Launay, op. cit. ; André Robinet, Jaurès et l’unité de l’être, Éditions Seghers, Poitiers, 1969, 190 pages.

Jean Jaurès

Couverture de la première édition

« […] suivant Marx, ce n’est pas selon une idée abstraite du droit que les hommes se meuvent : ils se meuvent, parce que le système social formé entre eux, à un moment donné de l’histoire, par les relations économiques de production, est un système instable qui est obligé de se transformer pour faire place à d’autres systèmes ; et c’est la substitution d’un système économique à un autre, par exemple de l’esclavage à l’anthropophagie, c’est cette substitution qui entraîne par une correspondance naturelle, une transformation équivalente dans les conceptions politiques, morales, esthétiques, scientifiques et religieuses : en sorte que, selon Marx, le ressort le plus intime et le plus profond de l’histoire, c’est le mode d’organisation des intérêts économiques453. »

Autant le dire tout de suite, cette interprétation de l’histoire n’est pourtant pas celle de Jaurès. Il est en accord avec la méthode d’observation utilisée pour appréhender les faits, mais pas avec leur application philosophique. L’histoire ne peut, selon lui, être interprétée par de simples processus économiques. Jaurès, en tant que philosophe, n’imagine pas concevoir que la forme des sociétés prenne le pas sur la volonté des êtres humains. Nous en trouvons confirmation en aval de l’intervention :

« Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme de civilisation ; et quand elle se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de production, mais sous l’influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal. En sorte que c’est l’idée elle-même qui devient le principe du mouvement et de l’action, et que bien loin que soient les conceptions intellectuelles qui dérivent des faits économiques, ce sont les faits économiques qui traduisent peu à peu, qui incorporent peu à peu dans la réalité et, dans l’histoire, l’idéal de l’humanité. »

L’être humain, bien loin d’être la victime de faits économiques qui le dépassent, apparaît comme le moteur de l’évolution humaine. C’est lui qui impulse les événements et qui fait avancer l’activité humaine. L’homme, chez Jaurès, sort de la passivité marxiste. Il ne doit plus subir les phénomènes économiques, car il peut les changer par son action.

Jaurès résume de la manière suivante les conceptions marxistes :

« […] L’humanité a été jusqu’ici conduite pour ainsi dire par la force inconsciente de l’histoire, jusqu’ici ce ne sont pas les hommes qui se meuvent eux-mêmes ; ils s’agitent et l’évolution économique les mène ; ils croient produire les événements ou s’imaginent végéter et rester toujours à la même place, mais les transformations économiques s’opèrent à leur insu même, et à leur insu elles agissent sur eux. L’humanité a été, en quelque sorte, comme un passager endormi qui serait porté par le cours d’un fleuve sans contribuer au mouvement, ou du moins sans se rendre compte de la direction, se réveillant d’intervalles en intervalles et s’apercevant que le paysage a changé. Et bien ! lorsque sera réalisée la révolution socialiste, lorsque l’antagonisme des classes aura cessé, lorsque la communauté humaine sera maîtresse des grands moyens de production selon les besoins connus et constatés des hommes, alors l’humanité aura été arrachée à la longue période d’inconscience où elle marche depuis des siècles, poussée par la force aveugle des événements, et elle sera entrée dans l’ère nouvelle où l’homme au lieu d’être soumis aux choses réglera la marche des choses. Mais cette ère

452 Ce débat était reproduit dans Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, Paul Lagrange imprimeur, Lille, 1901, 45 pages.

453 Ibid., p. 5.

prochaine de pleine conscience et de pleine clarté, n’a été rendue possible que par une longue période d’inconscience et d’obscurité454. »

A travers ces phrases, le « diable d’homme » (surnom que lui avait donné Lafargue), tient à prouver sa volonté de concilier certains antagonismes exprimés par Marx :

« Pour Marx, cette vie inconsciente était la condition même et la préparation de la vie consciente de demain, et ainsi encore l’histoire se charge de résoudre une contradiction essentielle. Eh bien ! je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictions, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire455. »

Ici, tout est dit, toute la situation se trouve résumée… Pourquoi, si l’humanité est restée endormie jusqu’alors, se réveillerait-elle tout à coup ? Comment les hommes prendraient-ils pleinement conscience des données économiques et arriveraient-ils à les dominer ? Jaurès pose des questions essentielles pour amener la conclusion suivante : pourquoi ne pas accepter que la sphère économique et la volonté humaine ont toujours interagi l’une sur l’autre, à tour de rôle, et parfois même de façon concomitante ?

Dans l’interrogation jaurésienne : « Eh bien ! je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas… », on peut estimer que toutes les bases du réformisme se trouvent posées ! Le marxisme ne peut-il en effet pas accepter une lecture différente de celle retenue jusqu’alors, une lecture dans laquelle l’homme retrouverait sa place ?

Ce débat sur le réformisme met en évidence deux conceptions politiques différentes, et même antagonistes puisque opposant une explication de l’histoire de l’humanité donnée par la sphère économique ou une autre idéaliste dans lesquelles les conceptions politiques ne peuvent que découler de cet attachement premier au rôle joué par l’homme dans la société.

Jaurès, en insistant sur la volonté de concilier les antagonismes, espère créer au sein du parti socialiste un courant plus ouvert, moins sectaire, regroupant de nombreux intellectuels pour qui la place de l’homme dans la société et dans l’histoire humaine ne peut qu’être centrale. En cherchant à prouver que dans ses théories Marx a concilié de nombreuses oppositions, pourquoi alors ne pas accepter celle de la conciliation du matérialisme économique et de l’idéalisme ?

« Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques : il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale : pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique456. »

En opérant cette jonction entre idéalisme et matérialisme économique, Jaurès redonne à l’homme une part importante dans l’évolution de l’humanité. Ses conceptions politiques découlent logiquement de ce constat : il accepte le matérialisme puisqu’il lui permet de

454 Ibid., p. 10-11.

455 Ibid., p. 11.

456 Ibid., p. 16.

prendre le recul nécessaire sur les événements et d’expliquer la création de l’humanité (et ainsi de repousser une interprétation catholique de la vie humaine).

Mais, en ayant recours à des exemples historiques ou l’avis de philosophes, il ne cesse d’affirmer que l’homme est le moteur de l’évolution humaine. En effet, ce sont les individus qui créent et font évoluer les systèmes politiques selon une logique précise : celle de l’idée de l’homme et de la place que le système politique lui réserve.

« C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.

C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire. C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement social instable et violent. […] Dès lors, on comprend, puisque tout le mouvement de l’histoire résulte de la contradiction essentielle entre l’homme et l’usage qui est fait de l’homme, que ce mouvement tende comme à sa limite, à un ordre économique où il serait fait de l’homme un usage conforme à l’homme. C’est l’humanité qui, à travers des formes économiques qui répugnent de moins en moins à son idée, se réalise elle-même457. »

Toutes les conceptions politiques de Jaurès se voient ainsi rassemblées :

- Il exprime les raisons pour lesquelles il est socialiste : améliorer la société pour plus de justice.

- Les raisons de son réformisme se trouvent expliquées : il faut faire évoluer la société au jour le jour.

- On comprend mieux son attachement au marxisme : il aspire à un idéal de société identique (ou quasi-identique aux marxistes).

Jaurès se définit par conséquent comme un marxiste d’un genre particulier. Il accepte en partie les théories de Marx, mais souhaite revisiter certains domaines. La lutte des classes perd son pouvoir moteur, au profit d’un espoir de justice et de monde meilleur. Les méthodes d’action divergent, puisqu’il faut améliorer plutôt que détruire. Le passé et le présent doivent être modulés vers un surcroît de justice et d’égalité.

Faire table rase du passé et construire quelque chose de nouveau de toute pièce semble utopique pour Jaurès. Si l’humanité avait dû le faire, pourquoi ne l’aurait-elle pas déjà fait ? L’idée d’une société meilleure est présente dans l’esprit de chacun. Cette idée fluctue et s’entrechoque avec les événements. Au fil du temps, elle s’affine, se précise, influençant perpétuellement les systèmes politiques. Ces derniers sont manifestement de plus en plus égalitaires (cf. passe du cannibalisme à l’esclavage…) et ne cessent jamais de l’être. Les réformes politiques prises au sein du gouvernement prennent ainsi toute leur valeur. Elles permettent l’amélioration du système, vers un idéal à atteindre : la société communiste.

Jaurès oppose aux théories de Marx l’œil du philosophe. Après tout, Marx n’est pour lui qu’un penseur supplémentaire, au même titre qu’un Kant, Hegel ou Fichte. Il peut le contester, prendre ce qui lui paraît intéressant, critiquer ce qui l’est moins. Marx n’est pas une référence absolue, il est juste le créateur d’un système philosophique.

457 Ibid., p. 19.

A la différence des guesdistes et de Lafargue en particulier, pour Jaurès l’œuvre marxiste n’est pas une « bible » à laquelle on ne peut toucher. Les textes laissés par Marx ne constituent pas un système parfait et définitivement figé. Ils constituent des enseignements et des pensées prenant place dans un processus global de réflexion, allant toujours vers plus de précision dans la compréhension de l’homme et son milieu. Mais Marx n’est pas le point final absolu, il est un des rouages de l’évolution humaine.

Partant de cette position, il est dès lors logique pour Jaurès de chercher par le réformisme, l’application de ses convictions. Il est aussi logique qu’il entre en conflit avec « l’aile dure » socialiste. Ces derniers voyant dans Marx non pas une évolution mais un point terminal dans l’histoire humaine : tout étant dit, rien n’évoluerait maintenant autrement que l’avait prédit

« le maître ».

Il parait évident que Lafargue, gendre de Marx, malgré ses doutes et ses imperfections idéologiques, ne pouvait sans se renier accepter une remise en cause des principes définis par le maître.

En combattant les conceptions de Jaurès, Lafargue agit en intégriste, en gardien d’un dogme parfois le dépassant… En quoi Jaurès pouvait-il se permettre de critiquer une idéologie jugée parfaite et sans faille ? En refusant le dialogue, Lafargue s’enferme dans ses certitudes.

En n’ayant qu’une connaissance fragmentaire du marxisme, il ne peut s’élever à sa logique globale. Jaurès, de par ses connaissances philosophiques, appréhende les théories de Marx dans leur globalité. Toute la différence entre Jaurès et les marxistes se résume durant cette période. Application fragmentaire sans connaissance globalisante de la philosophie marxiste et critique et recherche d’une amélioration d’une philosophie complexe.