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Contribution au développement du matérialisme historique

Dans les premières pages du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels donnent un aperçu de leur vision de l’histoire : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, seigneur et serf, maître et compagnon, bref, oppresseurs et opprimés ont été en constante opposition , ils se sont mené une lutte sans répit, tantôt cachée, tantôt ouverte, une lutte qui s’est chaque fois terminée par une transformation révolutionnaire de la société toute entière ou par l’anéantissement de deux classes en lutte488. »

Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique489, de 1880, Engels développe sa conception du matérialisme historique. Il la définit lui-même comme « une conception du cours de l’histoire qui recherche la cause première et la force motrice décisive de tous les événements historiques importants dans le développement économique de la société, dans la transformation des modes de production et d’échange, dans la division de la société en classes distinctes qui en résulte et dans les luttes de ces classes entre elles490. »

Marx développe la conclusion suivante au sein du Capital 491 , : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. »

En se fondant sur les principes jetés ça et là dans les ouvrages de ses deux mentors, Lafargue estime que le renforcement de la théorie marxiste nécessite une histoire de l’humanité définie sous un point de vue matérialiste. Dans son ouvrage Origine et évolution de la propriété il tente d’aborder ce sujet. Le Manifeste du parti communiste lui donne des pistes avec ses analyses fragmentaires. De même, Engels dans Socialisme utopique, socialisme scientifique, produit quelques analyses circonstanciées. La plupart de ces pistes se veulent orientées par l’histoire des peuples allemand ou anglais. Mis à part les ouvrages de Marx sur La lutte des classes en France492 ou Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte493, ce dernier ne produit pas d’étude spécifique à La France.

L’ouvrage le plus sérieux sur la question semble être L’Origine de la famille de la propriété privée et de l’État

494 , de Engels qui paraît en octobre 1884, à Zurich. L’ouvrage n’est traduit en français qu’en 1893. Lafargue s’inspire en grande partie de ce texte, tout au moins en ce qui concerne les origines de l’humanité. Tout le reste de l’ouvrage, spécialement orienté sur la France, présente une réelle nouveauté. En effet, il réalise une analyse marxiste de la situation mettant en valeur l’importance de l’économie dans l’évolution des sociétés humaines, le rôle permanent joué par « la lutte des classes » et les perspectives d’évolution de la société capitaliste vers son indubitable implosion. Avec son étude sur Les Trusts

488 Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, Le livre de poche, Paris, 1973, 112 pages, p. 5.

489 Résumé de Engels de trois chapitres de l’Antu-Dühring et traduction en français par Paul et Laura Lafargue. Il paraît en trois parties dans La revue socialiste, le 20 mars, 20 avril et 5 mai 1880.

490 Socialisme utopique et socialisme scientifique, op. cit., Introduction à la première édition anglaise.

491 Tome 1, op. cit.

492 Karl Marx, Les luttes de classes en France 1848-1850, Éditions Sociales, Paris, 1984, 250 pages.

493 Karl Marx, Le dix-huit Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Éditions Sociales, Paris, 1984, 200 pages.

494 Friedrich Engels, L’origine de la famille de la propriété privée et de l’État, Paris Éditions Sociales, 1983, 322 pages.

Américains

495 , il prolonge la portée de cet ouvrage en développant une analyse fortement documentée sur un thème totalement nouveau pour l’époque. Son analyse économique présente une approche pertinente, même pour une obédience non-marxiste, ses conclusions et le développement de perspectives communistes apparaissent dignes d’intérêt.

Pour ses interprétations des grands mythes classiques Lafargue n’innove pas et use du même postulat : les faits économiques sont à l’origine de tout.

Dès lors, Lafargue ne va pas échapper à l’erreur de toujours partir de cette seule hypothèse. Ses ouvrages vont souffrir de ce vice structural découlant des travaux de Engels et Marx, qui « par des formulations insistant sur l’essentiel mais fatalement trop générale y poussaient.496 »

Victimes de leurs propres erreurs, Engels explique dans une lettre à Franz Mehring du 14 juillet 1893, que Marx et lui-même se sont « d’abord attachés à déduire les représentations idéologiques, politiques, juridiques et autres ainsi que les actions conditionnées par elles des faits économiques qui sont à leur base » et qu’ils « avaient eu raison », et il reconnaît qu’en

« considérant le contenu, ils avaient négligé la forme, la manière dont se constituent ces représentations. […]. Ainsi admettait-il la responsabilité qu’ils portaient dans le fait que « les jeunes donnaient plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique497. » »

Lafargue transforme le matérialisme historique en une sorte de dogme rigide, pouvant tout expliquer. Les ouvrages que nous allons commenter en sont malheureusement de tristes exemples, illustration concrète d’un appauvrissement spectaculaire de la théorie marxiste.

Dans son excellente biographie de Lafargue, Leslie Derfler498 rappelle les critiques formulées par Sorel499 à l’encontre du gendre de Marx (traduit par nos soins) :

« Sorel accusait Lafargue d’avoir discrédité les méthodes d’analyses marxistes par des applications touchant parfois au grotesque. Il soutenait que Lafargue n’était pas le plus astucieux des théoriciens marxistes des années 1890. Sa méthode consistait à expliquer le matérialisme historique comme « un orgue de Barbarie », en répétant les mêmes partitions encore et encore, dans des sujets où il n’était pas expert. Sorel ajoutait, que quand quelqu’un s’étonnait du peu de bruit que faisaient ses découvertes, Lafargue attribuait le manque de louanges à l’ignorance des historiens bourgeois. La bonne volonté de Kautsky à publier les textes de ce dernier, contribuèrent à donner une image caricaturale de l’école marxiste, en soutenant Lafargue comme un représentant accrédité du marxisme. »

Lénine qualifiera à son tour Sorel « d’esprit brouillon bien connu », mais dans ce cas précis, son opinion sur les travaux de Lafargue s’avère bien fondée.

495 Paul Lafargue, Les Trusts Américains, V. Giard & E. Brière, Paris, 1903, 147 pages.

496 Op. cit., Dictionnaire critique du Marxisme, p. 729.

497 Ibid.

498 op. cit., Tome 2, p. 193 : ”Sorel charged Lafargue with having discredited Marxist methods of analyses by false applications that touched on the grotesque. More astute Marxists theorists of the 1890s, he insisted, had to explain that historical materialism as a “barrel-organ” whose approach was “to take by a single scrap” subjects he was not expert in and repeat old refrains over and over. Sorel added that when expressing amazement at how

“little noise” his discoveries made, Lafargue attributed his lack of acclaim to the ignorance of bourgeois historians. And so Kautsky’s willingness to publish Lafargue’s presentations and contributed to a caricaturing of the Marxist school and upheld Lafargue as an accredited representative of its philosophy.”

499 Sorel Georges, (1847-1922), polytechnicien de formation, démissionnant de son emploi aux ponts et chaussées pour se consacrer à l’étude des théories politiques, et en particulier au marxisme.

Nous allons maintenant développer l’analyse de ces différents ouvrages. Notre Chapitre 1 sera consacré uniquement aux études de Lafargue concernant l’évolution de la société humaine dans l’histoire. Dans le Chapitre 2, nous envisagerons deux autres développements du matérialisme historique : une application économique avec les Trusts américains ; une autre liée à l’interprétation des mythes.