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Chapitre 3 : Une grammaire du toponyme

3.2. Types et prototypes des toponymes

Nous venons de montrer que les toponymes ont une morphologie très riche. Ils sont composés de mots lexicaux, grammaticaux53, mais aussi de chiffres. Parmi les mots lexicaux on retrouve non seulement les substantifs et les adjectifs, mais aussi les adverbes et les verbes. Parmi les mots grammaticaux, les prépositions et les conjonctions. Nous avons cité aussi un toponyme composé d’une seule lettre (Y - commune de la Somme).

52 Déonymisation est comprise par les linguistes francophones comme une transposition de la référence de l’animé vers le non-animé, et l'antonomase comme une figure de style ou un trope, dans lequel un nom propre ou bien une périphrase énonçant sa qualité essentielle, sont utilisés comme nom commun, ou inversement, quand un nom commun est employé pour signifier un nom propre. C’est une sorte de métonymie. Certaines antonomases courantes finissent par se lexicaliser et figurent dans les dictionnaires usuels (« une poubelle », « une silhouette », « un don Juan », « un harpagon », « un bordeaux », « le roquefort », « le macadam », « le gavroche » etc.).

Les linguistes slaves (tchèques, polonais), et anglophones emploient un terme déonymisation pour désigner le fait qu’un nom propre passe dans l’ensemble des appellatifs, et onymisation, quand c’est à l’inverse. Selon Cieślikowa (1990 : 5), on distingue une déonymisation dans sa première phase, qui est une dérivation stylistique, un transfert (‘przeniesienie’) et une dérivation dans la seconde phase, qui est une dérivation sémantique, avec laquelle nous avons à faire quand le lien avec le référent premier est perdu. Cieślikowa appelle cette deuxième étape une transfiguration (‘przechodzenie’). Les deux termes que nous venons de citer ici sont proches de ce que les linguistes français appellent l’antonomase. La deuxième phase de déonymisation de Cieślikowa est une pure lexicalisation dans le sens de Leroy. Ainsi, une dérivation impropre, c’est uniquement une dérivation sémantique, et non pas stylistique, qui ne serait qu’une modification occasionnelle du nom propre.

53 Dans la terminologie de Tesnière (1959).

L’analyse des propriétés morphologiques (la flexion et la dérivation), ainsi que de l’orthographe a montré que les toponymes, en tant que représentants des noms propres ne montrent pas de caractéristiques particulières qui les différencient catégoriquement des noms communs sur le plan morphologique. Comme le dit Molino (1982 : 9) « Dans une langue comme le français ou l’anglais, il n’y a pas de caractéristique morphologique valable pour l’ensemble des noms propres. » et, rajoutons qu’en polonais, il n’y en a pas non plus54. Nous ne pouvons néanmoins pas dire que la catégorie du nom propre n’existe pas. Les noms propres ont des fonctions et des propriétés linguistiques différentes de celles des noms communs. Molino (1982 : 7) définit le nom propre comme

« une catégorie « emic », une catégorie semi-théorique, née de la réflexion mi-théorique mi-pratique du locuteur ». Pour définir ou présenter un nom propre, il faut donc avoir recours à la notion de prototype.

Molino (1982 :7) définit le prototype de la manière suivante : « à chaque mot ou concept est associé un ensemble d’attributs qui constitue le prototype du concept auquel on compare tout objet pour juger s’il se range ou non dans ce concept. Dans le cas du nom propre – pour rester sur l'exemple de l’Europe occidentale- ce sont soit les prénoms soit les noms de famille qui constituent le prototype auquel on rapporte le terme douteux (…) plus un nom aura un comportement qui se rapproche du prototype, c'est à dire le prénom ou le nom de famille, plus il sera ressenti comme nom propre ».

Molino souligne aussi le rôle de la linguistique cognitive comme nouvelle piste qui s'ajoute à l’analyse des noms propres, à côté de la phonologie, de la morphosyntaxe, de la sémantique et de la pragmatique. L’analyse cognitive des noms propres sera néanmoins toujours au carrefour de toutes les autres disciplines comme c'est le cas pour la logique, qui étudie le problème de la sémantique, ou pour l’anthropologie et la socio-linguistique, qui étudient la pragmatique.

La linguiste polonaise Rzetelska-Feleszko cite parmi les noms les plus proches du prototype les noms comme : Warszawa, Poznań, Sienkiewicz, Kowalski, Nowak, Maria, Piotr, etc. Ils ont, selon la linguiste, les propriétés prototypiques suivantes : absence de sens lexical et une référence fixe à l’objet nommé suite à l’acte de nomination.

54 Précisons néanmoins que les linguistes et les grammairiens français insistent sur les ressemblances grammaticales des noms propres et des noms communs, tandis que les linguistes, grammairiens et onomasticiens slaves, (notamment polonais, que nous avons cités) soulignent que certains noms propres diffèrent des noms communs dans leurs propriétés morphologiques, notamment flexionnelles. Kaleta (2005 b : 37) constate néanmoins que les études sur la grammaire des noms propres polonais ne sont pas encore avancées. Et, dans une approche synchronique des noms propres, une analyse morphologique, phonétique et syntaxique complète de l'onymie polonaise et sa « proprialité » n’existe pas.

Selon la linguiste, les noms qui sont des ‘constructions syntaxiques fixes’ (pour garder les termes de Rzetelska-Feleszko) comme : Océan Atlantique, États-Unis, Université Jagiellonne, etc. sont considérés comme « moins prototypiques ». Ils ont toujours une référence unique qui leur est attribuée par l’acte de nomination mais ils ont un sens lexical qui est lisible (transparent) dans la perspective synchronique car ils sont composés de noms communs. Dans les travaux onomastiques slaves, on rencontre parfois le terme ‘les noms propres appellatifs’ pour ce type de noms propres mais Rzetelska-Feleszko le trouve intérieurement contradictoire. Rappelons que que ce type de noms a été appelé « degenerate proper names » (les noms propres dégénérés) par Searle (1972) ou encore « quasi-noms » par Strawson (1974). Gardiner appelle ce type de noms propres « les noms propres composés » et chez Jonasson ce sont des noms propres « mixtes ».

Rzetelska-Feleszko cite encore parmi les noms moins prototypiques les surnoms, qui fonctionnent comme des métonymies ou des métaphores, à partir d’une ressemblance avec l’objet nommé (comme par exemple une Grande Asperge55 – pour une femme mince et grande). Ils fonctionnent aussi comme des noms à référence fixe mais au sein d’une communauté, ils ont un sens lexical et un sens émotif en plus.

En dernier lieu, parmi les noms considérés comme les moins prototypiques, Rzetelska-Feleszko cite les gentilés et les patronymes puisqu’ils sont pluri-référentiels.

Jonasson (1994) distingue les noms propres selon leur construction en proposant deux types :

a) les noms propres « purs », composés d’un ou plusieurs éléments uniquement propriaux comme par exemple : Paris, Wisła, Voltaire, etc. Selon (Waleryszak 2003 : 84) les noms propres purs, qui sont des formes monolexicales, ne sont en général pas précédés d’articles puisque « ils sont à priori monoréférentiels dans l’imaginaire des sujets parlants ». Pourtant nous venons de montrer qu’un grand nombre de noms propres qui sont monolexicaux s’emploie en français avec l’article : les choronymes, les hydronymes et les oronymes.

Le second groupe distingué par Jonasson comprend :

b) les noms propres « mixtes » ou « à base descriptive », composés soit d’un mélange de nom propre et d’éléments empruntés au lexique commun (noms et adjectifs, en général), soit essentiellement d’éléments empruntés au lexique commun.

55 Originalement chez Rzetelska-Feleszko: « Tyczka » – une tige.

Nous allons le diviser en plusieurs types :

b1) les noms composés d’un ou plusieurs noms communs, comme la mer Rouge, Góry Skaliste (Montagnes Rocheuses), etc. et qui sont en français précédés d’un article défini.

b2) les noms composés d’un générique et d’un nom propre pur, comme : la mer Baltique, ulica Krakowska, etc. Ils sont également précédés de l’article défini dans la langue française.

b3) les noms composés d’un nom propre pur et ensuite d’un nom commun, d’un adjectif voire d’un article ou préposition et un nom commun : Aix-en-Provence, Charles le Grand, Kazimierz Dolny, Frankfurt nad Odrą, etc. Ce type de noms n’est pas précédé d’un article dans la langue française.

Waleryszak (2003 : 84) distingue dans son travail encore un autre groupe, le groupe des désignations descriptives. Ce sont les noms composés uniquement d'éléments issus du lexique commun. Il ne s’agit pas de noms de rues, de places, etc. qui sont associés aux noms propres mixtes. Il s’agit de noms de type : la Croix-Rouge - Czerwony Krzyż. Comme le dit Jonasson, « plus le nom propre est senti comme descriptif, motivé et transparent, plus forte est la tendance à le faire précéder de l’article défini » (1994 : 40).

Une autre typologie des noms propres est basée sur le critère « morpho-graphique». On la retrouve chez Daille et alii (2000) où la base de la typologie est la marque graphique- la majuscule. Dans cette typologie, les noms propres comprennent : - les noms propres « simples » : composés d’un élément unique capitalisé : Paris

- les noms propres « complexes » : composés de plusieurs éléments, tous capitalisés : l’Arc de Triomphe

- les noms propres « mixtes » : composés d’un mélange d’éléments, dont certains commencent par une majuscule : porte de Versailles, tour Eiffel

Comme le constate Lecuit (2012 : 66) « cette typologie se heurte néanmoins à une difficulté : la non-systématisation des règles de l’orthotypographie. Ainsi, on trouve indifféremment : la mer Noire, la Mer Noire. Les deux graphies d’un nom propre sont complémentaires car elles apparaissent dans des contextes différents ». Nous allons observer également dans notre corpus que l'orthographe avec ou sans majuscule n'est pas toujours bien établie dans l'usage, même si, pour les toponymes, il existe des règles orthographiques bien définies.

Dans la plupart des typologies linguistiques, on cite les anthroponymes comme étant les noms propres les plus proches du prototype. Cette tendance « pro-anthropologique » dans la linguistique peut être l’effet de l’interprétation du mot

« propre » selon la traduction du terme grec, citée dans le chapitre 2 en tant que propriété, un élément qui appartient. Ainsi quand on pense aux objets qui possèdent un nom, ce seront d’abord des êtres animés. Cela peut être une des raisons pour lesquelles les anthroponymes sont cités dans la plupart des analyses linguistiques et logiques des noms propres. Nous avons tout de même prouvé, que les noms propres les plus proches du prototype, selon les critères de monoréférentialité, sont les toponymes. La seule typologie des noms propres qui mette au premier plan les toponymes est celle de Cislaru (2005), où il s'agit du critère structurel, selon lequel Cislaru compare les noms de pays aux noms d'institutions.