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La réflexion sur le nom propre dans les idées philosophiques et linguistiques

Chapitre 2 : Théories des toponymes

2.3. La réflexion sur le nom propre dans les idées philosophiques et linguistiques

Plus que les linguistes, ce sont les philosophes et les logiciens qui se sont intéressés à la sémantique du nom propre et qui ont, de Stuart, Mill et Frege à Kripke, orienté les recherches.

(Molino 1982 : 12)

L'intérêt pour les noms propres s’est manifesté très tardivement chez les philosophes. Par ailleurs, la linguistique, qui jusqu'à la fin du XIXe n'existait pas en tant que science indépendante, s'y est intéressée encore plus tardivement.

Nous avons parlé des influences de l’antiquité sur les théories du nom propre au début de ce chapitre. La théorie de convention des noms propres de Platon, présente dans Cratyle - où le personnage principal constate justement que les noms propres relèvent de la pure convention puisque les Grecs avaient l’habitude de nommer leurs esclaves-, est aussi présente chez les empiristes comme Locke et Hobbes. Locke (1690/1995) écrivait que si les signes linguistiques étaient naturels, il n'existerait qu'une langue. Or, comme le constate Czerny (2011), pour Locke l'adjectif « naturel » n'avait pas le même sens que pour Platon.

Ce sont vraiment les XIXe et le XXe siècle qui ont donné un éclat aux théories sur les noms propres. La logique s'est intéressée aux noms propres en général en tant qu'unités qui, selon les théories, sont exclues ou incluses dans le système de la langue, étant dépourvues ou pourvues de sens. Cette question a été soulevée par les philosophes bien avant les linguistes. L'approche logique concernant le sens des noms propres se manifeste dans deux théories opposées. Nous allons évoquer dans cette partie les théories les plus populaires.

Les termes utilisés dans la logique : noms individuels ou singuliers équivalent à ce que l'on appelle dans la linguistique les noms propres, puisqu'ils ne désignent qu’un seul et unique objet : « Le nom Individuel ou singulier est un nom qui ne peut être affirmé, avec vérité dans le même sens que d'une seule chose » (Mill 1988 : 27).

Le débat sur le nom propre ramène à la question suivante : les noms propres sont-ils ou non pourvus de sens ? Gagnent-ils en signification dans l'acte de parole par association des traits caractéristiques de l'objet qu'ils nomment ? Il apparaît ainsi une notion de signification autre que lexicale.

La première théorie disant que les noms propres sont dépourvus de signification est celle d'un logicien écossais, J. S. Mill (1988), qui a introduit la notion de

« connotation » et de « dénotation ». Selon lui les noms propres dénotent mais ne connotent pas. La dénotation y est comprise en tant qu'ensemble d'éléments désignés, c'est-à-dire l'extension, l’étendue du nom. La dénotation du nom individuel c'est donc un objet individuel, unique. La dénotation du nom individuel France est le pays, la France elle-même. La dénotation du nom propre est donc limitée à un seul objet. Le terme dénotation est aussi utilisé en tant que « référence » et en tant que « Bedeutung » chez Frege.

La connotation du nom c'est le contenu linguistique, autrement dit, son

« intension ». Elle est constituée d’un ensemble de traits caractéristiques attribués à tous les représentants du nom qui n’appartiennent qu’à eux. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Kaleta (2005b : 20) le nom villa connote les traits suivants : une maison confortable, luxueuse, d’une certaine beauté. Les maisons qui ne présentent pas tous ces traits ne sont pas des villas. La connotation de Mill équivaut à la signification du nom et il s’agit ici de la signification lexicale. Le terme connotation est bien sûr utilisé dans des contextes différents, ayant alors une signification différente.

À la fin du XIXe siècle le philosophe allemand G. Frege a formulé une théorie, complètement opposée à celle de Mill, disant que les noms propres ont un sens. Le sens de Frege est nommé en allemand Sinn en opposition à Bedeutung, la signification. Pour Frege, le sens est objectif et a une valeur commune, c’est-à-dire, qu’il est connu par tous les locuteurs. On peut avoir des associations liées au sens commun qui sont individuelles et cela ne constitue pas le sens. Nous allons reparler de la théorie de Frege dans la partie II de cette thèse, dans le chapitre concernant les allonymes. Pour Frege, il paraît évident qu’un nom propre a un sens. C’est la condition sine qua non pour que le nom puisse être relié à son référent.

« A proper name must at least have a sense (...); otherwise it would be an empty sequence of sounds and it would be wrong to call it a name ». (Beaney 1997 : 180)

Une polémique sur la signification des noms propres a été soulevée par B. Russell (1919). Pour ce philosophe, les noms propres sont des abréviations des descriptions définies. Ils se substituent aux descriptions définies. Leur signification est descriptive et résulte des traits caractéristiques des objets nommés. La fonction du nom propre est donc une fonction référentielle, autrement dit, d’indication ou de désignation, en tenant compte de l’ensemble de descriptions définies (originalement : backing of description thesis). Du même avis étaient les philosophes P. F. Strawson (1974) et J. R. Searle (1958). Le premier considérait que le nom propre n’a aucune valeur sans le background en tant que descriptions définies et le second disait que le nom propre est une somme des traits attribués à son référent. Pour Searle, le sens des noms propres doit plutôt être interprété comme un « faisceau de descriptions », étant donné que les individus peuvent avoir une « description identifiante » différente.

Parmi les philosophes pour lesquels les noms propres ont la capacité référentielle la plus grande nous pouvons spécialement citer les noms de Russell (1905), Wittgenstein (1953), Searle (1958), Strawson (1974) ou encore Frege (1979:124), qui dit :

« (...) it is via a sense, and only via a sense that a proper name is related to an object ».

L'idée de surcharge de sens est évoquée par Weinreich (1996) qui propose le concept d’« hypersémanticité » des noms propres. Et ce point de vue a déjà été présenté par Bréal (1897 : 198) :

« Si l'on classait les noms d'après la quantité d'idées qu'ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs de tous, étant les plus individuels (...) ».

Une polémique contre les théories des descriptions définies a été soulevée par S.

A. Kripke et K. S. Donnellan (1966). Selon ce dernier, chaque personne peut donner une description définie différente pour un seul objet, selon ses propres associations. Les descriptions définies peuvent changer au cours du temps et selon les opinions sur l’objet désigné. Le problème soulevé par les philosophes est néanmoins analysé à l’aide des noms des personnages historiques, ou comme le dit Jonasson, de « notoriété » qui ont déjà un niveau de « communisation » et de « lexicalisation ». Les noms comme Aristote ou Socrate sont introduits dans le lexique à l’aide des descriptions définies et ainsi définis dans des entrées encyclopédiques. Pour Kripke, la source et le lien de la référence entre le nom propre et l’objet qu’il désigne est la chaîne de communication et non la description définie ou ce que le locuteur pense sur l’objet en question. Le nom réfère à l’objet grâce à une certaine convention ou tradition qui est liée à l’acte de nomination ou de baptême. Quand on utilise un nom propre, il réfère à l’objet même si nous ne pouvons pas l’identifier en tant que tel. Le nom propre garde donc sa fonction référentielle même sans l’aide des descriptions définies qui décrivent les traits caractéristiques du référent.

De même, nous revenons aux théories disant que les noms propres sont complètement dépourvus de signification. Nous regroupons parmi ces théories avant tout la théorie millienne et la théorie kripkéenne. Kripke définit le nom propre comme un « désignateur rigide» qui est attribué à son référent par une « cérémonie de baptême

» (‘naming ceremony’). Kripke oppose ainsi le nom propre à la description définie, car selon lui, la description définie n’a pas toujours le même référent. Certes. Prenons comme exemple la description définie la capitale de la Pologne qui n’a pas toujours le même référent. En fonction de l’époque cela pouvait être Gniezno, Cracovie ou Varsovie.

Le « désignateur rigide » de Kripke peut être comparé à la théorie de la « référence directe» de Mill (1843 : 40) : « Proper names are attached to the object themselves, and are not dependent on the continuance of any attribute of the object ».

Dans les théories de Mill et de Kripke, les noms propres fonctionnent comme une sorte d’index ou des pronoms démonstratifs, qui sont des expressions dépourvues de toute description. Pour Kripke les noms propres qui sont des désignateurs rigides,

peuvent être comparés à une sorte d’étiquette qui est liée à son référent d’une manière unique, stable et immuable. Reprenons l’exemple de Mill (1843 :21) :

« A town may have been named Dartmouth, because it is situated at the mouth of the Dart. But it is no part of the signification of the word Dartmouth, to be situated at the mouth of the Dart. If sand should choke up the mouth of the river, or an earthquake change its course, and remove it to a distance from the town, the name of the town would not necessarily be changed. That fact, therefore, can form no part of the signification of the word; for otherwise, when the fact confessedly ceased to be true, no one would any longer think of applying the name. »

Pour reformuler cette citation, le nom propre peut être attribué à l’origine à son référent en fonction des caractéristiques qui le définissent au moment de l’attribution, mais les caractéristiques du référent ne sont pas prises en considération en ce qui concerne le sens du nom propre. Cet avis est partagé par Ullmann (1952:24), pour qui on ne peut pas dire qu’on comprend un nom propre mais qu’on peut dire à quoi il réfère :

« Les noms propres n’ont pas de sens et, par conséquent, la notion de signification ne s’applique pas à eux. La fonction d’un nom propre est l’identification pure : distinguer et individualiser une personne ou une chose à l’aide d’une étiquette spéciale. »

Comme le reformulait Leroy (2004:99), nous ne pouvons pas répondre à la question :

« Que veut dire Lima ? », mais nous pouvons dire : « Qu’est Lima ? ». Parmi les philosophes polonais dont les théories s’inscrivent dans cette prise de position nous pouvons citer encore Kotarbiński (1986) et Dąmbska (1973).

Pour le philosophe polonais Grodziński (1973), la signification du nom propre est l’idée d’un objet unique et défini. Selon lui, la plupart des noms propres ont plusieurs référents et il nomme ce type de noms propres des noms pluriréférentiels, à la différence des noms monoréférentiels, qui sont pour lui des noms propres parfaits, prototypes, comme par exemple Europe, Afrique, etc. Nous pouvons constater que les toponymes sont donc plus proches du nom propre modèle - un nom propre monoréférentiel, que les anthroponymes qui sont d’habitude des noms propres multiréférentiels (sauf ceux « de notoriété »). En parlant de la « multiréférentialité » des noms propres, il est important de préciser qu’à la différence du nom commun, le nom

propre, même s’il peut avoir plusieurs référents, réfère à un objet unique dans chacun de ses emplois. Le philosophe utilise les termes classiques scolastiques26 de differentia specifica et genus proximum en constatant que les noms propres n’ont que le genus proximum.

Ceci nous amène aux théories du sens minimal des noms propres et à la linguistique. Selon certains linguistes, comme Leroy, le fait que les utilisateurs de la même langue soient capables de comprendre les noms propres, comme par exemple Loire, Lyon en tant que nom de fleuve et nom de ville, est une preuve que les noms propres ont dans leur structure sémantique des concepts généraux comme fleuve, ville.

Du point de vue de certains linguistes, les noms propres ont au moins un trait sémantique qui indique que l’objet nommé appartient à une des catégories d’objets. Cela veut dire que les noms propres ont donc un sens général. Pour comprendre ce sens, c’est-à-dire, pour comprendre les noms Loire, Lyon, Louis en tant que fleuve, ville, homme, il faut avoir dans son ensemble lexical ces notions générales. On trouve ce point de vue chez Kuryłowicz (1980), Van Langendonck (1982) et Gross (1981).

La théorie du sens minimal des noms propres est présente dans la linguistique cognitive selon laquelle l’esprit humain classifie le monde qui l’entoure en catégories.

Même si on ne sait rien sur l’objet, le sens minimal du nom nous permet au moins de le classifier dans une des catégories connues. Le sens minimal est présent dans la conscience de toute la communauté linguistique et constitue une sorte de savoir référentiel. C’est un élément important du savoir sur le monde qui est autour de l’homme et un élément épistémologique tout aussi important.

Le savoir sur les catégories générales peut être aussi inclus dans les structures morphologiques des noms. Nous allons traiter de la morphologie des noms propres dans le chapitre concernant la grammaire.

26 D'après Kaleta (2005a : 23), trad. Auteure.