• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Une grammaire du toponyme

3.1. Critères et caractéristiques dans la grammaire traditionnelle

3.1.3. Caractéristiques morphologiques des toponymes comparées aux caractéristiques générales des noms propres générales des noms propres

3.1.3.9. Dérivation des toponymes – remarques

La morphologie dérivationnelle des noms propres analyse et essaye de décrire la (possibilité de) formation, de dérivation, de production de mots à base de noms propres, d’analyser également les dérivés en les associant à leurs bases propriales et s’efforce de rechercher des régularités et des lois dérivationnelles.

Molino (1982:10) constate que « le nom propre a une possibilité minimale de productivité » mais qu’en tout cas « les noms propres semblent avoir, moins que les noms communs, la possibilité de s’adjoindre préfixes, suffixes ou mots pour engendrer dérivés et composés. » Pourtant, selon Leroy (2004 : 59), les noms propres sont des sources de dérivation bien réelle. Avec des exemples issus du Trésor de la langue française informatisé, l’auteure distingue trois principales catégories lexicales des dérivés des noms propres : noms communs - tartufferie, lapalissade ; adjectifs - dreyfusard, moliéresque et verbes - stendhaliser, proustifier. A cela on ajoute encore des dérivés constitués sur les bases dérivées « en particulier verbales, attestées ou non, comme les dérivés nominaux en –age marivaudage < marivauder, en –tion balkanisation

< balkaniser, ainsi que la possibilité de nominalisation (ici une dérivation impropre) sur base adjectivale parisien > un parisien, gaulliste > un gaulliste ». Leroy remarque que dans le cas des noms propres, il s’agit presque toujours d’une dérivation suffixale. En

45 Biélorussie, Ukraine et Lettonie jusqu’au IIe partage de Pologne en 1795 faisaient partie de la République de Deux Nations constituée du Royaume de Pologne et du Grand-duché de Lituanie.

L’étymologie du nom Ukraina vient de Krai (Край) qui en slave, avec et son dérivé krajina, signifient

«terre », « région », « principauté », « frontière ». Avec le préfixe « u » le nom entier signifie, de la perspective de la Pologne, « terre à la frontière, au bord de, un territoire découpé ».

La Hongrie faisait partie de l’Empire Austro-Hongrois et la Slovaquie de la Tchécoslovaquie.

46 Par exemple Wprost, consulté le 12 février 2014 : http://www.wprost.pl/ar/433835/Dziennikarze-Bielsatu-pobici-na-Ukrainie/

Mais les organismes d'état, comme par exemple l'agence nationale de culture, ont plutôt la tendance d'employer la préposition w et do : culture.pl/pl/wydarzenie/rok-lutoslawskiego-w-ukrainie – consulté pour la dernière fois le 12 février 2014.

français, les trois suffixes, -ais/-ois, -ien, sont employés le plus souvent. Mais il y a aussi bien des cas de la dérivation sémantique que Leroy appelle conversion, et que nous allons évoquer dans la partie suivante.

Du point de vue de Gardiner (1954), la possibilité de faire dériver des mots à partir des noms propres relève du fait d’incarnation de certains noms propres (embodied nouns - par rapport aux noms propres « désincarnés » disembodied). Les noms propres incarnés sont rattachés à leur référent d’une façon stable, comme Socrate, Descartes, Dante, Marx, etc. De l’autre côté, Gardiner parle des noms propres désincarnés comme les prénoms par exemple : Jean, Anne, Mathilde, qui ne sont que des formes phoniques et lexicales ; ils sont stockés ainsi dans notre conscience, mais leur référent n’est pas stable. Cela nous ramène quelque peu à la notion de communisation de Jonasson (1994) à cette réserve près que Jonasson remarque que les noms propres incarnés sont aussi des formes phoniques et lexicales, et que les noms propres désincarnés peuvent à chaque moment être actualisés, donc s’incarner. Ainsi, comme le dit Leroy (2004 : 61) « chaque nom propre peut-être en principe considéré tantôt comme désignateur d’un référent particulier, et donc incarné, tantôt en tant que forme de la langue, et donc désincarné ».

En ce qui concerne les toponymes, toujours dans l’optique de Gardiner, ils sont incarnés, selon Leroy, puisqu’ils renvoient à un lieu précis. Mais au moment où les toponymes servent à créer des gentilés, ils deviennent désincarnés, puisqu’on ne s’intéresse qu’à leur séquence phonique en tant qu’unité lexicale dans le sens qu’en interprétant un gentilé, « on s’arrête à la forme du nom propre : toulousain est interprété comme « habitant un lieu qui a pour nom propre Toulouse ». Tandis que, selon l’auteure, en interprétant un dérivé d’un nom incarné, on passe par leur contenu sémantique et par l’association qu’on fait à propos de son référent. Exemple : pantagruelesque a toutes les propriétés qu’on attribuera à Pantagruel. Ainsi entre l’anthroponyme et son dérivé, il y a une ressemblance, ce qu’on ne peut pas dire à propos du toponyme et du gentilé.

La dérivation de toponymes peut être illustrée ainsi :

Toponyme (incarné) → le dérivé gentilé (désincarné)

A la différence de celle des anthroponymes :

Anthroponyme – (dans la plupart désincarnés - quand il s’agit des noms sans

« notoriété ») → le dérivé (incarné - la dérivation passe par un concept)

Cela ne veut pas dire que les toponymes ne peuvent pas être des sources de dérivations qui seront aussi incarnées. Aux noms comme balkaniser, moscoutaire47 on attribuera le sens et les connotations que nous avons par rapport au toponyme source.

« L’interprétation d’un dérivé sur la base d’un nom propre (incarné ou désincarné) s’appuie bien entendu sur le sens qu’on accorde à celui-ci : minimal pour les noms propres désincarnés, bien plus important et plus spécifique pour les noms propres incarnés » (Leroy 2004 : 62).

a) Dérivation des gentilés

De tous les dérivés que nous avons mentionnés, c’est-à-dire, nominaux, verbaux et adjectivaux, ce sont les derniers qui sont les plus nombreux. Même si le sujet de la dérivation des noms propres n’est pas souvent abordé, la dérivation des toponymes qui consiste en la formation des gentilés (ethnonymes) est très productive. Les gentilés, étant dans la langue française des dérivés adjectivaux et par dérivation impropre devenant ensuite des noms, constituent un cas particulier dans la dérivation en général.

La dérivation toponymique des gentilés en français est en général assez régulière.

Elle est très régulière pour les gentilés de nationalités, et moins pour les gentilés locaux, qui du point de vue synchronique, peut parfois être irrégulière, ex. Pézenas -> les Piscénois, Corps-Nuds -> les Cornusiens, Saint-Trivier-de-Courtes -> les Trivicourtois48, etc., ou bien, des cas bizarres telles que : les Upsiloniens qui sont les habitants de la commune nommée Y, que nous avons déjà mentionnée.

Le gentilé de nationalité correspond tout simplement à l’adjectif dérivé du nom du pays, mais il s'écrit toujours avec une majuscule. Exemples :

Pologne : polonais, polonaise, un Polonais, une Polonaise

Norvège : norvégien, norvégienne, un Norvégien, une Norvégienne Mais il y a quelques exceptions :

47 Exemples cités d’après Leroy (2004).

48 Cf. Site avec tous les gentilés français (ethnonymes) http://www.habitants.fr/index.php

Bulgarie : bulgare, bulgare, un Bulgare, une Bulgare Grèce : grec, grecque, un Grec, une Grecque

Suisse : suisse, suisse, un Suisse, une Suissesse mais aussi Suisse (m/f)49

En polonais, la formation des gentilés est beaucoup plus compliquée et irrégulière. Les noms d'habitants ne correspondent pas aux adjectifs, comme c'est le cas dans la langue française. Exemples :

Angola (pays)- adjectifs : angolski (m. s.), angolska (f. s.) ou angolijski, angolijska ; gentilés : Angolijczyk (m.), Angolijka (f.), Angolijczycy (pl.); ou : Angolczyk (m.), Angolka (f.), Angolczycy (pl.)

Belgia (pays) - adj. : belgijski (m.), belgijska (f.) ; gentilés : Belg (m.), Belgijka (f.), Belgowie (pl.)

Czechy (pays) : adj. : czeski, czeska, gentilés : Czech (m.), Czeszka (f.), Czesi (pl)

Les gentilés des habitants des villes sont également irréguliers et, en opposition aux gentilés de nationalité, s'écrivent avec la minuscule. Ex. :

Praga : adj. : praski, praska, gentilés : prażanin (m.), prażanka (f.), prażanie (pl.)

Comme on le voit dans les exemples, un gentilé peut être formé dans la langue polonaise par une dérivation inverse, par suffixation, ou avoir une forme différente. La question est compliquée même pour les utilisateurs natifs de la langue, surtout pour les habitants des pays lointains, exotiques ou récemment constitués50.

Pour certains gentilés, dans les langues polonaise et française, il existe deux formes51. Il existe aussi des formes de gentilés morphologiquement éloignés du nom de

49 Pour tous les noms officiels de pays ainsi que les gentilés des pays étrangers voir : le site de la Commission de toponymie, de la division francophone auprès du GENUNG (consulté le 24 mars 2013) : http://www.toponymiefrancophone.org/divfranco/Bougainville/Liste_generale.aspx?nom=liste_pays 50 Pour cela, les commissions dans chaque pays élaborent des listes de noms officiels de pays, de leurs habitants et des capitales, que nous avons mentionnées dans ce paragraphe et dont nous allons parler davantage dans la partie II.

51 La Commission polonaise de normalisation des noms géographiques, Komisja Standaryzacji Nazw Geograficznych poza Granicami Rzeczypospolitej Polskiej, a élaboré avec la liste de pays, une liste de gentilés ainsi que les noms de capitales et de leurs habitants. On trouve ces informations dans la publication de la commission.

pays mais justifiés culturellement par l’usage linguistique, comme le gentilé polonais Amerykanin qui ne concerne que l’habitant des États-Unis d’Amérique, et de même pour le gentilé français Américain, qui a pourtant encore deux autres équivalents : États-Unien, États-Unienne ; Étatsunien, Étatsunienne(cf. GENUNG – division francophone).

Pour ce qui concerne la dérivation adjectivale à partir des toponymes polonais, nous y consacrerons notre attention lors de l’analyse de notre corpus, et particulièrement, dans la stratégie d’exonymisation par assimilation.

b) Dérivation inverse et dérivation hypocoristique

Du point de vue diachronique, beaucoup de toponymes sont formés sur la base de la dérivation hypocoristique : Biała -> Białka, Wisła -> Wisełka, etc. Ces formes hypocoristiques restent transparentes pour les locuteurs contemporains. Ce sont des formations linguistiques courantes. La langue polonaise semble avoir une morphologie dérivationnelle plus développée que la langue française. En polonais, il est très facile et acceptable de créer des formes hypocoristiques de tous les noms. Les toponymes sont également concernés.

Nous venons de voir que même si beaucoup d’auteurs d’ouvrages linguistiques considèrent les noms propres comme ayant des possibilités minimales de dérivation, ces derniers ne sont pas uniquement des sources d’abréviations hypocoristiques des prénoms, ni uniquement des bases de la création des gentilés, en ce qui concerne les toponymes, mais de véritables sources de dérivés de différents types.

« La morphologie des noms propres est donc un domaine particulièrement mal connu (….) l’existence et la possibilité de nombreux dérivés construits sur la base de noms propres laissent entrevoir des fonctionnements sémantiques complexes. Ce dernier aspect est un des moins étudiés à ce jour ». (Leroy : 2004, p. 63)

Ainsi, en dehors des créations toponymiques, il existe dans la langue courante des dérivations hypocoristiques ou inverses ayant un fonctionnement sémantique particulier. Pour Varsovie, on entend souvent Warszawka, dérivée de Warszawa, qui est une forme lexicalisée, acceptée par les lexicographes, mais, en opposition aux

http://ksng.gugik.gov.pl/english/files/countries.pdf (consulté le 24 mars 2013)

connotations affectueuses des formes hypocoristiques, cette forme a une connotation péjorative car elle est employée le plus souvent par les habitants de la province pour désigner les habitants de la capitale polonaise (comme ‘un parisien’ du point de vue de la province française). Remarquons que les formes hypocoristiques en polonais sont souvent plus longues que les formes de base. La dérivation hypocoristique en polonais consiste le plus souvent en l’insertion d’un infixe ou d’un suffixe au nom. En français, par contre, la dérivation inverse, comme la place Maubert : la Maub ou la rue Mouffetard : la Mouff ou la Mouffe est très répandue parmi les jeunes, qui dans le cas de la rue Mouffetard associent les environs du quartier latin de Paris à un lieu de fête et de sorties. De telles dérivations font objet de la sociolinguistique ou du courant qu’on appelle socio-toponymie.

c) Dérivation impropre, antonomase, déonymisation

La dérivation par suffixation a été décrite ci-dessus, mais il existe encore des dérivations qu’on pourrait classifier en tant que « dérivations impropres » et dans le cas des noms propres, les linguistes parlent de dérivation implicite ou encore de conversion lexicale, c’est-à-dire, sans modification de la forme du nom. Dans cette sous-partie nous n’allons que mentionner quelques emplois particuliers du toponyme. Il s’agit de l’emploi modifié ou métaphorique, qui est tellement répandu qu'il passe inaperçu auprès des locuteurs.

Les noms propres ayant une notoriété sont le plus souvent les sources de dérivations diverses. Comme on peut le supposer, une conversion lexicale consiste surtout à nommer les chrématonymes : scotch, post-it, frigidaire, mobylette, poubelle, hoover, silhouette et des anthroponymes : scroodge, tartuffe, gavroche, harpagon, don Juan, etc. Mais il existe aussi des emplois modifiés avec les toponymes : Sajgon (désordre en polonais), Wersal/Versailles (luxe ou courtoisie excédents), et même des expressions comme Polnische Reichstag (chaos et l’impossibilité de prendre une décision), etc. Ces emplois peuvent avoir des connotations diverses.

Si le premier type d’exemples de chrématonymes et d’anthroponymes fait partie du lexique courant, le deuxième forme en quelque sorte des expressions imagées qui n’expriment plus leur sens premier, c’est-à-dire, qui ne renvoient à leur référent premier qu’à travers des connotations figées culturellement. Le premier groupe présente donc le

cas d’une déonymisation52 (antonomase, métonymie), le deuxième, un cas de métaphorisation.

Dans le cas des noms propres, nous avons plusieurs types d’antonomases : métaphore, métonymie et synecdoque. Quand il s’agit des créateurs et de leurs œuvres, c’est plutôt la synecdoque, comme dans le cas de la synecdoque lexicalisée de watt, diesel, ampère, etc. Une métonymie avec des toponymes consiste par exemple dans l’emploi du nom d’un bâtiment pour une institution qui s’y trouve ex. Quai d’Orsay pour le Ministère des affaires étrangères. Encore que, dans cet emploi, nous pouvons observer la relation d’inclusion, donc la synecdoque aussi. Les toponymes subissent aussi la lexicalisation par métonymie surtout en tant que noms d’origine pour les produits alimentaires. Les fromages, les vins français en sont le meilleur exemple, mais il y en a bien d’autres. En polonais ce sont souvent les eaux minérales, la poterie, etc., par exemple : Żywiec, Ćmielów.