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PARTIE II TOPONYMIE APPLIQUÉE

Chapitre 2 : Dimensions de fonctionnement des toponymes

2.1. Rôle des noms propres dans la société

En même temps que la logique étudiait le sens (ou le manque de sens) des noms propres, l'anthropologie étudiait ses fonctions. Et c'était bien avant l'onomastique et la linguistique. Avec la Pensée Sauvage de Lévi-Strauss, nous sommes dans le contexte pragmatique et dans l’usage des noms propres dans les cultures. Du point de vue de l'anthropologie, les noms propres constituent une sorte de liaison entre le langage et la société. A la différence de l'onomastique, dans l’approche anthropologique, c’est la pragmatique qui compte. Et « la sémantique est liée à la pragmatique : certains des aspects de la signification correspondent à des usages du nom propre. Nous sommes ainsi passés du sens à l’usage, du langage à la société » Molino (1982:17). Pour Lyons (1977), c’est dans l'étude de l’usage des noms propres que se manifeste leur particularité par rapport aux noms communs. Cela ne met tout de même pas en opposition le nom propre et le nom commun, car comme le constate Molino (1982 : 17), il y a des « usages analogues dans les deux catégories, mais il y en a d’autres qui sont particuliers aux noms propres ». D'après Molino (82 :17), on distingue quatre usages particuliers :

- Mise en correspondance d’un individu avec un nom propre qui se fait par les deux actes : présenter le nom de l’individu en question : Je te présente Jean Dujardin; Cette ville s’appelle Cracovie et indiquer la coïncidence entre un individu et le nom déjà connu:

Voilà Paris, c’est Jacques

- Usage référentiel : Michel Houellebecq sort un nouveau roman ; Marie danse très bien - Usage vocatif autrement appelé par Granger « interpellation ». Ce sont des emplois de type Paul, fais attention ! Pierre, viens ici !

- Le baptême, qui consiste à donner un nouveau nom à un individu. C’est un « acte social par excellence et le seul acte susceptible de donner naissance à un anthroponyme ».

Dans cet usage particulier on emploie des verbes performatifs : je te baptise …., je t’appelle …, je te nomme…

Les expressions de type : un homme appelé Pierre renvoie explicitement ou implicitement à l’acte de baptême. La dernière fonction, le baptême, repose sur le

« caractère arbitraire » des noms propres comme le dit Molino. Les noms propres certes, sont arbitraires dans la mesure où on ne trouve pas de ressemblances entre le nom

propre et son référent, mais les anthroponymes ne sont quasiment jamais attribués de façon complètement arbitraire. On les attribue selon de nombreuses et complexes conventions sociales qui sont significatives en elles-mêmes, et le fait de ne pas suivre ces conventions est également significatif.

Dans le cas des toponymes, l’acte de nommer n’est pas arbitraire non plus car cela se passe, selon les hypothèses des onomasticiens, à travers des noms communs qui ont un sens (premier) qui réfère presque toujours à la nature, au type de l’objet nommé ou à sa ressemblance à quelque chose d’autre (dans le cas des nombreux noms de lieux ayant un sens descriptif, et souvent poétique Huang-he – ‘fleuve jaune’, Rocky Mountains, etc). Certains lieux, entités géographiques, parfois ne portent pas de noms. Ils sont tout simplement numérotés (routes, autoroutes, montagnes). Cependant, si on regarde des noms donnés dans les différentes langues pour le même objet, on trouve dans les systèmes de nomenclatures toponymiques des éléments de l’arbitralité, selon la logique de chacune de ces langues. Prenons par exemple les noms de pays, auxquels les peuples voisins et les peuples très lointains ont donné leurs propres noms : Deutschland - Germany, Allemagne, Niemcy ; Polska – Poland, Pologne, Lechistan (ancien nom turc), Lengyelország (hongrois) etc.

En ce qui concerne les emplois des noms propres évoqués ci-dessus, la mise en correspondance est un usage dans lequel on rencontre également le nom commun. La différence réside dans la référence unique au nom propre, selon les logiciens (mais cela est contesté par les linguistes), et dans la référence fixe (pour les cognitivistes). L’usage référentiel est souvent cité comme l'usage typique du nom propre. Le baptême et l’interpellation sont néanmoins des emplois uniquement réservés aux noms propres, plus particulièrement, aux anthroponymes. Granger (1982) considère l’interpellation comme l’emploi où se manifeste la spécificité sémiologique du nom propre.

L’anthropologie en mettant l’accent sur l’aspect pragmatique des noms propres essaye en quelque sorte de répondre à la question : à quoi servent les noms propres ? Le philosophe Strawson (1974) évoque une « condition d’utilité » du nom propre qui concerne le fait qu’ « il y a un groupe dans lequel il est nécessaire de faire référence à un individu ; il y a besoin d’assurer la continuité spatio-temporelle de la référence ; il n’existe pas d’autres marques distinctives (titres, descriptions définies) capables d’assurer économiquement (cette) fonction » (dans Molino 1982 : 18).

« Quel que soit le système officiel de nomination (…) le groupe recrée un système propre de nomination – surnoms, abréviations – qui assure, pour les besoins de la communauté et elle seule, la fonction d’identification et de distinction pour tous les individus qui la composent. On pourrait dire qu’il y a un principe de régulation à l’œuvre dans les petites communautés, qui gouverne par les moyens les plus divers cette fonction fondamentale du nom propre. » (Molino 1982 : 18)

Selon Lévi-Strauss (1962) le nom propre dans l’anthropologie « sert à classer et à signifier » La fonction d’identification est la fonction canonique du nom propre ». « La nomination obéit dans toutes les cultures à des règles plus ou moins strictes et qui laissent plus ou moins de place à l’initiative du donneur de nom. Le résultat de l’application de ces règles est, si l’on veut, un code » (Molino 1982 : 18). D’un côté il y a les règles de production du nom propre – la poïétique ; et de l’autre côté le résultat de l’application, dit Molino. Dans l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, l’ensemble des noms propres utilisés dans une culture constitue un ensemble plus ou moins organisé, plus ou moins systématique. « Les noms propres classent, puisqu’ils constituent des classes d’équivalence dans lesquelles se rangent tous ceux qui portent un même élément de nomination et les principes de ces partitions correspondent souvent à des principes fondamentaux de l’organisation sociale » (Molino 1982 : 18).

Ceci est très visible dans la plupart des civilisations. Dans la culture européenne par exemple, de nombreux patronymes ont des origines nobles, qu’on remarque dans la morphologie de ces noms, c’est à dire des suffixes ou des particules qui précèdent les patronymes. Les différentes cultures expliquent ce fait par différents moyens. En Inde, c’est justement le patronyme qui marque l’appartenance à une caste.

Ainsi, « la nomination obéit à des principes de classification, mais ces principes de classification ne se correspondent pas et ne constituent pas un système, ils s’ajoutent à l’infini ». Molino veut dire par là qu’un individu peut avoir un nombre infini d’appellations que les gens lui attribuent, qu’elles sont utilisées dans des situations différentes bien précises et qu’elles servent comme support à sa définition sociale. Selon Molino, cette propriété n’appartient qu’à l’homme. Les autres espèces ne l’ont pas. Seul un individu « est porteur d’une infinité virtuelle de classifications indépendantes. ». Avec l'anthropologie nous sommes donc dans l'approche sémasiologique de l'étude des noms propres.

L'utilité des noms propres se manifeste aussi, et surtout, dans sa fonction de référence directe, grâce à laquelle la transmission de message et de l'information est économique. Un nom propre remplace toutes les descriptions définies possibles pour un individu. Ceci a été formulé aussi par les cognitivistes selon lesquels le nom propre assure le «principe d’économie et d’équilibre quantitatif » (Van de Velde 2000:35) du langage, et qu'« il faut des noms propres car leur institution est le seul moyen d’éviter la prolifération des descriptions définies, mais (...) il ne peut pas y avoir que des noms propres, car il en faudrait une infinité » (Van de Velde 2000:35). On trouve chez Jonasson le même principe de catégorisation que chez les anthropologues :

« Les noms propres nous permettent d’isoler des entités uniques et spécifiques, en nommant des particuliers perçus à l’intérieur des catégories établies. Ils nous aident à structurer et à mémoriser un savoir spécifique à côté du savoir général systématisé par les catégories conceptuelles. En associant à un particulier une image acoustique qui lui sera « propre », on pourra le séparer et le désigner parmi ses semblables sans avoir à définir chaque fois les propriétés spécifiques qui le distinguent des autres membres de la catégorie. Ainsi la fonction cognitive fondamentale du nom propre serait de nommer, d’affirmer et de maintenir une individualité. Il est vrai que cette individualité doit d’abord avoir été perçue et éventuellement saisie à l’aide d’une description définie, dont le rôle primordial est celui de « constituer des objets », mais une ostension pourra également suffire. L’essentiel sera que le particulier associé au nom propre soit toujours le même. On doit pour assurer son identification pouvoir fournir des coordonnées spatiales, temporelles ou personnelles. Ce seront ces coordonnées qui garantiront la spécificité de l’entité désignée, c’est-à-dire son existence et son unicité. » (Jonasson 1994:16-17)

Cependant, la référence directe des noms propres n’est pas toujours assurée.

Pourtant, à l'époque de l'extrême rapidité de transmission des informations et des données, il n'est de place pour aucune ambiguïté, mais il arrive aussi que les noms propres ne suffisent pas à remplir cette fonction. Mondada (2012)80 constate grâce à une étude sur les toponymes faite auprès des centres d'appels d'urgence :

« Although place names, such as names of streets or names of towns, are often considered as a transparent, straightforward and unambiguous way to give addresses

80 Communication lors du colloque « Trends in toponymy 5 » organisé à l’Université de Berne (Suisse), le 11-13 juillet 2012.

and to locate people and objects, a close observation and analysis of actual uses of toponyms in social interaction reveals that in some contexts they can be treated as opaque, unrecognizable and incomprehensible by speakers ».

La fonction basique des toponymes dans une société est de localiser mais la question de la référence directe se heurte parfois non seulement à l'homonymie des noms propres mais aussi à la « synonymie » donc à des versions différentes du nom de lieu qui circulent dans les différents milieux. Par ailleurs, on retrouve des noms de rues identiques, ou très semblables, dans plusieurs villes. Ce qui est problématique pour la localisation, c’est lorsque ces noms apparaissent dans la même ville ou dans les communes associées, comme rue Montparnasse et avenue Montparnasse à Paris, rue Gabriel Péri à Châtillon et à Asnières-sur-Seine ou bien avenue de la Division Leclerc à Châtillon et avenue du Général Leclerc à Montrouge, commune voisine ou les deux rues sont appelées couramment « avenue Leclerc ». Dans certains cas, c'est la géolocalisation et les technologies de localisation automatique qui peuvent résoudre le problème de localisation rapide et non-ambiguë. Quand les utilisateurs saisissent le nom courant au lieu du nom officiel, les systèmes GPS ne sont pas efficaces81.