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PARTIE II TOPONYMIE APPLIQUÉE

Chapitre 2 : Dimensions de fonctionnement des toponymes

2.2. Anthropogéographie et le concept de lieu

L'homme a un rapport particulier avec l'espace qu'il habite. Ce rapport est étudié surtout au sein d’un courant interdisciplinaire qui s'appelle en polonais « geografia człowieka » – la géographie de l'homme, connu aussi sous le nom de

« antropogeografia » – anthropogéographie. Cette discipline étudie la position de l'homme sur terre et ses relations avec le milieu terrestre. Ce milieu terrestre n’est rien d’autre que l'espace vital de l'homme, le lieu où il vit.

D’après les définitions citées au début de cette thèse, le toponyme, ou le nom géographique, nomme des lieux, et/ou des objets géographiques. Il serait donc utile de nous pencher sur la façon dont les lieux sont définis et sur ce qu’ils représentent pour les chercheurs. Comprendre la nature des objets dont il est question dans les définitions des toponymes nous sera peut-être utile pour décrire la nature des exonymes et endonymes. Les définitions en question parlent de deux types de référents :

- Les lieux se trouvant à la surface de la Terre

81 Par exemple, les résidents de la Cité d’Hauteville à Paris voient souvent leur adresse confondue avec la rue d’Hauteville à proximité, avec tous les désagréments que cela engendre.

- Les objets géographiques

Selon Czerny (2011 : 52) les deux expressions sont utilisées selon le contexte. Il est difficile de parler d’un lieu quand il s’agit d’un objet linéaire comme les fleuves ou les routes. Il est donc plus commode de nommer les références des noms géographiques les

« objets géographiques », comme en anglais « geographical feature ». Ce terme est d’ailleurs utilisé dans les publications du GENUNG. En ce qui concerne le ‘lieu’, ce terme est surtout utilisé pour les lieux habités, les agglomérations et leurs parties, mais aussi pour les lieux non habités, qu’on peut distinguer sur la surface de la Terre - ou non (c’est-à-dire, les lieux qui n’existent que dans notre conscience). Les lieux habités et non habités sont nommés par les onomasticiens slaves respectivement : les oïkonymes et les anoïkonymes. Czerny remarque qu’il y a des lieux qui, bien qu’ils aient des noms, ne se démarquent pas par rapport au reste du territoire, tandis que des lieux qui se distinguent à l’œil nu ne sont pas pour autant nommés à l’aide d’un toponyme. Pour les identifier, on utilise des descriptions définies, qui décrivent la localisation par rapport au département, à la commune ou/et la forme et éventuelle hauteur du lieu en question.

Avec de telles caractéristiques, les noms non-habités et sans nom sont inscrits aussi dans les registres du terrain ou le cadastre.

La notion du lieu a été donc adaptée par plusieurs disciplines, avec un sens différent. Le lieu peut être tout simplement défini comme une partie de l’espace, mais cela reste ambigu, écrit Czerny (2011). Dans la linguistique, Larousse82 définit le lieu de la façon suivante : soit comme une « situation spatiale de quelque chose, de quelqu'un permettant de le localiser, de déterminer une direction, une trajectoire », soit comme un

« endroit, localité, édifice, local, etc., considérés du point de vue de leur affectation ou de ce qui s'y passe ». Sur le site du Centre national des ressources textuelles et lexicales83, on trouve des descriptions suivantes : « Portion déterminée de l'espace », avec une explication : « L'espace est déterminé par sa situation dans un ensemble, par la chose qui s'y trouve ou l'événement qui s'y produit » et avec une explication d’un autre point de vue, selon lequel le lieu « est déterminé par l'ensemble dans lequel il se situe et qui est précisé ». Toujours dans la même source, du point de vue de la grammaire, le lieu est défini comme une « notion, relation par laquelle un objet (ou le déroulement d'un procès) est situé dans l'espace » ; dans les notions philosophiques, le lieu est considéré

82 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/lieu_lieux/47076 Consulté le 24.03.2014

83 http://www.cnrtl.fr/lexicographie/lieu Consulté le 24.03.2014

selon deux perspectives : « Lieu intérieur, intrinsèque - « Étendue même d'un corps, qu'il emporte avec lui si on le déplace » » et « Lieu extérieur, extrinsèque - « Étendue qu'il (le corps) occupait et que l'on considère comme demeurant en place, tandis que le corps la quitte » ». Il existe bien sur d’autres caractéristiques de lieu, dans le domaine du droit, de la physique, théologie, etc. Ce qui nous intéresse c’est la notion de lieu dans la géographie, puisque le toponyme et le nom géographique sont des notions apparentées.

Pour les géographes, le lieu est défini ainsi : « Lieu. Là où quelque chose se trouve ou/et se passe. Termes proches : endroit, place, position, site, emplacement, parages, lieudit, localité, coin, scène, théâtre… Lieu (du latin locus) est un concept fondamental de la géographie, au point que celle-ci a pu être qualifiée de « science des lieux » » (Berque : 2003 :1)84.

Czerny (2011 : 53) évoque une définition géographique suivante : « une partie de l’espace géographique occupée par un objet ». Ajoutons aussi que chaque lieu est défini selon sa latitude et sa longitude géographique. Comme le remarque l’auteur, l’objet géographique et le lieu sont donc deux choses différentes qui représentent deux facettes de la référence à laquelle renvoie le nom géographique. Du point de vue de l’anthropogéographie, le lieu est unique, existentiel et strictement lié à l’identité territoriale. L’idée contemporaine qu’on a du lieu est une idée de l’espace dans lequel se trouve un objet ou une personne, ou bien, où il se passe une action. Ceci est une idée différente de la notion traditionnelle du lieu, qui était considéré plutôt comme un espace vide dans lequel on peut placer un objet.

Buczyńska-Garewicz (2006) parle du lieu en tant qu’un endroit où se trouve l’homme. Ce lieu est objectif et subjectif en même temps, il est aussi individuel et commun. Chaque lieu que l’on distingue se différencie des autres et devient une unité indépendante, ceci du point de vue de la phénoménologie et l’analyse littéraire85. Dans cette approche, le lieu est constitué dans le vécu de l’homme et son essence est une convergence des réactions réciproques entre l’habitant et le lieu habité. Être dans un lieu forme l’identité de l’homme. Selon Czerny, il y a deux conceptions philosophiques du lieu et de l’espace. La première est une conception de l’espace absolu, dans lequel l’homme est placé. Cet espace est vide, mesurable et déterminé. L’espace absolu est indépendant des choses qui s’y trouvent, c’est un vide qui constitue un endroit où les objets et les gens peuvent être placés. C’est selon ce concept que Ptolémée a développé

84 Voir aussi : Lévy J., Lussault M. (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.

85 Voir aussi : Bachelard G. (1957), La poétique de l’espace, Paris, PUF.

la grille des coordonnées géographiques. L’espace absolu de Newton est une continuation des idées des philosophes antiques comme les pythagoriciens, les atomistes, les stoïciens, Platon et Aristote.

Le second concept de l’espace a été développé au XXe s., notamment dans le domaine de la physique et de la philosophie moderne et il a été introduit dans l’anthropogéographie. Au XXe s., les géographes cessent de s’intéresser à la location et au placement des objets dans l’espace et commencent à analyser les relations et interactions spatiales entre les objets (études des structures spatiales). D’autres concepts de l’espace sont apparus également : écologique (ensemble d’objets qui constituent l’environnement de l’homme), culturel (ensemble des rôles et sens attribués aux objets) et social (ensemble des relations sociales). Il s’agit de l’espace relationnel qui est un ensemble de relations entre des objets. Une telle idée de l’espace est issue de la phénoménologie, et de la notion de l’espace expérimenté (qui est constitué grâce à une expérience, un vécu dans un lieu ayant un contenu). L’espace expérimenté ne peut pas être réduit à une simple relation entre la localisation des lieux, ni à leurs expériences psychiques. Les lieux ne sont ni physiques ni psychiques. Ce sont les êtres idéaux. La présence de l’homme dans un lieu ne se réduit pas à sa présence physique, mais c’est un rapport d’une expérience consciente et raisonnée. L’homme remplit l’espace par son contenu. Cet espace cesse d’être lointain et étranger et devient proche et familier. Ainsi, on dit que les lieux sont hétérogènes, car ils sont différents qualitativement, et uniques, grâce à leurs sens (contenu). Comme exemples, Czerny cite Hollywood, la Mecque, etc.

A part les différents concepts de lieu86, Czerny, sur qui nous nous appuyons dans ce chapitre, remarque deux choses : les lieux peuvent changer leur identité et l’identité d’un lieu n’est pas liée à sa localisation. Comme exemple, l’auteur cite la ville polonaise Giżycko, appelée à l’époque Lötzen, qui était une ville historique vieille d’environ 400 ans. Certains habitants considèrent que la ville actuellement appelée Giżycko n’existe que depuis 1945 car les habitants, de même que les bâtiments, sont différents. La seule chose que ces villes ont en commun, c’est la localisation. Ceci renvoie aux travaux de

86 Un point de vue intéressant sur le concept de lieu se trouve dans nombreux ouvrages, pour en citer quelques uns : Beguin H., 1979, Méthodes d’analyse géographique quantitative, Paris, Litec, p. 252. ; Berque A., 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin ; Dardel É., 1990, L’homme et la terre, (1ère éd. 1952), Paris, Éditions du CTHS ; Debarbieux B., 1996, « Le lieu, fragment et symbole du territoire », dans : Espaces et sociétés, n°82-83, pp. 13-36 ; Di Méo G., 1998, Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan ; Heidegger, M., 1958, « Bâtir habiter penser », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard ; Tuan, Y-F., 1974, « Space and place : humanistic perspective », Progress in Geography, pp. 211-252 ; Tuan Y-F., 1977, Space and place: The perspective of experience, University of Minnesota Press, Minneapolis.

Massey (1991 : 24-29) qui a décrit l’aspect dynamique des lieux dans le monde contemporain. La deuxième chose, concernant le fait que l’identité d’un lieu n’est pas liée à sa localisation, est décrite à l’aide d’un exemple de la ville Piura, fondée par les Espagnols dans l’Amérique du Sud, et qui se trouve actuellement sur le territoire du Pérou. La ville en question a changé de localisation quatre fois. En 1532 elle a été fondée sur le fleuve Chira sous la forme d’un hameau nommé San Miguel de Tangarará. Deux ans plus tard, probablement à cause d’une épidémie, le hameau a été déplacé vers le haut du fleuve Piura et a pris le nom de San Miguel de Piura, qui aujourd’hui est un lieu nommé Piura la Vieja (Piura la vielle). Les circonstances météorologiques et la localisation ont fait qu’en 1578 la ville a été déplacée à San Francisco de Buena Esperanza au bord de l’océan Pacifique, qui est appelée aujourd’hui Paita. La ville a été complètement ravagée par les corsaires anglais en 1588. Par conséquent, la ville a été déplacée pour la dernière fois 50 km à l'intérieur du territoire en bas du fleuve Piura. La ville a changé de localisation quatre fois durant cinquante ans. Ces localisations ont été éloignées de plusieurs dizaines de kilomètres. Ceci semble ne pas avoir d’importance car pour les habitants du pays, il s’agissait toujours de la même ville. Les Péruviens n’identifient pas la ville de Piura avec une localisation dans l’espace, mais avec le lieu d’habitation de ses habitants.

Ainsi, nous reviendrons au concept moderne de lieu. Issus de la phénoménologie, les notions de « lieu » et de « sens de lieu » sont entrées dans le domaine de l’anthropogéographie dans les années ’70 et ensuite dans les autres domaines. La notion de lieu peut être interprétée de deux manières : traditionnellement, on considérait le lieu du point de vue de l’individu, tandis que dans les années ’90, on a attribué au lieu un caractère communautaire, en mettant l’accent sur son rôle dans la formation de l’identité collective des habitants. Le sens de lieu, dans l’anthropogéographie relève de la relation entre l’homme en tant que collectivité plutôt qu’individu et un lieu matériel qui a sa localisation et ses limites. Il y a des lieux dont les limites sont faites naturellement et des lieux dont les limites résultent d’une décision arbitraire, notamment les pays. Les lieux se distinguent les uns par rapport aux autres par leurs formes topographiques particulières, comme les célèbres montagnes : Matterhorn, Olympe, Kilimandjaro, par la formation du territoire par l’homme, comme la Toscane, la vallée du Douro, par les événements de grande importance qui s’y sont déroulés et qui restent dans la mémoire collective, comme les champs de bataille ou les lieux des révélations religieuses Fatima, Lourdes, etc. Czerny remarque qu’un sens peut être aussi attribué aux lieux mythiques qui n’existent pas en réalité, comme l’Atlantide par exemple.

Le sens « matérialisé » des lieux prend la forme d’une « concrétisation de la mémoire collective », mais aussi d’une « bataille politique », selon les expressions de Czerny. Ce sens-là est souvent l’objet des manipulations politiques. Les différentes organisations, groupes du pouvoir essayent de contrôler le sens et l’identité des lieux.

On le fait en manipulant la nomenclature des lieux. Nous reviendrons sur cette question.

Rappelons seulement le fait que ce sont surtout les urbonymes qui sont les plus faciles à manipuler, et leurs changements sont ceux que nous observons le plus souvent (ex. les urbonymes polonais lors de la Seconde Guerre Mondiale et l’occupation communiste, les urbonymes dans les pays arabes après le printemps arabe, ou les toponymes français après la Révolution, etc.).

En effet, les urbonymes font l'objet de recherches très intéressantes du point de vue de l'identité. On trouve chez plusieurs auteurs le motif de la création de l'espace urbain à travers les noms. Selon Mondada (2000), la ville n'existe que grâce aux mots qui la disent. Selon l'auteure, chaque acteur (habitant, commerçant, employée, écrivain, intellectuel, etc.) « configure et reconfigure en permanence l'univers urbain dans lequel il se situe, selon les conditions du moment. (…) La ville est vécue, comprise et dite de façon très variée par des acteurs tout aussi variés » (dans : Collignon 2001). Handke (1992:13) distingue l'espace social et l'espace matériel qui jouent un rôle crucial selon la chercheuse dans la toponymie urbaine : « l'homme organise l'espace selon les expériences intimes de son corps et des autres gens, pour qu'il réponde à ses besoins biologiques et relations sociales. Le corps est un corps vivant et l'espace est construit par l'homme » et en ce qui concerne l'espace matériel, elle écrit : « La topographie des villes et des villages ainsi que du paysage qui les entoure n'est pas accidentelle. Elle relève des plans et projets qui changent selon l'époque et culture ».

Comme le constate Czerny (2011 : 99), les noms de lieux sont des composants du paysage. Et c'est dans ce sens là que les toponymes sont analysés aujourd'hui. Les études traditionnelles considéraient les toponymes comme des artefacts passifs qui figuraient sur les cartes et dans les documents. A partir des années 1990, selon Czerny, on a défini de nouveau l'approche théorique d'études sur le paysage culturel aux États-Unis (Alderman 2008). L'approche traditionnelle onomastique était concentrée sur les noms eux-mêmes sans suffisamment prendre en considération les mécanismes sociaux de création des noms, sans considérer non plus l'influence du pouvoir, des idéologies, et les valeurs qui peuvent être représentées par les toponymes. Ainsi on a étudié les toponymes en tant que composants dynamiques du paysage culturel, présents dans la vie quotidienne des gens, dans les conversations, sur les panneaux routiers, dans les

adresses et même dans les publicités. Les toponymes sont donc des éléments composants les systèmes sémiologiques et idéologiques, et leur rôle est mis en relief par le processus de construction d’héritage et de conscience collective.

2.3. Toponyme en tant que symbole, héritage culturel, capital