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TROISIEME PÉRIODE : FONDATION DU SOUFISME ET APPARITION DES VOIES SOUFIES:

Au cours de la phase de ce que l’on a appelé « l’union du soufisme marocain » des différences sont apparues parmi les soufis au Maroc concernant les états spirituels (ahwâl) et les stations (maqamat), ainsi que dans la pratique entre rénovateurs et ceux qui ont simplement imité leurs prédécesseurs. Ainsi, de grandes figures de ce mouvement, que l’on a appelés les grands Saints ou les Patrons des grands Ribâts, sont apparues. Le nombre d’adeptes de ces grandes figures avait considérablement augmenté au point que l’on a commencé à parler de groupes soufis. Ibn Al-Zayyât (m. 1220 / 617 H.) décrit ce nouveau phénomène en employant des termes spécifiques pour les soufis appartenant au même groupe tels que « murîd »52

(littéralement : celui qui veut), « tilmîd »53 (élève), « ashab »54 (compagnons) et

48 Id. p. 32.

49 Zyati al-Zammouri, Abu Imran Musa al-, mort en 708 de l’hégire et enterré à Marrakech, Al-Wasa'il wa

Zolfâ. Doukkâli, Abu ‘Ali ‘Umar Ibn ‘Isa Niha'î al-, Tuhfat al-asfiyâ' fi ta`rîf al-awliyâ'. Doukkâli, Abu ‘Ali

‘Umar Ibn ‘Isa al-Niha'î, Matali’ al-anwar fi dhikr karâmât aslaf bani Amghâr. Anonyme, Tanqih al-akhbar

fi dhikr karâmât al-Sâlihin bani Amghâr. Anonyme, Dakhira wa al-asrar fi manâqib bani Amghâr.

Anonyme, Manâqib al-budala' al-`ashara min bani Amghâr. Anonyme, Uns al-`ulama' al-`ârifin fi bani

Amghâr al-Sâlihin. Al-Azammurî, Ibn `Abd-al-`Adhim, Bahjat al-nadhirîn, pp. 36, 60-65, 76, 81, 89, 99,

115, 123.

50 Ibn Suda, ‘Abdesalâm al-Marî, Dalil mu'arikh al-maghrib al-aqsa, imprimerie Hasaniya, Tétouan, 1950/1369 H., page 258, N° 713.

51 Id. pp. 206, 283.

52 Tâdilî, Tashawwuf, pp. 209, 263, 293, 354, 355, 374, 402, 408. 53 Id., p. 237- 238.

« Ikhwan »55 (frères). Les différences entre les groupes soufis se basent sur la diversité des pratiques de chaque groupe, ce qui amena l’historien Ibn Abd-al-`Adhim al-Azammouri56 à parler de « parti ». Quant à Abu al-`Abbas al-Mâjirî, auteur de Minhaj al-wâdih57et Abu al-`Abbas ibn Qunfud, l’auteur du célèbre Uns al-faqîr wa îzz al-haqîr qui est une référence sur l’histoire du soufisme marocain de cette époque, ils parlaient de « ta'ifa »58.

 Ta'ifa Sho`aybiyya, rattachée à Abu Shu`ayb Ayyub connu sous le nom de « sariya » (pilier),

 Ta'ifa al-Amghâriyya rattachée à la famille Amghâr dont sont issus les Shaykhs de Ribât Tit,

 Ta'ifa al-Mâjirîyya, rattachée à Abu Muhammad Sâlih al-Mâjirî, dont le centre était basé au Ribât de Sâlih à Safi,

 Ta'ifa al-Hujjâj (littéralement : ta'ifa des pèlerins») qui n’acceptait que les pèlerins ayant visité la Mecque et elle est rattachée aussi au Ribât de Sâlih,

 Ta'ifa al-Aghmatiyyine rattachée aux frères Abu `Abdallâh enterré à Aghmat et Abu zayd `Abderrahmân enterré à Fès qui sont les deux fils de Abdelkarîm al-Hazmîrî

 Ta'ifa al-Hahiyyin rattachée à Abu Zakariyya Yahya al-Hahi enterré à Tighza, à Haha59.

Ce découpage n’était pas exhaustif parce que Ibn Qunfud n’avait cité que les groupes du royaume de Marrakech où il était juge60 et avait omis de mentionner d’autres groupes établis dans le Sud marocain et affiliés à Abu Muhammad Sâlih al-Mâjirî, à l’instar de la Ta'ifa al-Hansaliyyin affiliée à Abu `Uthman Sa`id Ahansal, surnommé Dada Ahansal, enterré à Taghia (Aït Takila), au sud de Dadès dans le

55 Id., p. 352.

56 Azammourî, Ibn `abd-al-`Adhim al-, Bahjat al-nadhirîn, p. 92.

Mazoûni, Muhammad al-, Fi Tît wa Tamsluht, diplôme des hautes études en histoire, bibliothèque de la faculté des lettres à Rabat, 1986-1987, p. 119.

57 Majiri, Abu al-`Abbas al-, Minhaj al-wâdih ; l’auteur est mort au début ou au milieu du IXe siècle de l’hégire. 58 Faure & Fâsî, Uns al-faqîr, p. 63-66.

59 Id., p. 64.

60 Miftah, Muhammad, Al-Tayyar al-sufi wa al-mujtama’ fi al-Maghrib wa al-Andalous athnâ'a al-qarn 14, thèse d’état dans la langue arabe et ses règles, 1980/1981, numérique, bibliothèque de la faculté des lettres de Rabat, p. 165. Kably, Muhammad, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen âge, XIV-XVe

Grand Atlas, et qui était l’un des disciples de Abu Muhammad Sâlih61. On peut dire que la liste d’Ibn Qunfud ne contenait que les groupes actifs à son époque et qu’il n’a pas cité ceux disparus. Ce qui corrobore cette hypothèse se trouve dans son livre Uns al-faqîr wa ‘izz al-haqîr qui est, à l’origine, une biographie de son Shaykh Abu Madyan al-Ghawth. Bien qu’Ibn Qunfud ait vécu à Fès avant de s’installer dans le sud62, il n’a pourtant pas évoqué le groupe de Abu Madyan al-Ghawth dont il faisait partie63 et qui était actif64 dans cette ville, car il en est disparu à l’époque d’Ibn Qunfud.

Je pense que la liste, dressée par Ibn Qunfud, des groupes soufis encore actifs au XIVe siècle n’est pas très représentative de la situation de ceux présents aux XIIIe et XIVe siècles (VIIe et VIIIe H.), aussi, afin de la compléter, je propose d’ajouter quelques groupes associés à des grands Saints (Awliyâ') du XIIe siècle, tels que Abu Ya’za, le grand pieux de Rajraja, Abu Hasan, ‘Ali Ibn Hirzihim, Abu ‘Abbas al-Sebtî, Abu Madyan al-Ghawth, Mulay ‘Abdesalâm Ibn Mashîsh, etc. Les disciples de chacun de ces Shuyùkh ont écrit des biographies de leurs Maîtres respectifs.

Il existe d’autres groupes qui ne sont pas cités par Ibn Qunfud et nous ne disposons pas des biographies de leurs Shuyùkh. Cela ne signifie pas pour autant que tous les Ribâts du XIIe siècle se sont organisés en ta'ifas, car ces dernières sont très liées à la personnalité des dirigeants de ces Ribâts. Elles sont liées également à leur capacité à adapter les pratiques orientales du soufisme (comme les Voies junaydite, suhrawardite, Qâdîrite, rifa`ite et jahrite 65), au contexte marocain, à l’adoption d’une pratique pure et une nouvelle chaîne de transmission ; ceci est illustré dans la Tarîqa de Mulay ‘Abdesalâm Ibn Mashîsh qui, selon moi, a accordé une grande importance à la lignée prophétique dans la chaîne de transmission. Parmi ces Ta'ifas, certaines ont disparu,

61 Drague, George (Spillmann), Esquisse d’histoire religieuse du Maroc, (confréries et Zaouïas), J. Peyronnet & Cie, Editeurs, Paris, Juin 1951, p. 41.

62 Marî, ibn Suda, Dalil p. 214, N° 713.

63 Taïfa al-Madiniyya était très répandue et organisée à son époque. Sawma`i, Ahmad, Al-maghzâ fi Manâqib

abî Ya`za, Bibliothèque nationale, Rabat, numéro 625d ; Rinn, Louis, Marabouts et Khouans, étude sur l’Islam en Algérie, Alger/Jourdan, 1884, p. 24 ; Manoûni, Muhammad , Waraqât `an hadara al-maghribiya fi `asr Bani Marin, productions de la faculté des lettres et sciences humaines, imprimerie al-Atlas,

Rabat, 1979, p. 10.

64 Fatha, Muhammad, Uns al-faqîr li-ibn Qunfud (al-intisar li Zaouïat mlara), stations dans l’histoire du Maroc, publications de la faculté des lettres, Aïn Choq, Casablanca, 1996, pp. 163-170.

65 Hawat, Sulayman al-, Al-rawda al-maqsuda wa al-hulal al-mam‘duda fi ma'atir Bani Suda, révisé et corrigé par Abdelaziz Tilani, productions de l’institution culturelle Ahmad Ibn Suda, Fès, 1994/1415 H., pp. 396, 387, 388, 397, 398. Miftah, Muhammad, pp. 161-164. Kadiri Abdelhay , Al-Zaouïa al qadiriyya `abra

probablement à cause des personnes qui ont pris la relève et ont manqué de cette capacité à rassembler autour d’eux les membres du groupe, à justifier leur autorité par leur savoir sur les plans du soufisme et du social, et à s’adapter à un contexte très différent de celui que connaissaient les fondateurs du groupe.

Ainsi, la Ta'ifa devient une institution organisée lorsque la pratique individuelle laisse place à une pratique en groupe dans le Ribât. Les enseignements des différentes Ta'ifas diffèrent les uns des autres au niveau des actes surérogatoires, de l’adoration et du comportement social. On trouve celles qui ont privilégié la science (‘ilm) et le conseil66, d’autres la remise confiante en Dieu (tawakkul) et l’ascétisme (taqashuf)67, d’autres encore l’amour (mahabba)68, et la prééminence de l’Ihsan (l’excellence dans la foi et le comportement)69. Chaque Ta'ifa commence à avoir des représentants du Shaykh (muqaddems) qui l’aident dans la gestion de son groupe, et chacune définit ses propres règles d’assemblée, de la siyyaha (pérégrination), des habitudes à adopter en mangeant ou en invoquant, son propre système régissant les relations entre les adeptes, et choisit une couleur la représentant70.

L’apparition de ces différentes Ta'ifas montre la richesse de ce courant. De plus, ces groupes se différencient surtout par la provenance géographique de leurs adeptes ; ceci est clairement visible dans les noms des Ta'ifas comme Rajraja, Sanhaja, qui est la Ta'ifa de la famille Amghâr, et les Majiriyyin, qui constituent la Ta'ifa du Shaykh Abu Muhammad Sâlih, les Hahiyyin qui forment la Ta'ifa de Abu Zakariyya al-Hahî, et les Aghmat de la Ta'ifa de Abu Zayd ‘Abderrahmane al-Hazmîrî71. Ces noms montrent une appartenance à une région ou à une tribu connue et reflètent la symbiose qui existait entre le Ribât et son environnement social et tribal. Ceci a poussé les spécialistes dans ce domaine à désigner le nom de la Tarîqa ou du Ribât par celui de la tribu d’origine : ainsi la Tarîqa des Sanhaja72 désigne le Ribât de la

66 Kadiri Abdelhay al-, pp. 163-168-190 ; JALLÂBe, Hasan, Le mouvement soufi à Marrakech, l’histoire des sept Saints, imprimerie nationale, Marrakech, 1994, pp. 71, 102.

67 Majiri, Minhaj, p. 299.

68 La’roussi, Abdelkhaliq, al-morqî fi manâqib Sidi Muhammad ach-Charqi, bibliothèque nationale, numéro 1911, p. 282.

69 Qablî, Muhammad al-, Qirâ'a fi zaman abî Muhammad Sâlih, colloque Abu Muhammad Sâlih : almanâqib

wa târîkh, nashr al-`arabi al-ifriqi, Rabat, 1990, p. 96, marge 14. Jallâbe, Hasan, p. 71.

70 Qablî, Muhammad al-Miftah, At-Tayyar, pp. 186-190., p. 98. 71 Qablî, At-Tayyar, pp. 186-190.

famille Amghâr à Tit73, la Tarîqa des Majiriyyin74, appelée aussi le Ribât des Majiriyyin ou encore Hsakra75, pour désigner le Ribât et la Voie de Abu Muhammad Sâlih al-Mâjirî situé à Safi. D’autres exemples de ce genre existent et indiquent la présence de l’appartenance tribale dans la composition d’un Ribât. Ainsi, les Ta'ifas à cette époque avaient une identité à la fois soufie et tribale. A la fin du règne de la dynastie des Almohades, l’affaiblissement de son pouvoir sur la majorité du royaume, et plus particulièrement sur les campagnes, a été accompagné par l’insécurité, la peur et le désordre. Les Ta'ifas ont connu un rayonnement sans précédent parce que ces structures ont permis de rétablir l’ordre et la sécurité parmi les habitants de leurs tribus et celles voisines. Ceci explique l’étendue et l’importance du soufisme dans la campagne marocaine avant la dynastie des Mérinides. Dans cette période d’expansion du soufisme, de nombreuses coutumes locales s’y sont infiltrés, créant ainsi des divergences entres les différentes Ta'ifas. Les sympathisants d’une Ta'ifa donnée exagéraient en affirmant la supériorité de leur Shaykh sur ceux des autres. Ils accordaient beaucoup d’importance à des aspects secondaires et négligeaient les bases au point où certains ascètes les ont qualifiés d’« innovateurs »76.

La structure de Ta'ifa jouait un rôle important dans la propagation des principes du soufisme sur un vaste territoire et véhiculait des coutumes et des rites tribaux de même degré d’importance que le soufisme, ce qui a joué un rôle majeur dans la préparation du terrain pour la Shâdhiliyya, une des Tarîqas les plus populaires dans l’histoire du Maroc.

Cette période connaitra la transition des Ribâts en Zaouïas.