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CINQUIEME PÉRIODE: LA RÉFORME JAZOÛLIE ET ZARROUKIE

La Shâdhiliyya a occupé le premier rang dans le soufisme au Maroc grâce à sa fécondation d’idées avec les Ta'ifas, et ses pratiques ont connu un grand essor dans ce domaine. Elle a été qualifiée de «Voie populaire», car elle était accessible au plus grand nombre118. Cependant, dans cette expansion il y eut une incompréhension des fondamentaux de cette Voie. On a vu qu’elle a dévié de sa philosophie et de ses objectifs à cause de l’héritage des Ta'ifas. En ayant adhéré à la Shâdhiliyya, les gens bénéficièrent des «allègements» qu’elle comporte et commencèrent à profiter des plaisirs de ce bas monde, à adopter des symboles de leur soufisme, comme le fait d’arborer des chapelets, des tapis de prières et des cannes. La complaisance avait remplacé le dévouement à Dieu. Les gens donnaient trop d’importance à l’éthique au point qu’ils négligeaient la science et l’apprentissage119. Les historiens qualifièrent cette période, qui va jusqu’à la fin du XVe siècle (IXe siècle H.)120 de «décadence» de la Shâdhiliyya.

Plusieurs Shaykhs de la Shâdhiliyya se sont mobilisés pour changer cette situation et ont essayé de construire un nouveau cadre dès la fin du XVe siècle. Deux réformateurs sont apparus au Maroc : l’un au sud, sidi Muhammad Ibn Sulayman al-Jazûlî (m. 1465/870 H.), et l’autre au nord, sidi Ahmad Zarrûq al-Burnusi al-Fâsî (m. 1490/895 H). Tous les deux avaient comme point commun une réforme basée sur

116 Miftah, Al-tayyar, pp. 195-196. Zammourî, Ibn `abd-al-`adhim al-, Bahjat all-nadhirîn, pp. 42, 50, 85, 135. 117 A cette période, les soufis commencèrent à s’intéresser à la gestion du territoire. Azammourî, Bahjat, pp. 71,

74, 90, 148. Khatib, Lissan ad-Din al-, Nafadhat aljurab fi `ulalat al-ightirab, révisé par Ahmad Mukhtar Al-`Abbadi, imprimé à Rabat, page 60.

118 Saghir, Min târîkh al-tasawwuf, p. 38.

119 Khachim, Ali Fahmi, Zarrûk wa al-zarrûkiyya, Dar maktabat Tripoli al-gharb, Lybie, 1975, p. 229. Saghir, Min târîkh, pp. 38-39.

les principes fondamentaux de la Shâdhiliyya121, sur l’importance de la science exotérique et sur les règles essentielles de l’ésotérisme (bâtin)122 que l’on peut résumer comme suit :

1. La confiance totale en Dieu (tawakkul), la conformité au comportement du Prophète (propos, actes et états) dans les adorations et la vie mondaine, le combat de l’ego (jihad an-nafs) pour atteindre la pureté et la réalisation de l’anéantissement (fanà) en Dieu123.

2. Le compagnonnage (suhba) d’un Shaykh gnostique (sâlik), à condition que celui-ci soit compétent dans les domaines exotérique et ésotérique124.

3. L’importance de l’invocation de Dieu (dhikr Allàh) et de la prière sur Son Prophète, aussi bien chez les Jazûlis que chez les Zarrûkis125. Le Shaykh Ahmad Zarrûq disait que celui qui ne trouve pas un Shaykh connaissant (‘Arif), doit invoquer Dieu par la prière sur Son Prophète (salàt an-Nabì), car elle se substitue à l’enseignement prodigué par un Shaykh126. L’importance accordée par ces deux Shaykhs à l’invocation est témoignée par leur rédaction de plusieurs oraisons et prières connues dans tous les milieux soufis au Maroc. Parmi les plus célèbres, on trouve : Dalâ'il al-khayrât wa shawâriq al-anwar fi al-salat `alâ an-Nabbi al-mukhtar, (Les Voies de la félicité et les rayonnements des lumières dans la prière sur le Prophète choisi). Cet ouvrage a eu un succès sans précédent auprès des Jazulis malgré qu’il

121 Fâsî, Abderrahman, al-, Azhar al-bustan fi manâqib al-Shaykh Abu Muhammad Abderrahman, bibliothèque générale, Rabat, N° 583, p. 110.

122 L’auteur dit à ce propos : « La Jazûliyya est basée sur une connaissance pure, une conformité à la tradition prophétique, une confiance totale en Dieu, une bonne intention envers Dieu, l’attachement de l’âme à la majesté et la beauté, l’abondance de la prière sur le Prophète». FÂSÎ, Abdelhafid, al-, Turjuman al-mu`rab

`an ash-har furû’ al-Shâdhilîyya bi al-maghrib, p. 27.

Fâsî, Mumti’ al-asma', pp. 3-5, 13-15, 20.

Abderrahman al-FÂSÎ a dit : « La voie jazûlie, c’est d’adopter tout ce qui rapproche de Dieu et attacher son âme à la majesté et à la beauté, tandis que la voie Zarrûqie consiste, dans son côté ésotérique, en la piété, la conformité à la tradition prophétique (Sunna), le détachement des créatures et en le contentement et le repentir sincère envers Dieu ». FÂSÎ, Azhar al-bustan, p. 110. FÂSÎ, Mumti’, p. 36.

123 Fâsî, Mumti’, pp. 3-5, 13-15, 20.

Abderrahman al-FÂSÎ disait : « La voie Jazûlie, c’est adopter tout ce qui rapproche de Dieu et attacher son

âme à la Majesté et à la Beauté tandis que la voie Zarrouqie consiste, dans son côté ésotérique, en la piété et le suivi de la tradition prophétique (Sunna) et le détachement des créatures, et la Satisfaction divine et le repentir sincère à Dieu ».

Fâsî, Azhar, p.110. Fâsî, Mumti’, p.36. 124 Fâsî, Al-turjuman, p. 3.

125 Fâsî, Mir'at al-mahâsin min akhbar al-Shaykh abi al-mahâsin, imprimé à Fès, 1324 H., p. 137. FÂSÎ,

Mumti’, pp. 6, 21-22. FÂSÎ, Al-turjuman, p. 36.

existait déjà une multitude d’autres recueils anciens de prières sur le Prophète127. On trouve aussi «hizb falah » ou « petit hizb » et « hizb al-Jazûlî » ou « grand hizb » plus connu sous le nom de «Subhan al-Dayim » (Gloire à l’Eternel)128. Les Zarrûqis ont accordé de l’importance à un type d’invocation appelé « al-wadhifa » et à la prière appelée « al-hafidha » écrites par Shaykh Zarrûq129. L’importance de l’invocation est plus prononcée chez l’Imâm al-Jazûlî et ses compagnons, car ce dernier a écrit ses récits et oraisons avec des rythmes musicaux, même si cela n’est pas en accord avec la langue et ses règles130, imitant ainsi le Shaykh de la Tarîqa al-Shâdhilîyya Abu al-Hasan Ibn al-Wafa qui a « écrit son oraison avec des rythmes pour motiver les cœurs des disciples et apaiser les cheminants »131. Ceci montre que l’Imâm al-Jazûlî a voulu aboutir à ces buts132, et que ces invocations correspondent aux pratiques des Ta'ifas, telles que l’invocation en groupe « parce que si l’invocation se fait en groupe, il faut qu’elle se fasse à voix haute selon un rythme commun, chacun écoutant l’autre, ce qui est plus influent et plus efficace, que d’invoquer Dieu tout seul, pour lever les voiles des cœurs»133.

On voit cela dans la pratique lorsque les disciples se partageaient en deux groupes ; le premier récitait deux vers comme : « le Tout Puissant (al-`Azîz), le Majestueux (Dhou-al- Jalal), il n’y a de divinité que Dieu », le deuxième groupe à son tour répétait les deux mêmes vers. Cette manière d’invoquer se fait jusqu’à la fin de l’oraison134. Cette façon de faire était identique chez Shaykh Zarrûq qui avait autorisé l’utilisation des chants (samâ’) pour les mêmes fins que Shaykh al-Jazûlî, c’est-à-dire pour augmenter la foi et l’adoration135.Si l’on regarde attentivement les trois éléments cités, on peut conclure que les principes de la Voie Jazûlie dans l’éducation et le cheminement spirituel restent Shâdhilis. Si l’on approfondit notre lecture, on constate que ces deux Imâms accordaient beaucoup d’importance au compagnonnage (suhba) dans le cheminement, à l’invocation (dhikr), au rassemblement dans les

127 Fâsî, Mumti’, p. 6. Fâsî, Al-turjuman, p. 27.

128 Fâsî, Al-turjuman, p. 29 ; on trouve le texte de ces deux oraisons. De même, j’ai trouvé plusieurs invocations et oraisons du Shaykh al-jazûlî à la Bibliothéque générale de Rabat, sous le numéro 1572.

129 Id., p. 29. 130 Id., p 31. 131 Id.

132 Chadhili, Abdelatif al-, Al-tasawwuf wa al-mujtama`, Namadij min al-qarn al`achir al-hijri » (Le soufisme et la société) productions de l’Université Hasan II, Casablanca, 1989, p. 160.

133 Fâsî, Al-turjurman, p.312 134 Id.

135 La’roussi, Abdelkhaleq, Al-morqî fi manâqib Sidi Muhammad al-Sharqî, Bibliothèque nationale, N° 1911, p. 282 ; Khachim, Ali Fahmi, Zarrûk wa al-zarrukiyya, p. 313.

Zaouïas et à l’organisation sous l’ancienne forme des Ta'ifas. Ces deux Imâms réformateurs ont été influencés par les méthodes éducatives utilisées par les Shaykhs des Ta'ifas, qui avaient fait leurs preuves, pour propager la Shâdhiliyya au Maroc.

Ces deux Imâms étaient partisans d’échanges fertiles entre la Shâdhiliyya et les traditions soufies des Ta'ifas marocaines anciennes. Cependant, ils étaient conscients que la philosophie de la Shâdhiliyya était devenue populaire. Ils ont adopté de nouvelles directives dans leur réforme, ce qui a fait leur renommée. Cette réforme avait comme principe essentiel le cheminement (suluk) accompagné de la science. Les deux Shaykhs ont considéré que la science exotérique (dhahir) avait la même importance que l’ésotérisme (batin) pour un soufi ou pour l’aspirant soufi qu’il soit Jazûli ou Zarrûki, comme le répétait souvent Shaykh Zarrûq dans ses Qawaid at-Tasawwuf. Il disait :

«Celui qui se proclame soufi, et ne s’intéresse pas à la jurisprudence (fiqh), est un pervers »136.

Il est connu par ses écrits dans les domaines de l’exotérisme et de l’ésotérisme137, tandis que le Shaykh al-Jazûlî est connu davantage pour ses oraisons, ses litanies et ses prières sur le Prophète que pour sa science exotérique. Le Shaykh Zarrûq avait aussi écrit au moins autant de litanies et d’oraisons que le Shaykh al-jazûlî 138.

Le fait que l’Imâm al-Jazûlî n’était pas connu pour sa science exotérique n’est pas du à son désintéressement pour cette science, car plusieurs de ses livres ont été perdus139. Récemment, on en a découvert plusieurs, traitant de l’ésotérisme et de l’exotérisme, d’une grande valeur comme : al-‘Aqîda (le dogme)140, Risâlat al-tawhîd ( Epitre sur le monothéisme)141, Kitab al-Zuhd (Le livre de l’ascétisme) et Ajwiba wa murâsalat fi al-din wa al-dunya (Réponses et correspondances sur la religion et la vie)142, et d’autres qui prouvent la renommée de ce Shaykh au niveau

136 Zarrûq, Ahmad, Qawa'id al-tasawwuf, imprimerie Nahdha al-Jadida, 1388 H., Quatrième régle.

137 Zarrûq était surnommé le Ghazâli de son époque, l’ultime gnostique. Fâsî, Al-turjuman al-mo`rab, p. 40. Le Shaykh Zarrûq a écrit dans les domaines de la shari‘a et du soufisme. Il a rédigé 18 commentaires (sharh)

des oraisons de l’Imâm al-Shâdhili, de hadîths, de fiqh, et de textes soufis. Khachim, Zarrûk, pp. 77, 131.

138 J’ai trouvé des oraisons du Shaykh Zarrûq manuscrites répertoriées sous les numéros 1074 et 2795 à la Bibliothèque Générale de Rabat.

139 Jallâb, Hasan, Muhammad Ibn Sulayman al-jazûlî wa Tarîqatu-hu al-sufiya, magazine de la faculté des lettres et sciences humaines à Marrakech, N° 6, 1990, p. 255.

140 Ensemble de livres sous le n° 7245, Bibliothèque générale, Rabat 141 Bibliothéque de la Qarawiyin à Fès, N° 723

de sa science et de sa Sainteté143, de sa maîtrise des livres de référence en jurisprudence144 et de son apprentissage des sciences exotériques durant de longues années145, ainsi que de ses écrits connus sur le soufisme146. Par cette comparaison j’ai voulu montrer l’importance accordée par ces deux Shaykhs à la science exotérique dans l’éducation soufie et souligné le fait que les livres qu’ils ont écrits sont une ressource supplémentaire pour les disciples147. A ce titre, j’ajouterai qu’ils ont fortement recommandé à leurs disciples de ne pas fréquenter n’importe qui au cours de leur apprentissage et de ne côtoyer que les gens pieux (al-khusus). Al-jazûlî disait qu’en fréquentant les gens pieux, on acquérait trois qualités : la progression du niveau de science, la purification du cœur et la paix intérieure148. Zarrûq a explicité qui entrait dans la catégorie des « khusus » et encouragea ses disciples à étudier les biographies et les œuvres de tous les Shaykhs et Savants de tous les courants soufis, y compris les écoles philosophiques ou ésotériques comme les œuvres de Ibn Sab‘in (m. 1274/669 H.), Ibn ‘Arabi al-Hatimi (m. 1235/638 H.) et d’autres. Zarrûq a même cherché à défendre des figures du soufisme qui étaient controversées chez les musulmans comme ‘Umar Ibn al-Farid (m. 1235/632 H.) et ‘Ali al-Shushtarî (m. 1269/668 H.) et il évitait de condamner al-Hallaj (m. 922/309 H.) et Abu Bakr al-Shabli (m. 945/334 H.) en cherchant à justifier leurs paroles et leurs « danses ». Il considérait l’ensemble de ces personnes comme des Savants et des soufis remarquables149. La recommandation faite par les Shaykhs de fréquenter l’élite parmi les «khusus», permettant de profiter de leur science, ne pouvait que revivifier l’enseignement originel de la Shâdhiliyya150. Ces deux réformateurs ont observé une décadence dans la partie théorique du soufisme Shâdhili qui a rendu la Shâdhiliyya populaire et non plus une Voie d’élites.

143 Fâsî, Mumti’, pp. 3-5. 144 Id., p. 5.

145Hdaïki, Muhammad, Tabaqat, révisé par Ahmad Boumazgou, thèse universitaire dans l’histoire, bibliothèque de la faculté des lettres de Rabat, 1994, p.189.

146 Id., p.189.

L’auteur du livre Mumti’ Al-Asma', qui était zarrûqi, était convaincu du statut de Savant de l’Imâm al-jazûlî mais il manquait de preuves, aussi ne donnait-il que quelques petits indices. Il a écrit : « J’ai vu une lettre du

Shaykh Zarrûq adressé au Shaykh al-jazûlî dans lequel il lui témoignait un grand respect ». Il écrit aussi :

« Il a été rapporté que le Shaykh Zarrûq a rencontré le Shaykh al-jazûlî . Il faisait donc parti des Shaykhs que Zarrûq a rencontrés », in Tabaqat al-Hudayki p. 95.

147 Jallâb, Muhammad Ibn Sulayman al-jazûlî , p. 256. 148 Id. pp. 255-256.

149 Najmi, Abdallah, Musahamat, pp. 159-162. Dans le livre « Dalâ'il al-khayrat », il y avait des « abus de langage » non conformes à l’orthodoxie Islamique, mais le Shaykh al-jazûlî est excusé par son amour intense du Prophète.

De plus, à cette période, les Savants soufis, en particulier ceux des Zaouïas Jazûlies, avaient préconisé la guerre sainte comme le faisaient auparavant les Ribâts. Cette fois, la mobilisation était dirigée contre les Espagnols et les Portugais, qui avaient attaqué les côtes marocaines, au cours de ce qui a été appelé la guerre sainte populaire. Les soufis ont joué un rôle important dans cette guerre qui avait révélé l’incapacité des derniers Mérinides et des Wattassides à désamorcer la crise. A ce propos, on peut dire que les soufis ont pensé à changer la structure ancienne de l’Etat marocain en se basant sur les accords tribaux. Ils ont choisi un système alternatif au modèle qui avait cours : les Sharîfs de Takmadart à Dar‘a, appelés les Sharîfs Sa‘diyyin, étaient capables, d’après les soufis, de sauver le Maroc de la crise après la mort de Abu `Inan le Mérinide151. Cette initiative a marqué un changement dans les positions politiques des soufis et dans leur relation avec l’autorité dirigeante, elle a aussi annoncé le début de leur participation dans la gestion du pays d’une façon indirecte et ce fut une occasion pour eux d’imposer leurs idées politiques pour diriger le pays. On peut dire que le courant soufi était influent dans ce contexte ; il a participé matériellement et moralement dans le combat contre les Portugais, et aux côtés des Banu Wattas pour l’union du pays contre les Mérinides. Il a préparé la population à l’allégeance aux Sa’diyyin et constitué un soutien solide à leur dynastie dans la construction du pays.

SIXIEME PÉRIODE: LA DIVERSITÉ DES TURUQ ET DES POINTS DE