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LES RAISONS DE LA PERENNITE OU DE L’ABANDON DE LA ZAOUÏA MAROCAINE :

Ces fonctions, dont j’ai parlées et qui étaient accomplies par les différentes Zaouïas marocaines actives, ne sont plus remplies aujourd’hui que par quelques unes, et elles sont devenues rares à l’image du souffre rouge.

Les plupart des différentes Zaouïas, qui représentent les différentes Voies (Turuq) soufies du nord au sud du royaume, ont fermé leurs portes, et les autres qui les ouvrent le font à l’heure des cinq prières quotidiennes, ou une fois par semaine pour une réunion de dhikr, ou une fois par an au moment de leur fête (musem) annuelle, et il se peut que ce soit le jour où est remis le don royal que le Commandeur des croyants (Amîr al-mu'minîn) fait aux Zaouïas actives ou dont l’histoire est riche.

Encore plus, certains héritiers qui n’ont pas d’aspiration pour la pérennité de la Zaouïa, et qui n’ont pas une conscience totale de l’importance de celle-ci, ont transformé celles de leurs Shaykhs ou de leur pères en sources de revenus, ils ont placé des coffres près du sanctuaire du Shaykh pour recueillir les dons des visiteurs, ils ont construit des chambres à louer à tous ceux qui veulent passer la nuit à la Zaouïa ; les pêcheurs et les hérétiques y sont venus, et cette dernière s’est détournée des buts premiers pour lesquels elle fut construite, et est devenue comme les hôtels, les restaurants touristiques et les projets commerciaux.

Telle est la situation de la plupart des Zaouïas, qui devraient retourner aux fonctions qui leur son dévolues. Cependant, quelles sont les raisons principales qui ont mené à l’abandon par les Zaouïas de leurs véritables rôles au Maroc ?

Parmi les raisons principales qui ont mené à leur fermeture et à l’abandon de leurs rôles premiers, il y a les conflits à propos de la fonction de Shaykh après la mort de celui de la Zaouïa, ou à propos des biens de cette dernière, qui sont partagées entre les héritiers, la laissant sans soutiens [financiers].

Parmi les autres raisons, il y a l’absence chez le nouveau Shaykh des capacités Savantes et des compétences nécessaires, ou l’absence de la chaîne initiatique de la Tarîqa dont il est Shaykh, ou son abandon des aspects d’hospitalité et de

distribution des repas, ou l’absence d’intérêt pour la science et l’enseignement, ou l’engagement dans les soucis de la société. Ce sont là, par induction, les raisons de l’échec de la Zaouïa marocaine à remplir son rôle complètement de nos jours…

Plus le temps passe, plus les responsables de la Zaouïa marocaine s’éloignent du soufisme islamique dénué d’innovations blâmables et d’aberrations, aussi les conditions de la Zaouïa marocaine vivante, active, comme je les vois, ne peuvent être réunies aujourd’hui au Maroc que par de rares Zaouïas.

Voici quelques paroles d’anciens seigneurs du soufisme à ce propos. L’Imâm ‘Abdelkarîm al-Quchayrî (m. 465 H.), a dit lorsqu’il a écrit sa célèbre Epitre sur le soufisme, en l’an 437 de l’hégire :

«Sachez –que Dieu vous soit miséricordieux– que les réalisés dans cet art se sont raréfiés et il n’en reste plus de nos jours que les traces ; comme il a été dit :

Les tentes sont comme leurs tentes

Mais je vois que les femmes du quartier ne sont pas leurs femmes.

La Tarîqa s’est affaiblie, et s’est même effacée; les Shaykhs par lesquels on s’orientait sont passés, et le nombre des jeunes, qui suivaient leur conduite et leur Sunna, a diminué ; la piété a disparu et la concupiscence s’est renforcée ; la sacralité de la Shari‘a s’est éloignée des cœurs, qui ne considèrent plus la Religion (Dìn) comme la meilleure sécurité ; de même, ils ont fait peu de cas des pratiques religieuses et ils ont méprisé le jeûne et la prière ; ils ont pris le chemin des distractions et se sont adonnés à leurs passions ; leur apathie les a menés à s’adonner à ce qui est prohibé et ont pris comme recours la racaille, les femmes et les gens d’autorité… ».

Abu Madyane al-Ghaout (m. 580 H.) a dit :

Et, comme tu le vois, il n’y a presque plus personne pour appeler à la suivre».

Ibn ‘Atâ’ Allah (m. 709 H.) dit en expliquant ce vers :

« Le Shaykh a commencé par inciter le cheminant sur la Voie en l’informant que celle-ci s’est effacée et qu’il n’y a plus de personnes pour appeler à la suivre, au point que l’on désespère de trouver l’aspiration [spirituelle] chez l’aspirant ; ainsi est la situation de la Voie spirituelle –par sa rareté– comme si en cette époque elle était perdue, et ne l’atteint que le singulier (al-fard), ce qui est habituel, car la perle rare est si dure à trouver que l’on pense qu’elle n’existe pas ; les soufis sont cachés comme la nuit du destin (laylat al-qadr) est cachée dans le mois de Ramadan, et comme l’heure du vendredi en son jour, afin que l’aspirant persiste dans sa quête à la mesure du possible, car celui qui persiste dans les efforts, trouve et celui qui frappe à la porte, entre ».

Si ces personnes, dont tout le monde atteste de leur vrai soufisme, disent ces paroles sur le soufisme et les soufis au cinquième et sixième siècles de l’hégire, que pouvons-nous dire aujourd’hui des adeptes du soufisme et des Zaouïas de notre époque ?

CHAPITRE III : LA GENÈSE DE LA SHÂDHÎLÎYYA

L’ORIGINE DU MOT «TARIQA» : CONFRERIE OU VOIE ?

L’origine du mot Tarîqa : Confrérie ou Voie ? D’aucuns se demanderont ce qu’est la Voie et quelle est la place des Confréries soufies dans l’Islam, d’où l’Islam et les musulmans tiennent-ils ce nom de «Voie» ou de «Confrérie» (Tarîqa) ? Ce nom n’est rien de plus qu’un terme d’usage pour désigner un groupe de gens qui exercent et appliquent les prescriptions de la religion, selon la méthode des soufis connus. Ces derniers se soucient le plus souvent de purifier leur âme et de cultiver la conscience de la présence divine, ainsi que de réaliser la station de l’excellence qui consiste à adorer Dieu comme si on le voyait, car si nous ne le voyons pas, Lui nous voit, comme le Prophète l’a expliqué315.

Ce groupe de gens s’organise sous la direction d’un Shaykh connaissant le Seigneur (Allàh) et se vouant sincèrement à Son culte. La plupart des Confréries que ces groupes constituent sont désignés du nom de leur Shaykh.

C’est ainsi que la Confrérie al-Rifâ‘iyya tient son nom de l’Imâm al-Rifâ‘î316 ; la Confrérie al-Shâdhilîyya tient son nom de l’Imâm Abu al-Hasan al-Shâdhilî ; et la Confrérie al-Darqâwiyya de Mulay al-‘Arabî al-Darqâwi317. La « Tarîqa », en langue arabe, désigne la conduite. La conduite d’un homme étant sa manière d’être et de faire. C’est le terme employé dans le verset coranique suivant :

« Et s’ils avaient empruntés droitement la Voie (Tarîqa) » (Coran, les djinns : 16).

Ce qui veut dire : s’ils avaient emprunté droitement le chemin de la juste orientation. C’est également le terme employé dans cet autre verset :

315

Allusion au célèbre Hadith qui dit que l’excellence (Ihsan) consiste à adorer Dieu « comme si tu Le voyais,

car si tu ne Le vois pas, Lui te voit ».

316 Ahmad Muhyî al-Dîn Abu al-‘Abbâs al-Rifâ‘î est né en 1118 et mort en 1182. Yûsuf Khattâr, Muhammad,

Kitâb al-sîra al-murdiyya fî tarjamat mu'asisî al-Turuq al-sufiya, Damas, al-Markaz al-‘Arabî

lil-kumbyutur, t.1, p.13, 1998.

317 Tu’mî, Muhyî al-Dîn al-, Tabaqât al-Shâdhilîyya al-Kubra, Beyrouth, Dâr al-Jabal, 1996, t.1, p. 168. Ziriklî, al-, Al-A‘lâm, p.223.

« …et qu’ils suivent votre Voie (Tarîqa) exemplaire. » (Coran, Tâhâ : 63). Une exégèse de ce verset mentionne que le terme « Tarîqa » désigne les hommes distingués. En ce sens, le verset doit être compris ainsi :

«Et qu’ils suivent le groupe constitué par les hommes distingués parmi vous ».

Les Arabes disent en outre d’un homme vertueux : « Il est la Voie (Tarîqa) de son peuple ». Ce qui veut dire :

« Cet homme est celui dont son peuple doit suivre l’exemple et la Voie ». Ce terme est encore celui employé dans le verset :

«Nous sommes autant de Voies (Tarâ’iqa)318 divergentes» (Coran, les djinns : 11), C'est-à-dire des factions aux orientations différentes.319

L’organisation en Confrérie a fait son apparition à la fin du neuvième siècle, au moment de la chute de la dynastie Abbasside. Le soufisme antérieur, qui relevait de la pratique solitaire et de la théorie, se transforma alors pour former des Confréries, lorsque le déclin intellectuel et scientifique commença à se faire sentir sur tout l’Orient musulman.

Ibn Khaldun, le célèbre historien, dit à ce sujet :

« Cette science est une science légale nouvelle dans la communauté. Son apparition est due au fait que la Voie que suivent ces gens est conforme à la Voie vraie et droite que suivaient encore les premières générations de musulmans, des illustres compagnons, de leurs successeurs et de ceux qui vinrent après eux. Cette Voie consiste à se vouer à l’adoration, à

318 Pluriel de Tarîqa.

aspirer au Très-Haut, à se détourner des vains artifices et des vaines parures de ce bas-monde, à renoncer aux plaisirs, à l’argent et à la gloire, que convoitent les foules, et à s’isoler des gens pour se consacrer à la dévotion. Ce qui était commun du temps des Compagnons et de nos nobles prédécesseurs. Mais lorsqu’à partir du deuxième siècle,320 les masses commencèrent à briguer les avantages de cette vie immédiate et à s’y abandonner complètement, ceux qui continuaient à se vouer à l’adoration furent appelés les soufis321.

L’éminent savant Muhammad Sa‘îd Ramadan al-Bûtî, pour sa part, dit :

« Le mot "Tarîqa" est équivalent du mot "méthode". Ce que désigne l’un et l’autre de ces mots est la Voie que l’éducateur ou l’enseignant invite ses frères ou ses élèves à emprunter pour purifier leurs âmes et les débarrasser des souillures que Dieu appelle les péchés apparents et cachés : « Evitez le péché apparent ou caché » (Coran, les bestiaux : 120). Cette méthode se limite le plus souvent à des litanies et à des mentions liturgiques que l’élève s’emploie à pratiquer avec assiduité. La valeur légale ou illégale de cette méthode, se mesure à l’aune du code Islamique (Charî‘a). Plus cette méthode ou cette Voie est conforme aux préceptes du code Islamique, puisant aux sources du Coran et de la tradition prophétique (Sunna), plus elle est légale et valide ; et plus elle s’écarte des préceptes établis par ce code, moins elle est légale et valide. Le fait de suivre une méthode visant à purifier l’âme est assurément conforme à la Voie que suivaient nos prédécesseurs d’entre les compagnons du Prophète et de la génération suivante, lesquels donnèrent l’exemple de cette pratique à la communauté322 ».

Depuis les premiers temps de l’Islam, et jusqu’à nos jours, le phénomène du soufisme interpelle les gens : soit comme aspirants et pratiquants, soit comme savants, chercheurs et intellectuels.

320

Huitème siècle de l’ère chrétienne.

321 Ibn Khaldoun, al-Mouqaddima, p. 69.

Hasan Jallâb dit en ce sens :

« Le soufisme, selon les avis les plus favorables, est une méthode spirituelle visant à purifier l’être, à nettoyer l’âme et à approfondir la doctrine. Cette Voie est le seul salut de l’humanité et le remède à l’indigestion dont elle souffre : l’indigestion d’une civilisation où le matérialisme étouffe le spirituel »323.

Le fait qu’un grand nombre de gens intègrent les Confréries soufies et en deviennent adeptes fut une cause directe qui m’encouragea à écrire sur ce sujet. Comme je suis originaire du Maroc, j’ai remarqué qu’un grand nombre de musulmans dans cette région étaient affiliés à la Confrérie Shadhiliyya Darqâwiyya et à celles qui en sont issues ; et j’ai constaté, lors de mon voyage dans des pays de l’Orient arabe, qu’il en allait de même dans ces contrées. L’idée me vint donc de présenter mon devoir de doctorat en Sorbonne sur le thème de la Voie al-Darqâwiyya au Maroc. Il m’a semblé qu’il serait bon de commencer cette étude en parlant de la genèse de la Tarîqa al-Shâdhilîyya à travers l’Imâm ‘Abdesalâm Ibn Mashîsh et Abu al-Hasan al-Shâdhilî ; puis d’aborder son évolution depuis l’époque de ces deux personnage jusqu’à la nôtre. Je commencerai donc par parler de l’Imâm ‘Abdesalâm Ibn Mashîsh, le Maître dont Abu al-Hasan al-Shâdhilî a reçu son éducation. Puis je parlerai de ce dernier qui donna son nom à la Tarîqa. Je parlerais ensuite de l’évolution de cette Voie et de celles qui en découlent. J’indiquerai enfin comment cette Voie s’est propagée vers l’Orient arabe, puis vers le monde occidental.

Je me suis appuyé sur de nombreuses sources et ouvrages de référence, parmi lesquels le livre de Ibn ‘Atâ' Allah al-Iskandarî, Latâ'if al-minan, établi par Dr. ‘Abdelhalîm Mahmûd324; le livre de Ahmad Ibn Muhammad Ibn ‘Abbâd Mahallî

323Jallâb, Hasan, Bouhoûth fî at-Taçawwoûf al-Maghribî, Marrakech, al-Maktaba‘a wa-l-Warrâqa al-Wataniya, t.1, pp.133-134.

324 Ibn ‘Atâ' Allah al-Iskandarî, Latâ'if al-minan, établi par Dr. ‘Abdelhalîm Mahmûd, Dâr al-kitâb al-misrî, le Caire, Dâr al-kitâb al-lubnânî, Beyrouth, 1ère éd., 1991.

Shâfi‘î (m. après 1153 H.), al-Mafâkhir al-‘aliya fî al-ma'âthir al-Shâdhiliyya325, le livre de ‘Abd al-Mun‘im Qindîl326, Abu aHasan aShâdhilî, za‘îm aharaka aruhîyya fî l-qarn al-sâdis ‘ashar ; le livre de ‘Abd al-Halîm Mahmûd327, Al-Madrasa al-Shâdhilîyya al-Hadîtha wa imâmu-ha Abu al-Hasan al-Shâdhilî ; les recherches d’Eric Geffroy328, et son livre sur la Tarîqa Shâdhiliyya; et les livres de Hasan Jallâb329 : «Buhûth fî al-tasawwuf al-Maghribî et al-Haraka al-sûfiya bi Murrâkush, Dhâhirat Sab‘at Rijâl ». J’indiquerai les autres sources en leur lieu.