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d) La langue maternelle comme étalon

3.8. Dessins d'enfants, recherche qualitative, interprétation Des poly-textes pour l'étude des imaginaires du

3.8.3. L'interprétation : trois exemples

3.8.3.3. Troisième exemple

Ce dernier exemple est tiré d’une recherche avec les enfants de douze familles sino- phones ayant choisi de les scolariser en immersion française dans le contexte anglophone de la Colombie-Britannique dans l’ouest du Canada. La recherche visait à mieux comprendre, avec ces enfants âgés de 6 et 7 ans, comment ceux-ci compre- naient et articulaient les apprentissages, notamment l’entrée dans l’écrit, de/dans leurs différentes langues (ici, le mandarin et/ou le cantonais appris à l’école chinoise, le français et l’anglais).

tères dans le texte-dessin présenté dans l’exemple (voir en particulier le signe pour l’arc, légendé phonéti- quement « lark »).

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Le cheval – dessin de Mar. (7 ans)

Le cheval - transcription (Ang., 7 ans)

E. la première chose qu’on va faire c’est je vais te passer. ceci et je vais te demander de le colorier . ok ? comme tu veux tu peux le colorier n’importe comment

[Ang. colorie]

E. est-ce que tu aimes colorier ? Ang. oui

E. oui ?

[Elle colorie - 2:23]

E. tu sais ? ? ? ? ce que tu es en train de colorier ? Ang. un mot en chinoise

E. oh ? qu’est-ce que ça veut dire ? Ang. je ne suis pas vraiment chinoise ? E. oh tu n’es pas/

Ang. non

E. mais comment est-ce que tu sais que c’est un mot chinois Ang. parce que ma mère et mon père est chinoise ?

E. oh

Ang. mais comme je suis chinoise aussi mais je ne sais pas comment lire les mots chinois

B. ah je vois

Bien que le questionnement identitaire n’ait pas été, avec ces enfants, la thématique principale de la recherche, plusieurs d’entre eux réinvestissent discursivement celui-ci, comme dans le double exemple présenté plus haut (celui de Mar. et de Ang.). Comme

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partie du protocole de recherche, nous avions donné à chaque enfant, dans chacune des familles, une feuille présentant le sinogramme

cheval96, accompagné d’une

consigne (écrite en français et non commentée par le chercheur, qui se contente de dire « on va colorier ensemble » ou comme dans l’exemple présenté « je vais te passer ceci, tu vas le colorier »), engageant à colorier les différentes parties du cheval.

Cette simple consigne visait à inviter chacun des enfants dans un déplacement entre signifiant visuel et signifié, pour envisager le caractère comme une image visuelle, qui met alors en jeu la mémoire et l’imaginaire de l’enfant97. C’est pourtant alors dans une

autre relation métaphorique que les deux fillettes se déplacent soudain, en interrom- pant le chercheur. Elles s’engagent alors dans l’affirmation d’une identité complexe, enfantine et moderne (le Pokémon), pluriculturelle (être chinois et/ou canadien) et plurilingue. La figuration des identités passe ici par des formes de réinvestissements plurigraphiques spontanés, qui accompagnent des discours de défiance : « je ne suis pas chinoise », « je suis canadienne-chinoise » dans le cas de Mar. (non présenté ici), et « je ne suis pas vraiment chinoise » et « je suis chinoise aussi mais », dans le cas d’Ang.).

Le dessin de Mar. peut aussi s’analyser comme un exemple complexe d’un texte poly- graphique plurilingue (en français et en chinois), qui met en scène tout à la fois des code-switches et des crossings scripturaux98, selon que les langues et les écritures mo-

bilisées appartiennent ou non au répertoire familial de l’enfant qui a produit le texte. Pour les deux cas, le texte présente toutefois des enjeux d’apprentissage (et du français et du chinois) pour l’enfant, en même temps que des investissements identitaires dans les deux langues.

Les dessins ne constituent pas, pour nous, une simple technique ou un moyen efficace de recueillir des données observables. En fonction de la posture qualitative et interpré- tative adoptée, ils investissent une dimension importante des recherches, de leur co- construction et de leur contextualisation. Cette posture se caractérise par un processus de production des connaissances conjoint, la valorisation du savoir des enfants et le renforcement d’une prise de conscience (ici de l’altérité au travers du cheminement à

96 Les sinogrammes (hànzì en mandarin) sont les unités de lecture de l’écriture logographique chinoise

han. Ils se classent en différentes catégories : on distingue en particulier les pictogrammes (les caractères simples), les idéogrammes (qui peuvent être composés de plusieurs pictogrammes, et comportent générale- ment une clé), les idéophonogrammes, qui comprennent trois éléments: la figure, le son et le signifié. Pour Huo Datong (non daté), le caractère chinois s’insère dans une relation trigone, qui fait intervenir le son (l’image acoustique), la figure (l’image visuelle ou le signifiant visuel) et le signifié du caractère chinois. Selon lui, le système du signifié appartient à l`ordre du réel, le système phonétique, à l`ordre du symbo- lique et celui de la figure du sinogramme, à l`ordre de l`imaginaire.

97 Situant, de la sorte, un travail sur la valeur symbolique pictogrammique et idéographique du caractère

écrit.

98 Il s’agit ici de néologismes. Nous inspirant du modèle de Rampton (1995 et 2005), nous avons en effet

proposé de distinguer, dans les textes plurilingues spontanément produits par les enfants, des phéno- mènes identico-scripturaux, les uns relevant du code-switche et les autres du crossing, pour tenter de mieux rendre compte des tissages identitaires qu’ils permettent de mettre en scène, selon que les langues invo- quées appartiennent au répertoire hérité ou imaginaire du locuteur-scripteur concerné (voir Moore, 2005 et 2006).

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travers les expériences des dessins et de leur négociation). Elle permet de saisir les des- sins et les mises en formes discursives qui les accompagnent comme des poly-textes, dont les résonances ouvrent une zone interprétative partagée.

La posture de recherche implique en effet un maillage des perspectives et des points de vue, un engagement99 des participants100, ainsi qu’une mise en scène différente de la

parole. Celle-ci s’accompagne alors d’une projection corporelle, de la production d’un tracé qui permet d’aller à la rencontre de l’autre pour construire du sens avec lui, de dessiner non seulement pour dire (Molinié, 2009 : 12) mais aussi pour montrer, figu- rer, représenter et imaginer. Le dessin et, plus largement, les productions plastiques, graphiques et visuelles contribuent à construire autrement les recherches, en y insuf- flant le sensible et l’imaginaire101, et en les reliant plus directement à une perspective

d’appropriation. La projection dans l’imaginaire invite en effet soit à prolonger l’existant, à le renouveler, soit à tenter de rompre avec lui pour construire du nou- veau : innovations de croissance ou de rupture, comme les définit Schurmans (2006). Mais ces évolutions sont aussi historicisées, et les aspects biographiques et réflexifs, comme on peut le voir dans les exemples à différents titres, nourrissent fortement les productions et les échanges ; l’imaginaire est donc aussi ancré dans l’expérience, c’est le retour sur expérience, opéré au moyen de différents détours, qui permet à l’imaginaire de prendre son essor.

Les arguments proposés ici, comme les exemples et les commentaires qui les accom- pagnent, visent à contribuer à une réflexion sur la recherche qualitative, qui se construit transversalement à différents domaines des sciences humaines et sociales, malgré des points de vue et des approches largement diversifiées (voir par exemple Groulx, 1999 ; Charmillot et Dayer, 2007). Si le point de vue adopté peut au premier abord apparaître particulier, dans la mesure où il est construit à partir d’un secteur bien précis, celui des recherches en articulation entre sociolinguistique et didactique des langues menées avec un public d’enfants, il nous semble cependant qu’il se rat- tache à un positionnement épistémologique beaucoup plus large, partagé par un certain nombre de recherches diversement contextualisées.

Comme l’explicite dans ce même ouvrage Didier de Robillard (partie A chapitre 2), il s’agit d’essayer de « comprendre », de donner du sens à la rencontre de recherche, ren- contre qui vise à produire une connaissance intégrée et contextuelle. Selon cette perspective, le sens et la compréhension du sens sont construits et co-construits dans l’interaction, elle-même comprise comme une co-production engageant participants et chercheurs et non seulement, comme dans de nombreux travaux « interactionnistes »,

99 Au sens aussi où l’entend Goffman, c’est-à-dire celui de « la façon dont un individu prend en main ses

actes localisés » (traduction citée dans Bateson et al., 1981).

100 Définir plus précisément ce positionnement impliquerait encore de pouvoir expliciter plus avant nos

propres histoires de chercheures, histoires individuelles (Castellotti, 2009) et histoire commune (en douze ans, nous avons notamment partagé la rédaction de 20 articles ou ouvrages, ce qui implique une complici- té à la fois personnelle et professionnelle, mais aussi un mode d’engagement particulier dans la recherche et l’écriture).

101 Dimensions qui se construisent le plus souvent, dans le langage verbal, au moyen des métaphores (voir

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comme un échange et une négociation verbale. Dans cette perspective aussi, on consi- dérera que l’entretien permet la (re)construction de la connaissance, plutôt que son élucidation par le biais de techniques appropriées, en incluant « la possibilité qu’on « comprenne » de plusieurs manières différentes sans être capable de désigner la meil- leure ou la bonne » (De Robillard, dans cet ouvrage). L’expérience partagée de la recherche permet, alors, pour reprendre la belle formule de Vatz Laaroussi (2007 : 11), le développement de « connais-SENS ».

3.9. Propositions pour une grille d’observation des pratiques

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