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Quelle « leçon» méthodologique ?

d) La langue maternelle comme étalon

Temps 2 : Travailler sur des données langagières

1) Pensez vous parler le cauchois ? (cochez la case qui correspond à votre réponse et ainsi de suite pour toutes les autres questions de cette étape)

3.12. Étudier un corpus d'interactions verbales : questionnement entre incertitudes et certitudes

3.12.2. Quelle « leçon» méthodologique ?

Sur le chemin tracé, et malgré l’aspect schématique de ce qui est résumé ci-dessus, d’autres chercheur-e-s pourraient-ils / elles nous suivre ? Avons-nous réussi à tracer un chemin, une méthode, dont on pourrait identifier les étapes ?

A. L’éclaircissement notionnel est une évidence, sans doute comme étape première et nécessaire, car elle va éclairer le chemin et rappeler, en cours de route, le but poursui- vi. Éclairer n’est pas simplifier, et montrer les obstacles du chemin peut non seulement éviter des impasses ou des échecs, mais surtout donner de l’épaisseur au questionnement et mettre en perspective certains résultats futurs au lieu de les aplatir par la lumière d’un seul éclairage. Cette première étape est loin donc de n’être que formelle. Par exemple, notre tour d’horizon de la notion d’altérité nous a montré à quel point elle est peut-être très proche de celle d’identité.

B. Deuxième phase, transcrire n’est pas réécrire. Transcrire suppose qu’on ait fait des choix, qu’on laisse des zones d’ombre, qu’on braque le projecteur sur une zone des discours et des échanges plutôt que sur une autre, et c’est sans doute une des phases les plus délicates du travail. Jusqu’aux codes de transcription et de numérotation qui vont entrer en cohérence avec le projet d’ensemble. On n’ignore pas, ce faisant, qu’on élague les données brutes d’une partie de leur sève et que le discours n’épuise pas la communication. Une convention veut qu’on admette que les données verbales restent pertinentes en elles-mêmes : il ne faut toutefois pas perdre de vue que saisir la pensée ou la rencontre ne peut se réduire aux versants verbaux de cette pensée ou de cette rencontre. Qu’est-ce qu’analyser une pensée ou un processus quand on n’a que du discours ? Quelles dimensions de l’altérité se jouent dans le non verbal, les regards, les éléments gestuels ou kinésiques, de proximité, d’éloignement, des enfants, dans les situations analysées ? Nous gardons donc présent à l’esprit que nous étudions une modalité, et une seule, des interactions, en nous en tenant aux éléments linguistiques – mais l’école n’est-elle pas avant tout le lieu du discours, ou des discours ? Le contexte du recueil de données vient donc ici compléter le choix des outils de travail143.

C. Nous pensons qu’il n’y a pas de « recette » pour entrer (troisième phase) dans un corpus. Le mot « entrer » est choisi à dessein, car on pénètre dans les paroles d’autrui, on ne les observe pas de l’extérieur, on y pénètre avec respect bien sûr mais aussi avec la peur de ne pas comprendre, de mal comprendre, de trahir. On ne peut savoir faire qu’en étudiant, en observant, en écoutant et réécoutant, de façon empathique et non passive. Cette familiarisation patiente avec la parole d’autrui peut seule suggérer des outils pertinents, des phénomènes à souligner, les points sur lesquels porter attention.

143 Sur la multimodalité de l’oral dans la classe, on consultera utilement les travaux de Jean-Marc Colletta

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Ainsi notre attention a été, on l’a vu, peu à peu attirée par les pronoms, les noms de personnes, les formules impersonnelles, non dans l’idée d’un langage imparfait ou la- cunaire, mais dans celle d’une façon spécifique aux enfants d’utiliser et de s’approprier la langue. Il en va de même quand on travaille sur un corpus de locuteurs qui ne par- lent pas dans leur langue maternelle.

D. Tous ces phénomènes patiemment étalés et rassemblés créent peu à peu des groupes (quatrième phase), des ensembles : on fait des rapprochements (les noms de personnes, les façons de désigner le temps), on tente des cohérences (effets de listes, effets de balancier, reprise d’un même connecteur, régularité d’un lien espace / temps, etc). Ainsi se redessine finalement sous nos yeux le paysage discursif : des motifs devien- nent apparents, qu’on n’avait pas prévus, des reliefs s’opposent à des creux du discours, des insistances soulignent des non-dits, on « entend » ce qui, dans une prise de parole, fait écho à une (pas obligatoirement « la ») précédente ou une suivante du dialogue.

E. Parmi ce qui nous échappe, plus grave est sans doute la difficulté à saisir la « parole silencieuse » (phase 5) (l’expression est de Marcelline Laparra, de l’Université de Metz, qui l’employait volontiers lors de séances de formation continue avec des enseignants), ou le « rhizome » propre au langage enfantin (ou au langage de celui qui apprend), comme le démontre Nicolas Go144, ce trajet soudain souterrain, d’un processus ou

d’une parole, dans l’être intime du sujet, qui nous le rend invisible sans pour autant cesser d’exister. C’est dire le rôle du temps dans la saisie des interactions, et ce temps, qui déroule la parole et ses effets dans la durée, est souvent une inconnue dans les études interactionnelles. Enregistrer et transcrire de façon longitudinale ne suffit pas à résoudre le problème : il faut encore mettre en correspondance les paroles enregis- trées, trouver des échos, voir que ce qui était décalé un jour J paraît central à J + 1 – et tout cela crée de l’incertitude, de l’insécurité. Comment alors retrouver le chemine- ment de la pensée de chacun ? Du groupe ? On bricole, jamais sûr-e de ne pas se tromper, on tente des rapprochements, on fait des flèches sur le papier, on écrit des mots vus plusieurs pages plus haut dans les marges, on essaie de retrouver des fils, des réseaux, des courants souterrains qui affleurent par la formation de champs lexicaux ou des réseaux anaphoriques, par la mise en relation de connecteurs.

F. La phase 6 consiste alors à observer ce qu’on vient d’aider à naitre. Observer pour comprendre. C’est là que peuvent se donner à voir les enchainements, comment tout cela fait corps : par des mots repris ou contredits, des fils qu’on étire pour les prolon- ger, des oppositions franches qui vont ailleurs, des silences bruyants et de subreptices connivences.

Etudier des interactions, travailler sur l’oral, ne peut se faire que si on accepte qu’on travaille avec des pertes, qu’on va perdre du matériau et que, paradoxalement on va passer par la mémoire de l’écrit. Peut-on faire de ce bouquet de fragilités une méthode transférable ? Peut-on donner à cette méthode la forme réflexive d’une méthodologie

144 Cf. sa thèse de doctorat, non publiée, soutenue sous la direction de Michel Tozzi à l’Université de

Montpellier (déc. 2006) et intitulée Vers une anthropologie didactique de la complexité : la philosophie à l’école, p. 195.

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transférable ? Oui, si on se garde de modéliser à l’extrême, et si la méthodologie com- porte autant de garde-fous que d’incitations.

G. Et l’implicite ? Comment en rendre compte sans tomber dans le piège de projeter nos propres représentations ? Il faut pourtant intégrer dans nos analyses ce qui se cache sous les mots, ce qui, n’étant pas dit, n’en acquiert que plus d’importance. En se disant que, plus que jamais, la prudence est de mise dans cette phase (la 7) de l’étude, et qu’il faut sans arrêt faire confirmer un résultat par d’autres, travailler par cercles concentriques et rapprochements, se méfier des résultats isolés ou qui rompent l’harmonie d’un paysage discursif dessiné dans une étape antérieure. Plusieurs voies mènent à la mise au jour des implicites des discours, dont les aperçus suivants donne- ront quelques orientations exemplaires mais non limitatives.

a) On peut faire apparaître des non-dits en mettant en regard ce qui est dit avec son contexte, ce qui signale les éléments non verbalisés. Par exemple, on peut s’étonner, en demandant à un élève ce qu’il a appris dans une séance qu’on sait être de gram- maire, qu’il ne nomme aucun élément linguistique ou discursif. Le contexte est un garant, il donne le cadre des interactions qui doivent en partie le refléter : un principe donc, recontextualiser sans cesse145.

b) Certains discours, en classe ou à propos de la classe, créent des effets d’ombre et de lumière. Autrement dit, en insistant sur un élément ou un acteur, ils rejettent dans l’ombre un autre élément ou acteur : par exemple, un enseignant qui insisterait sur les élèves qui réussissent en commentant son cours, fait du même coup l’impasse sur les élèves en difficulté. Un programme de grammaire basé sur la phrase fait se demander quelle place sera consacrée au texte ou au discours. L’analyse peut alors tenter de tirer

au jour ce qui est occulté.

c) Certains implicites peuvent naitre aussi de la mise en regard, de la comparaison de plu-

sieurs situations interactives entre elles : la même séance menée par des maîtres différents,

le même entretien proposé à des élèves différents, etc. Un thème abordé par l’un et non par l’autre doit interroger l’analyste, non sur son absence comme lacune mais sur le sens de ce non-dit.

d) Une autre voie féconde est celle des « désignations » : en faisant la liste des diffé- rentes façons de nommer le même objet, on peut s’interroger sur les savoirs/non savoirs, représentations, connotations, etc. qui président à nos choix lexicaux. Par exemple, une thèse récente sur l’identité des Français après la guerre d’Algérie met l’accent sur les différents sens des expressions pour les désigner : « Pieds-Noirs », « rapatriés », « Français d’Algérie », etc., ainsi que sur la charge sémantique des différents mots pour désigner les habitants de l’Algérie. Dans un contexte didactique, on sait combien il est différent, sur le plan cognitif, qu’un enfant parle de « Tomy », du « petit rat », de « l’histoire d’un rongeur » ou du « mammifère que nous étudions en classe », même s’il

145 Je pense à ces enfants de Palestine, avec lesquels travaille une de mes étudiantes, qui demande dès les

premières leçons de français comment on dit « chek-point » ou « fusil » et qui appellent leurs poupons « Arafat ».

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s’agit du même objet d’étude : on peut y lire les différentes étapes d’accès à l’abstraction et à la connaissance146.

e) On n’oubliera pas, enfin, cette voie royale vers l’implicite que sont les bribes, re- prises, hésitations du discours : autrement dit les ratures de l’oral. On peut y lire les stratégies de parole, les désirs de gommer ou de mettre en valeur, les choix de mons- tration, les (dé)gradés de la pensée, l’ascension vers une expression maîtrisée qui exhibe, dans le même temps, ce qu’elle laisse en chemin. Ces caractéristiques des inte- ractions verbales pourraient même constituer ce qu’il faudrait étudier en priorité, puisqu’on peut y voir le dit en train de se dire, et ce que les locuteurs décident de ne pas dire.

Dans tous les cas, on ne répètera jamais assez, il est essentiel de questionner les mots plus que des thèmes reformulés, de s’accrocher à qui dit à qui, à comment on dit plu- tôt qu’à ce qui est dit, et de questionner sans cesse son propre regard, dans un dynamique réflexive qui n’a pas de fin.

Pour nous, on le voit, la méthodologie est un ensemble plus vaste que la simple définition des

outils de travail. Elle comprend la mise en forme de la problématique, dont dépen- dront les moyens d’analyse, et un perpétuel aller-retour de l’une aux autres. Elle ne peut exister a priori : seule la confrontation avec le corpus d’une première idée, encore vague, d’une problématique virtuelle, peut donner naissance à l’ensemble probléma- tique / moyen d’analyse efficace et pertinent, par un trajet en spirale ascendante qui pourrait ne jamais s’arrêter, tant on ne peut être définitivement satisfait-e, au sens étymologique, d’une étude interactionnelle. Par exemple, la notion seule d’altérité, première dans notre intention, ne pouvait, sans jeu de mots, qu’altérer le sens du pro- cessus collectif des enfants : il a fallu la lier à celles d’identité et de culture, et modifier ainsi en retour notre problématique.

Alors, devant un corpus, quelle attitude ? lire, lire et relire, s’imprégner, sentir le flux, le sens

du courant, noter des liens, souligner, encadrer, une espèce de travail de peintre qui fait une esquisse, très empirique, très intuitive, difficile à transmettre, mais facile à montrer, à faire-avec, dans lequel on se sent de plus en plus guidé-e au fil des années et sûr-e de soi. Peu à peu, des formes émergent, des échos se font, on se met alors à identifier des natures de phénomènes épinglés : des formes linguistiques, des natures grammaticales, des procédés lexicaux – autant de phénomènes qui reviennent, d’un corpus à l’autre.

Ceux-ci vont servir de guides, dans un second temps, pour une relecture systématique du

corpus. Ils vont devenir têtes de listes à compléter : nous avons ainsi trouvé pour ce

corpus (sans trop de surprise, vu notre habitude de ce type de travail) les titres sui- vants « phénomènes énonciatifs », « outils syntaxiques », « éléments servant de liens sémantiques », « champs lexicaux », etc. Sous chaque titre, nous avons composé une colonne d’extraits du corpus pour que l’étude devienne dans un premier temps ex- haustive. Alors se sont composées des masses, vivantes, avec une double épaisseur

146 Sur le lien entre langage et inégalités dans l’accès au savoir, on lira avec profit tous les travaux

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linguistique et interactive, pour lesquelles il s’agissait de trouver un sens, un ordre, ou plutôt un ordre qui ferait apparaître un sens, grâce à une prise de distance, comme les dessins de Nasca au Pérou qui n’apparaissent que vus d’avion. C’est ainsi qu’ont émergé quelques « figures » de ce qui allait devenir notre plan : pas de rupture identité / altérité, la recherche de « ponts » par les enfants, l’altérité comme dépouillement d’une première identité venue des adultes, le lien altérité / thème de chaque atelier, etc. Ces nouvelles « têtes de gondoles », pouvaient alors se rassembler en quelques grands points qui deviendraient des têtes de chapitres : quelle altérité chez les enfants ? dire l’altérité ? altérité et interactions, etc.

On voit tout ce que ce patient maillage doit à l’empirisme, et comme il y faut du temps, et de la confiance – en soi et dans le corpus et dans les locuteurs. Je revendique l’empirisme des brodeuses147, le droit de ne pas savoir où je vais parfois, le guidage

« au feeling », avec le garde-fou des données : rester collé-e au corpus, au dit, pendu au souffle du locuteur, rester dans l’humble posture de celui qui décrit et comprend, met au jour des fonctionnements.

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