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didactique des langues et cultures ? Didier de Robillard

Lorsqu’on voit quelqu’un aller à la pêche avec un harpon, on en déduit qu’il cherche des baleines (ou en rivière, des saumons), pas des crevettes, et s’il prend une petite « épuisette » à mailles fines, qu’il cherche des crevettes et pas des requins. Cela signifie,

mutatis mutandis, que les technologies et méthodologies des sciences humaines, souvent

implicitement (et trop rarement explicitement), reposent sur des hypothèses, des anti- cipations concernant ce à quoi elles s’intéressent : l’homme, la langue, la société, la classe, etc.

2.1. Techno-méthodologie et choix épistémologique

Toute méthodologie en sciences humaines implique une théorie de l’homme, de la société, etc. Il se trouve que, depuis que les sciences positives (définition discutée plus bas) sont devenues la norme scientifique implicite, les sciences humaines explicitent rarement cette dimension de leur activité. Cela est assez troublant, puisque, en appa- rence au moins, elles semblent toutes avoir les mêmes représentations de l’homme, des langues. Si c’est le cas, tout se passe comme si les langues et cultures pouvaient être différentes, mais pas les façons de les concevoir. Diversité des objets, unicité des regards ? Cela serait contradictoire, puisque, dans nombre d’approches, notamment les constructivistes, le regard est tenu pour constitutif de l’« objet ».

Comment expliquer cette contradiction ? Tout d’abord parce que les formes radicales des technosciences ont considéré qu’elles pouvaient décrire un réel indépendant de tout observateur. De cette époque est demeurée une méfiance face aux différentes formes de spéculation sur le sens global des activités humaines (cf. P. Blanchet supra), qui a coupé les sciences humaines de ce type de préoccupations. Une des conséquences de cela est que, même si les approches sont différentes sur certains points (interactio- nismes, ethnométhodologie, sociolinguistique variationiste...), elles se rejoignent sur au

17 Je préfère, pour ma part dire « donner sens », mais je conserve « comprendre » pour faire écho aux

approches herméneutiques.

18 Les termes suivants sont définis dans l’index notionnel et factuel : altéro-réflexivité, anticipation, expé-

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moins un aspect. Quelle que soit la fluidité, l’historicité, le chaos qu’elles puissent pos- tuler dans les langues et cultures des autres, elles organisent leurs pratiques scientifiques autour de deux piliers implicites :

- un être humain peut en « comprendre » un autre ;

- le sens construit par le discours scientifique sur le discours des autres échappe, au moins partiellement, aux vicissitudes et tribulations du « comprendre ».

Pourtant, Y. Winkin (2006 : 514) peut considérer que lorsque E. Goffman écrit Pre-

sentation of Self in Everyday Life (1956), son regard serait aiguisé par « une tentative de

maîtrise des codes sociaux de la part d’un jeune immigré juif [comme lui] qui entre dans la bourgeoisie WASP ». De même, S. Freud écrirait Psychopathologie de la vie quoti-

dienne « comme un vade mecum lui donnant les moyens intellectuels de contrôler son

accès à la bourgeoisie viennoise ». Dire cela ne signifie pas indifférencier les discours dans une sorte de relativisme nihiliste, mais se poser la question de la construction et des transformations des significations dans l’acte de « comprendre », en y incluant la part individuelle des recherches.

Un enseignant, comme le rappelle ici-même P. Blanchet19 dans d’autres termes, ne

peut exercer son métier que si l’un des pivots de son activité est le « comprendre ». Il lui faut « comprendre » comment est reçu son discours didactique, sans donner sens à ce « métier impossible » (S. Freud), sans faire sens de chacune de ses activités au quo- tidien, qu’il informe d’une « compréhension » du contexte, etc. De même, un « apprenant », qui n’en est pas moins une personne, doit donner sens à sa présence en classe, à son activité d’apprentissage, etc.

Face à ces questions, la situation actuelle en Europe continentale est assez curieuse. La philosophie dite « continentale » s’interroge sur le sens global de l’homme, des rela- tions sociales, elle reste fortement attachée à la spéculation et au travail du sens, et à l’historicisation, mais elle est largement ignorée des spécialistes des sciences humaines, qui se sont développées sur un terreau, quoi qu’on en dise, où demeurent de significa- tifs vestiges positivistes.

Les sciences humaines, en Europe, ont subi de puissantes influences de la part des sciences humaines telles qu’envisagées en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, influencées par le cadre de la philosophie analytique, qui estime que le travail des « grandes questions » est une tâche vaine, puisque travailler les ambiguités du langage est déjà bien suffisant :

Tout en disant que « [c]eci reste insuffisant néanmoins à caractériser la philosophie analytique », J.G. Rossi la définit lapidairement ainsi :

« Dans tous les cas, il s’agit d’aborder les problèmes philosophiques du point de vue du langage et d’apporter à ces problèmes une solution en procédant à une analyse du langage » (Rossi, 2002 : 4).

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R. Pudal caractérise pour sa part par un tableau reproduit plus bas les lignes de clivage entre philosophies « analytiques » et « continentales » :

Philosophie analytique Philosophie « continentale » française

Empirisme / Positivisme Idéalisme / Rationalisme / Spiritualisme

Culture scientifique Culture littéraire

Analyse de problèmes, de questions Analyse de textes, d’auteurs

Étude de cas, goût du détail Esprit de système, goût de la synthèse

Recours à la logique Argumentation peu formalisée

Méfiance à l’égard de la politique Idéal de l’engagement

Idéal du professionnel, de l’artisan Figure de l’intellectuel, du créateur

Travail collectif, débats Création individuelle

Idéal de transparence discursive et de clarté argumentative

L’usage des métaphores poétiques et des analogies est considéré comme un moyen expressif légitime

Pensée dont le contexte de pertinence est avant tout celui des auteurs récents ou proches, et relativement anhistorique (sauf du point de vue de l’histoire de la philosophie analytique)

Référence constante à l’horizon de l’histoire globale de la philosophie, souci moindre de citer les collègues contemporains ayant travaillé la question

Croyance dans un progrès de la philosophie Refus de l’idée d’un progrès en philosophie (Pudal, 2004 : 73)

Il est intéressant de noter qu’une partie des sources qui ont inspiré la sociolinguis- tique20 actuelle, les analyses des discours au sens large21, et une partie des perspectives

des didactiques des langues et cultures provient en ligne plus ou moins directe de perspectives élaborées dans le cadre des philosophies analytiques (J.L. Austin, par exemple, en fait clairement partie, mais pas des courants les plus « durs », J. Searle n’en est pas éloigné, Ch. S. Peirce les a largement préparées, cf. Blanchet 1995). Les pers- pectives pragmatiques par exemple, ont ainsi été empruntées comme des « technologies » intellectuelles, sans préoccupation à propos des arrière-plans de ces questions, tant le terrain avait été préparé par le positivisme, cadre dans lequel il est cohérent d’emprunter des « technologies » intellectuelles en les déshistoricisant et en

20 Voir les conséquences de cette discipline dans le domaine didactique : Les pratiques plurilingues :

quelques leçons d’enquêtes (J. Billiez).

Étudier un corpus d'interactions verbales : Questionnement entre incertitudes et certitudes (Marielle Rispail).

21 Voir les conséquences de cette discipline dans le domaine didactique : L’analyse de contenu : exemple

d’une communication pédagogique médiée par ordinateur [synchrone] (C. Develotte et S. Drissi). L'analyse de discours : exemple d’une communication pédagogique médiée par ordinateur [asynchrone] (C. Develotte et Ch. Celik).

De l’analyse du discours à l’analyse des discours en situation comme outil de recherche et d'intervention (P. Chardenet).

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les décontextualisant. Il n’est donc pas étonnant que le « comprendre », dans ces con- ditions soit une question considérée comme pertinente pour ceux qui sont étudiés, et n’organise pas en profondeur la réflexion des sciences humaines, et des didactiques.

2. 2. Contextualisation, point de vue et historicité

Si on se remémore les première pages de Du côté de chez Swann, on se rappelle l’exercice auquel se livre le « je » : il se réveille dans un lieu inconnu, et, avant de se lever, tente de se localiser, de donner sens au lieu où il se trouve, parce que, bien entendu, ce qu’il va faire en se levant en dépend : il lui faut des représentations de ses co-ordonnées spatio-temporelles pour agir, et se situe lui-même selon des paramètres qui se construisent en fonction de ce qu’il veut faire.

Il est intéressant d’observer que, chez ce « je », la projection dans ce en vue de quoi il se lève (la décision qu’il faudra qu’il se lève en est le premier élément) ne constitue qu’une partie de ce qui influence ses représentations. Car il mobilise, simultanément, son expérience des lieux où il lui est arrivé de se réveiller, en tentant de faire coïncider ses perceptions sensorielles avec ces éléments d’expériences : intervient, dans ce travail ce à partir de quoi réfléchit le « je », donc son expérience sous la forme des représenta- tions qu’il en construit, à l’aide d’un travail réflexif, et qu’on peut appeler son histoire, construite par des récits successifs et changeants selon les « à partir de » et les « en vue de », récits qui fondent son identité, narrative selon P. Ricœur.

En dernière analyse, il s’agit simplement de prendre au sérieux la notion de « représen- tation », qui a connu une fortune certaine en sciences humaines, et en didactique (Moore, 2001)22. Dès les premiers travaux sur les représentations (Jodelet, 1989) celles-

ci sont considérées comme organiquement liées à des objectifs. L’idée est simple : un être ne construit pas des représentations concernant ce qui l’indiffère. Les représenta- tions dépendent donc de nos anticipations, de notre « en vue de », qui lui même s’articule à notre histoire, notre expérience, notre « à partir de », l’informe, lui donne forme. En ce sens, la représentation participe déjà d’une page d’histoire et constitue une sorte de construction préalable de repères, de catégories dont on pourrait avoir besoin pour agir ou intervenir sur le monde.

Cela est d’autant plus pertinent qu’il serait difficile à quiconque a enseigné un peu de croire que la dimension personnelle et individuelle des participants à une classe puisse être qualité négligeable dans le processus d’enseignement-apprentissage23. Les perspec-

tives non positivistes (je me ferai ici l’avocat de leur version herméneutique) portent

22 Voir des conséquences pratiques de la notion de représentation en recherche :

De l’analyse du discours à l’analyse des discours en situation comme outil de recherche et d'intervention (P. Chardenet).

Dessins d'enfants, recherche qualitative, interprétation. Des poly-textes pour l'étude des imaginaires du plurilinguisme (D. Moore et V. Castellotti).

La méthode biographique : de l’écoute de l’apprenant de langues à l’herméneutique du sujet plurilingue (M. Molinié).

23 Tout le monde sera d’accord avec cela. Combien de processus de formation d’enseignants l’explicitent,

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une attention toute particulière à la dimension historique des processus, en admettant une part, inéluctablement spéculative, sur ce qu’est un homme, qui motive le recours à la philosophie comme point d’appui aux sciences humaines. Celle-ci permet en effet d’expliciter ce qui, autrement, demeurerait comme (honteusement ?) clandestin. Cela signifie donc qu’une proposition comme celle-ci :

« Dans une méthode qualitative, on distingue classiquement la phase de recueil et la phase de traitement des données » (Mucchielli, 2002 : 182)

doit être discutée. Comment, en effet, pourrait-on, dans un travail en sciences hu- maines, suspendre la construction du sens chez un être humain, tout chercheur qu’il puisse être ?

Cette proposition surprenante n’est pas justifiée dans ce texte, comme si elle allait de soi, pas plus que les prétentions à comprendre tout être humain, à l’article « Anthropo- logie » in Mesure et Savidan (2006)24.

Autre exemple caractéristique de la difficulté à envisager les problèmes du « com- prendre » : l’ouvrage dirigé par A. Mucchielli, pour expliciter l’idée de perception du sens construit par des êtres humains, qui serait à la base des approches qualitatives, fait référence à l’empathie, constituée par

« [l’e]nsemble des techniques liées à une attitude intuitive qui consiste à saisir le sens subjectif et intersubjectif d’une activité humaine concrète, à partir des intentions que l’on peut anticiper chez un ou plusieurs acteurs, cela à partir de notre propre expérience vécue du social ; puis à transcrire ce sens pour le rendre intelligible à une communauté humaine » (Mucchielli, 2002 : 55).

Chacun peut constater à quel point il y a une tension contradictoire entre d’une part « techniques », et d’autre part « attitude intuitive ».

À la réflexion, une façon de poser cette question est celle-ci : comprendre, certes, mais

comme qui ? En effet, « comprendre » ne saurait se concevoir sans un point de vue, des

co-ordonnées temporelles et culturelles, et la possibilité qu’on « comprenne » de plu- sieurs manières différentes sans être capable de désigner la meilleure ou « la » bonne. Comprendre qui, quand, à partir de quoi, en vue de quoi ?25

« (Se) représenter », catégoriser, dans cette perspective, devient une activité historico- politique : toute catégorisation, même celles en apparence les plus anodines (quoi de plus négligeable que des « phonèmes », confettis sonores dénués de signification ?26)

repose sur une « jection » dans le monde, une manière de se projeter avec les autres

24 Voir les phénomènes de convergence (compatibilité épistémologique et/ou technique), de divergence

(incompatibilité épistémologique et/ou technique) entre les outils de la recherche : Les principales mé- thodes et leurs techniques de construction des observables.

25 Voir : L’échange avec les acteurs comme méthode de production de données pour la recherche sur

l’enseignement / apprentissage des langues (P. Chardenet).

26 Admettre les phonèmes comme unique approches des sons consiste à admettre le primat de la commu-

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dans le monde, ce qui en fait tout sauf une simple activité de connaissance « purement intellectuelle » et permettant une connaissance « neutre » du monde et des autres. Si la « jection », comme argumenté plus haut, articule histoire et avenir, « à partir de » et « en vue de », on comprendra, alors, que soient ici considérées comme d’inspiration positiviste les approches qui travaillent à minimiser ou occulter la place des représenta- tions de l’histoire, et celles de l’avenir, et se prétendant capables de « descriptions » au sens fort, là où le qualitatif voit des récits, forme humanisée de la description dans des temporalités, et la prise en charge par un être en devenir revendiquant son historicité, sa part de responsabilité dans ce qu’il dit du monde, et sa propre finitude, autant d’éléments qui laissent de la place à d’autres discours.

Les points de vue que j’ai mobilisés ci-dessus sont ceux des herméneutiques de H.G. Gadamer et de P. Ricœur, qui postulent que vivre c’est donner du sens et que, au départ de toute vie humaine, se trouve un pari que l’on peut trouver inconsidéré ou irrationnel. Pour vivre, il nous faut nous jeter dans le monde. Or, pour nous y jeter, pour y vivre, il faut que nous disposions d’hypothèses sur comment il fonctionne pour nous y intégrer, quitte à réviser ces hypothèses en cours de route. L’hypothèse fonda- trice d’humanité, en l’absence de toute expérience ou histoire, serait que, de manière très irrationnelle, nous avons confiance en notre capacité à donner sens au monde. Cela s’imagine difficilement comme un processus purement individuel, puisque nous sommes socialisés, et que certaines orientations nous sont données, ou interdites, par le corps social. La réflexivité est ce qui nous permet, par le récit (Ricœur) de faire l’histoire de nos expériences révolues, de leur donner sens, dans une perception du temps humain, et en construisant une identité. L’hypothèse sous-jacente est donc que vivre et « donner sens » sont un peu synonymes. Le travail réflexif est, de ce fait crucial, y compris (et même surtout, parce que dans la vie quotidienne, nous sommes loin de tout expliciter) dans le travail scientifique. Si notre faculté à donner du sens est indissociable de notre historicité, notre activité scientifique en est pétrie, et elle ne pourrait pas exister sans cela, en tout cas pas dans la forme qu’on lui connaît (cf. Winkin plus haut). Il est donc important de ne pas ignorer ce qui fait que nous produisons du sens d’une manière, pour chacun(e) sans doute unique, liée à notre histoire non reproductible, et la réflexivité est ce qui nous permet de donner sens au passé donc à l’avenir, et réciproquement, puisque les significations données à l’avenir informent la façon dont est construite l’histoire.

2. 3. Motivations d’une approche qualitative pour la recherche

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