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Supports graphiques et recherche qualitative

d) La langue maternelle comme étalon

3.8. Dessins d'enfants, recherche qualitative, interprétation Des poly-textes pour l'étude des imaginaires du

3.8.1. Supports graphiques et recherche qualitative

Différents domaines des sciences humaines et sociales se sont intéressés à différentes époques au dessin ou à d’autres environnements graphiques comme outils de re- cherche. L’interprétation des dessins d’enfants d’âge scolaire et pré-scolaire est un domaine classique en psychologie de l’enfant, pour lequel on s’intéresse à l’analyse de la valeur sémiotique du dessin comme production individuelle de l’enfant, le plus sou- vent dans des visées thérapeutiques, le dessin pouvant alors être utilisé comme support pour le discours84 (de Morgenstein, 1928 à Wallon, 2001).

Les sociologues de l’école de Chicago ont aussi eu recours, dès les années 30, à la con- fection de cartes et d’élaborations graphiques pour comprendre comment différents groupes conceptualisent différents aspects du monde dans lequel ils évoluent, en relation avec leur passé, leurs expériences et le contexte au sein duquel ces conceptions s’actualisent (Chapoulie, 2001)85. Ce champ est plus tard réinvesti par le biais de la dia-

lectologie urbaine, qui interroge les perceptions (cartographiées) des usagers des langues et fonde les éléments d’une linguistique populaire (Niedzielski et Preston, 200086). Cer-

tains travaux contemporains se réclamant de l’anthropologie visuelle (Rose, 2001) mobilisent également différents documents visuels, comme la photographie, les films ou les dessins. Par exemple, l’auto-photoethonographie a recours, entre autres, à la prise de clichés photographiques comme actes de narrations et formes de récits de vie pour saisir

84 Pour Piaget et Inhelder (1966), le dessin permet de manière efficace d’atteindre l’image mentale (la

représentation) soit, plus spécifiquement, la connaissance qu’a l’individu de son monde.

85 Nous ne reviendrons pas ici sur les différents travaux qui ont pu influencer les recherches aujourd’hui.

Pour un bref historique, voir Castellotti et Moore (2009).

86 Ce travail impliquant des dimensions quantitatives, grâce à la digitalisation des lignes de contours des

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la construction de l’identité ou la représentation du bien culturel dans des perspectives d’intégration sociale et éducative (MacDonald, 2008 ; Pahl, 2006).

L’appui sur les dessins d’enfants met en jeu leur décryptage, à la fois du contenu et de l’organisation des symbolisations graphiques (voir par exemple le travail de Billiez, 1989 sur la conceptualisation de la classe par de jeunes enfants migrants, et les liens entre représentations de l’espace scolaire et processus d’intégration et d’insertion so- ciale ; voir aussi Leconte et Mortamet, 2005 ; Clerc, 2009 ; Razafimandimbimanana, 2009). En situation scolaire ou bien familiale, objectifs de recherche et méthodologies de terrain sont ainsi diversifiés.

Dans le champ de l’étude des plurilinguismes, le recours au dessin d’adulte ou d’enfant constitue toutefois un secteur encore peu exploité de la recherche (mais voir Marquilló-Larruy, 2000 ; Moore, 2001 ; Molinié, 2009). Ces travaux se distinguent en général par l’importance qu’ils attribuent à l’observation de la dynamique de la production du dessin dans des activités collaboratives impliquant des négociations discursives, observées dans leur déroulement. Celles-ci permettent alors, pour le chercheur, de mettre en œuvre une variété d’outils de l’analyse du discours.

3.8.1.1 La production des données et pourquoi (et comment) les produire

Si l’on considère le dessin d’enfant comme un champ prometteur pour l’étude des conceptualisations ordinaires du plurilinguisme, il convient toutefois de s’attarder sur le pourquoi et le comment de la production de telles données. Liant imaginaire du plurilinguisme et projets d’apprentissage, Dabène (1997 : 19) propose trois questions clefs qui doivent stimuler l’élucidation de la perception des langues dans la société :

- pourquoi l’image des langues est-elle importante ? - comment peut-on l’analyser ?

- quelles sont ses implications ?

Pour Giordan (non daté), il est indispensable pour les éducateurs de comprendre les (pré)conceptions des élèves, parce que : i) celles-ci correspondent à la structure de pensée sous-jacente à l’origine de ce que l’élève pense, dit, écrit ou dessine ; ii) elles sont le socle sur lequel ce dernier construit les nouveaux savoirs et, donc, ses appren- tissages ; iii) elles appellent la prise de recul, la distanciation, nécessaire à tout processus de transformation (voir aussi Giordan, Girault et Clément, 1994) :

« [Une conception] est à la fois sa grille de lecture, d’interprétation et de prévision de la réalité que l’individu a à traiter et sa prison intellectuelle. Il ne peut comprendre le monde qu’à travers elle. Elle renvoie à ses interrogations (ses questions). Elle prend appui sur ses raisonnements et ses interprétations (son mode opératoire), sur les autres idées qu’il manipule (son cadre de références), sur sa façon de s’exprimer (ses signifiants) et sur sa façon de produire du sens (son réseau sémantique). Ces divers éléments ne sont évidemment pas facilement dissociables, ils sont totalement en interaction. » (Giordan, non daté)

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Parce que le dessin est ici entrevu à la fois comme visible et dicible (plutôt que lisible), il se perçoit et se construit comme un texte visuel, il appartient à une « texture du dis- cours »87, dont les valeurs et le sens sont construits et négociés dans leur déroulement

discursif, entre pairs et entre participants et chercheurs88. Le dessin induit aussi des

effets de prise de distance qui permettent des formes de transaction ou médiation mé- taphoriques entre les contextes, et l’innovation au niveau du sens.

3.8.1.2. Formulation des consignes et contexte

Que l’objectif de recherche concerne la représentation de l’école ou de la famille, du point de vue de la sociologie, de la sociolinguistique ou de la didactique, la formulation des consignes joue un rôle central et révèle, en filigrane, les positions des chercheurs et leurs propres représentations, du monde comme de la recherche (Brassac et Mietkiewicz, 2008). Ainsi, dans le scénario que nous avions élaboré (Castellotti et Moore, 1999 et Moore et Castellotti, 2001), nous avions posé les consignes suivantes : « dessine-toi en train d’apprendre une langue (précise laquelle si tu veux) » et « dessine comment c’est dans la tête de quelqu’un qui parle plusieurs langues ». On voit dans celles-ci l’effort d’ancrer la tâche dans l’expérience de l’enfant (« dessine-toi »), de la contextualiser (« précise laquelle »), de laisser à l’enfant un espace de liberté (« si tu veux »), et d’utiliser un langage dépourvu de vocabulaire complexe ou spécialisé (« quelqu’un qui parle plusieurs langues »). On notera aussi pourtant que la consigne ne parvient pas à éviter une dérive eurocentrique, en encourageant une vision intellectualisée du langage (« dans la tête »), sans laisser place à des conceptions alternatives, comme la possibilité que le site du développement plurilingue soit, par exemple, le cœur, l’estomac ou le ventre (Krumm, 2008).

Il est aussi important de réfléchir aux modalités et aux lieux de passation (dans la cui- sine, le salon, la chambre de l’enfant dans les familles ; en classe ou dans un espace scolaire plus ouvert comme la bibliothèque à l’école) ainsi qu’aux modes de groupe- ment (par exemple des élèves en classe). Ces choix auront une influence importante sur le type d’observables produits, comme sur les interprétations contextuelles aux- quelles ils peuvent donner lieu. Par exemple, le même enfant dessinant son réseau social à l’école peut penser à y noter ses amis plutôt que ses cousins, tandis qu’à la même consigne donnée quand il se trouve dans la cuisine de sa maison, il pourra pen- ser à ajouter son chien (une donnée importante lorsqu’on s’interroge sur les préférences concernant l’usage des langues chez les jeunes plurilingues, un chien ou un chat n’appelant pas qu’on parle une langue plus qu’une autre, contrairement, par exemple, à une grand-mère89).

L’ensemble de ces questions interpelle le chercheur, parce qu’au-delà de la constitution d’un corpus de données « sympathiques » (le visionnement de dessins d’enfants ac- compagné de leurs verbalisations attire toujours l’intérêt chez les éducateurs), elles impliquent que celui-ci s’interroge sur son positionnement épistémologique aussi bien

87 Pour employer une formule de Ricœur.

88 Il s’agit ainsi tout à la fois d’une interprétation dans l’émique et d’une interprétation sur l’émique (Olivier

de Sardan, 1998).

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qu’éthique, en offrant au participant un rôle partagé, actif et réflexif dans la production (plutôt que la cueillette) des observables, et leur interprétation. Cette perspective cons- tructiviste implique ainsi de construire l’activité scientifique à partir des questions que se posent les acteurs en relation avec leurs savoirs d’expérience, plutôt qu’à partir des seules questions que le chercheur se pose, ce qui revient, selon Kaufmann (2001), à inverser le mode de construction de l’objet90.

Que les méthodes91 mettent en jeu l’observation et la participation, l’entretien qualita-

tif compréhensif (biographique ou d’explicitation), l’autocommentaire (on parle en faisant), la dictée (l’enfant dicte à l’adulte ce qu’il veut que celui-ci dessine) ou l’enregistrement des interactions en situation, elles reposent sur des scénarios de re- cherche visant l’élucidation de leur point de vue, et la validation des conceptions du monde des jeunes locuteurs, comme formes légitimes de connaissances, et comme formes de leur agir communicationnel. Elles investissent de la sorte des postures de recherche tout à la fois compréhensives, réflexives et interprétatives.

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