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5 2 Nos plurilinguismes, tous ces affrontements

Si l’on admet cependant que toutes les langues et leurs locuteurs ne sont pas logés à la même enseigne, mais affectés de coefficients de valeurs très différenciés, qui paraly- sent l’expression des plus nombreux et officialisent la circulation marchande et communicante de quelques-un(e)s, alors il faut aussi poser que toute pratique pluri- lingue s’enlève nécessairement sur fond de rapport de force. Mieux, elle a partie liée avec un potentiel d’agression proportionnel aux inégalités du régime d’interaction de ses langues et aux exclusions dont l’affirmation de la supériorité de l’une ou de l’autre

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surcharge, menace ou accompagne la traversée des autres. C’est en ce sens que l’on considèrera que toute emprise plurilingue est irrépressiblement conflictuelle, plutôt que fusionnelle par nature, puisqu’elle implique toujours que l’appropriation d’un bien linguistique conspire à l’appauvrissement ou à la destruction de l’autre.

Quand c’est contre son gré qu’on se retrouve plurilingue, alors la pratique plurilingue prend le plus souvent l’allure d’une supplique qui chuinte la contradiction et chahute la représentation de soi pour soi. Car au-delà de l’idéal qu’il faut annoncer et défendre, il existe toujours toutes sortes de difficultés à considérer la compénétration de l’Autre en soi et des autres langues dans la sienne. Des difficultés auxquelles nul ne peut prétendre échapper. C’est en quoi, beaucoup plus qu’un acte de révélation (puisque somme toute cette dimension des maux plurilingues est loin d’être méconnue), cette étape se veut simplement un support, parmi d’autres, de toute recherche et conscience lucides sur une déclinaison plurilingue des sociétés et personnes, à distance de toute croyance naïve à un « fait » plurilingue qui serait séparable de la confiscation par effet de domination de quelques-unes, de la majorité des langues qui définissent pourtant ce fait.

Pour prendre plus précisément la mesure de cette contention, aux accents plus ou moins perturbants et violents, je me propose de faire entendre une poignée de d’auto- représentations de locuteurs plurilingues réunies parmi bien d’autres dans la Caraïbe et les Amériques : quelques voix plurilingues d’un travail sur soi-même, recueillies sur l’épreuve d’une expérience vive et âpre, de leur plurilinguisme.

Affaire de violence, même quand s’épuisant d’elle-même, elle ne s’autoconçoit pas ou plus comme telle : à San Martin Alto, hameau quechua à 3300 m de la chaîne andine équatorienne, l’engagement des agriculteurs dans la production vivrière de quinoa bio est une réussite dans le pays et sur le marché international via les débouchés du commerce équitable. Mais dans les assemblées de discussion et de décisions traditionnelles pratiquées dans la communauté, animées par un président du village élu annuellement, et où l’affirmation de la culture indigène – voilà que je dis moi aussi « indigène » – est farouchement d’actualité, si on parle des vêtements traditionnels, de laines sombres et colorées, des maisons de terre sèche plus calorifuges mais qui disparaissent, de la préservation des sols, de la présence de la télévision, on parle aussi

de la langue quechua beaucoup plus qu’en langue quechua. La situation n’est pas sans

similitude avec celle de la réflexion sur les conditions du développement créole aux Antilles : « ma fille ne parle PAS créole + elle le comprend très bien + même si elle ne le parle pas mais elle SAIT que cette langue existe ++ c’est quand même SA langue » (Yolène, Martiniquaise).

Affaire de mémoire de langage à fleurs de discours (et de nerfs). La grande défaite se- rait de l’oublier. Tous ces locuteurs, qui ont bien voulu faire retour sur leur biographie langagière, n’ont rien oublié. Ils attestent combien la configuration de répertoires et d’identités plurilingues peut être lourde de controverses, incertitudes et conflits, et pour ces raisons particulièrement délicates à vivre et à exercer.

En dépit de la labilité des pratiques plurilingues et de la diversité des politiques d’imposition qui les contraignent, il me semble possible d’y circonscrire très synthéti- quement trois grands registres de signification, qui relient les (dé)compositions des

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identités plurilingues à un enchaînement de discontinuités, plus ou moins vacillantes, inextricablement linguistiques, symboliques et éthiques, tour à tour barrières infran- chissables ou frontières mouvantes à outrepasser.

En premier lieu, irrécusable, il y a l’expérience d’un enveloppement de soi par une or- ganisation et une narration linguistiques qui imposent au locuteur tout le programme d’un idiome extérieur à lui et qui n’a rien à voir avec sa langue, sinon le fait de faire affleurer sa perte et d’ordonner sa mise en pièces, en venant la trouer.

Le rapport à l’autre langue, langue officielle ou langue étrangère, se vit toujours, de manière plus ou moins obsédante, non seulement comme préjudiciable à l’usage de la langue originaire, dont elle entrave le libre choix et qu’elle soumet à tous types de mises en cause (communicative, stratégique, cognitive, esthétique), mais aussi comme un retour du refoulé, au sens où le lien à l’idiome extérieur décline et module à ou- trance, dans un mélange imprévisible d’incertitudes subjectives, de préoccupations identitaires, de saisissements politiques et d’aventures existentielles, la perte sensible de la langue originaire:

« Je parle le hollandais l’anglais et le français et heu : un peu de charabia en créole ++ ah et puis il y a aussi l’Ougandais la langue de ma mère +++ j’imagine que c’est en ougandais que j’ai parlé pour la première fois + seulement je me demande comment + j’aurais pu le faire puisque je ne sais plus parler cette langue » (Shirley, française, née en Ouganda, vivant en Martinique). Si ce témoignage met en évidence la richesse du ré- pertoire de Shirley et semble refléter un plurilinguisme harmonieux, c’est aussi un plurilinguisme qui inscrit en creux la perte de la langue maternelle ou supposée telle, symbolisée ici par celle de son statut premier, non plus langue maternelle mais langue de

ma mère, et finalement rien de plus que cette langue, simple relique du corps maternel,

déchargée de toute fonction d’usage, langue fantômale, mais qui continue cependant d’être là, muette, en traîne des autres, au sein d’un locuteur qui a cessé de la parler. Cette présence / absence de la langue-mère est d’autant plus âpre qu’elle s’éprouve avec la conscience diffuse que le lien à l’idiome extérieur, qui devrait être progressive- ment tenu à distance, voire théoriquement même détruit, se trouve au contraire renforcé − «Normalement les haïtiens devraient penser en créole / moi je pense en FRANCAIS » (Joseph, lycéen haïtien) −, sous peine d’empêcher le sujet de pouvoir évaluer sa place ou relier son avant à son après: « On m’a éduquée en FRANCAIS / tout ce que j’avais à faire je le faisais en FRANCAIS mais les livres haïtiens / on me dit que si tu écrivais quelque chose en créole elle est moins appréciée que si tu écrivais en français / c’est pas juste / c’est logique ça / je trouve que c’est aberrant » (Denise, étudiante ENS, Haïti). Un renforcement de la prégnance de la langue dominante qui a pour caractéristique incontournable de se généraliser sur le mode d’un devoir impéra- tif pour le locuteur: « Il faut parler en français ++ on fait tout en français » (Pradel, lycéen haïtien); « J’ai parlé en français avec les parents euh + qui nous parlaient en français hein les parents nous parlaient un peu français créole mais on devait répondre en français » (Yolène, Martiniquaise).

On relèvera au passage que, en contexte institutionnel, l’enseignement des langues est lui-même aussi très largement ordonné par des raisons impératives: « o verbo s’appeler

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é um verbo PRO-NO-MI-NAL porque ele O-BRI-GA-TO-RIA- MEN-TE é escrito desta forma + você vai dizer ++ je + m’appelle + tu + t’appelles » (Prof. de Fle, 6e,

Macapa / Brésil). Tout se passe ainsi étrangement comme si le corps-à-corps avec le langage d’une autre langue, quelle que soit la situation, était toujours donné ou reçu, non pas d’abord comme la consécration de nouvelles connivences, mais avant tout comme la traduction d’injonctions impositives externes : comme si l’exposition d’un sujet à d’autres langues était nécessairement contrée, au-delà même de la charge d’aliénation instillée par l’assimilation contrainte d’une langue coupée de la sienne pour étalonner le monde, par l’appréhension d’une rupture du fil conducteur de l’origine et de l’intimité.

Même si le statut de cette extériorisation demeure toujours difficile à délimiter, elle figure un antagonisme entre une langue extérieure, absente de la communauté, mais qui pourtant s’y transmet comme présente, et une langue intérieure, intimement pré- sente à l’échelle communautaire, mais qui elle se transmet comme absente, avec une charge d’irréalité qui, tout en exposant à la tentation d’abdiquer de la parler pour se soustraire à la violence du contact, porte ses locuteurs au fantasme.

On touche ici au second régime de significations, le poids d’une logique conflictuelle, au cœur du vécu plurilingue. C’est sur elle, et sa violence donc, irréductible à la greffe d’une langue indésirée, de cette langue qui ne va pas de soi, parce qu’elle ne vient pas de soi, que l’on s’arrêtera maintenant. Cette violence, on le sait, peut tuer, s’exercer par la poudre et le canon contre des communautés déclarées hostiles parce qu’elles parlent l’autre langue, celle que le conquérant ne comprend pas. Il y a toujours une guerre des

langues (Calvet, 1999), plus ou moins perceptible et meurtrière, où les langues peuvent

être servies par des armées et, réciproquement, servir leurs conquêtes. Comme l’atteste cet extrait du récit de la vision indienne de la conquête, c’est alors l’adresse en langue qui camoufle et anticipe la déflagration du canon : « Le dijo en lengua extraña ; le dijo en

lengua selvaje : - Tenga confianza Motecuhzoma, que nada tema. Nosostros mucho lo amamos. /.../ Y asi las cosas, luego se disparo un cañon /…/ » (Portilla, 2005: 66-67)

Avant d’être la force de paix qu’on attend, l’inclusion plurilingue est d’abord une force de frappe, qui met de façon à l’épreuve de sa discrimination et de ses périls, le corps-à- corps des langues, quand et là où il apparaît. C’est que − et c’est là qu’on se dit que Babel tient toujours, tout en se relâchant −, le plurilinguisme, par le secret qu’il main- tient sur la teneur de son propos, quand on n’en comprend pas les termes, peut communément être perçu comme l’expression d’une menace.

Sans remonter au fameux plan qui détecte et juge l’ennemi à sa façon, conventionnelle ou non, de prononcer schibboleth (Juges, 12,6), c’est le sentiment de ce danger poten- tiel qui alimente les résolutions linguicides radicales, à l’image de celle que dicte contre le quechua et la communauté indienne qu’elle unit, l’ingénieur Cabrejos dans l’œuvre de José Maria Arguedas, Todas las sangres : « Y hay que quitarles esa lengua antigua en la que

tan bien, tan fulminantemente, se comunicam, se enardecen, confabulan »(1968 : 153). Pour celui

qui veut imposer sa langue, celle de l’autre est nécessairement un vecteur de conspira- tion et ses locuteurs des comploteurs contre l’ordre institué.

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Sans aller jusqu’à de telles extrémités, et tirés d’une actualité récente des plus popu- laires, ces deux commentaires parmi d’autres qui, à la télévision brésilienne (TV Globo), ont déporté le mouvement du ballon vers celui du contact des langues lors de la récente coupe du monde de football en Afrique du Sud, vont dans le même sens d’une croyance à la conspiration possible masquée par l’usage plurilingue: « o fato de

compartir a mesma lingua que o juiz francês pode favorecer a Costa do Marfim ++ mas cuidado, temos Michel Bastos que é francófono e que poderia entender tudo » (Galvão Bruno, rendant

compte du match Brésil – Côte d’Ivoire, Jornal da Copa, TV Globo, 21 juin 2010) ; « O sul-coreano não entendeu a provocação + os urugaios parecian tão simpáticos » (Renato Peters, commentant l’invective en espagnol d’un supporter sud-coréen par un supporter uru- guayen, Journal National, TV Globo, 26 juin 2010).

Soumis aux vertiges du préjugé et de l’agressivité, confondu avec un dispositif d’offensive et de jugement, le plurilinguisme est hanté par la traîtrise plausible des communautés d’autre langue, et par suite prompt à l’attaque, pour que les langues non comprises du plus puissant ou de l’oppresseur ne se transforment pas en bombes à retardement contre lui.

Cela dit, et en dépit de la diversité des voies empruntées, la violence plurilingue ne se retrouve pas seulement dans l’assaut direct des collectivités de langues non contrôlées, mais beaucoup plus généralement dans les déplacements fractals vécus par les locu- teurs, entre sentiment d’incompréhension, de stigmatisation et d’aliénation, sous l’effet du processus de désappropriation ou négation identitaire auxquels les contraignent les nouvelles dimension symboliques qui les absorbent dans des voies contraintes et des expériences de domination.

Le discours singulier de Julien Constance, gendarme martiniquais, livre un raccourci saisissant de la manière dont peuvent se faire jour, durement, ravageuses d’inquiétudes et de démons, des identifications plurilingues, dans des contradictions qui les font s’évanouir au moment même où elles se disent, excluant pourtant qu’elles soient des mirages. De fait, Julien Constance, juste après avoir souligné que « c’est euh le créole et le français dans lesquels je suis très à l’aise ++ les deux langues + les les deux », as- sure de manière étrangement basculante : « c’est les deux les les deux euh incontournablement et et je dirais le français parce que nous avons tellement parlé français pendant des millénaires que euh des fois je je je parle le créole en français je francise le créole ce qui veut dire que le le français est la langue dans laquelle je m’exprime le mieux voilà des fois j’écorche mon créole au profit du français ». Tout en déniant qu’il existe pleinement quand il s’exprime en français, comme si son con- sentement au français avait pour revers inévitable de le mener à la déprime ou à l’implosion : « le français n’est pas ma langue, le français n’est pas ma langue, le fran- çais vient d’Europe, je ne suis pas européen, à aucun moment je ne suis un européen, dans l’esprit peut-être, mais dans les faits non. »).

Certes, les identités plurilingues peuvent se nouer dans un « en commun » effectif des langues qui les traversent. Il y a bien sûr des plurilingues heureux. Ce sont ceux qui, combinant compétences communicatives et identifications positives avec les réper- toires linguistiques et culturels de deux ou plusieurs communautés, convertissent leur

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vécu plurilingue en un potentiel harmonieux d’auto-estime et d’auto-réalisation au sein de leurs sociétés d’appartenance. Ils se rencontrent partout, dans le champ de la fable comme dans celui du discours ordinaire. Du côté littéraire, c’est par exemple Natalio Hernandez, ancien président de l’académie mexicaine des écrivains de langues indi- gènes, qui déclare : « La relación de armonia interior entre el español y el nahuatl, me llevó a

descubrir que la diversidad cultural y lingüística es la mayor riqueza con que cuenta la humanidad hoy en día » (2007 : 8); et au nombre des usagers quotidiens, mentionnons John, jeune

franco-brésilien, qui affirme que « le français et le portugais pour moi dans ma tête sont devenus une seule langue », et Ana-Maria, franco-chilienne, Ana Maria, quand elle considère que « je pense que ma langue restera toujours l’espagnol, mais que c’est avec plaisir que j’adopte le français comme seconde langue ».

Mais le bonheur de ces coïncidences, c’est l’exception, pas la règle, une règle inévita- blement oscillante sous l’effet des brisées des nœuds linguistiques des sujets: significativement c’est incontournablement le créole et le français que Julien Constance donne pour ses deux langues, mais un incontournablement, par le jeu de l’ellipse, reconnu au même moment comme inamovible pour le seul français (cf supra « les deux incon- tournablement et et je dirais le français ». Les mêmes d’ailleurs, dont on a entendu l’enchantement plurilingue, ne séparent pas leur sérénité plurilingue d’une déposses- sion sans consolation possible, qu’il s’agisse de Natalio Hernandez se souvenant que « Mis primeros poemas en lengua nahuatl me llevaron a un conflicto interior. En la medida en que

fui escribiendo en mi lengua materna, empecé a tomar conciencia de que el español habia desplazado mi lengua materna, la lengua nahuatl. Sentia que andaba un intruso dentro de mi » (2007 : 7-8),

ou de John se surprenant à s’« excuser je parle mal le portugais » et à exprimer « la vo- lonté de vouloir réapprendre le portugais correctement pour pas qu’on à chaque fois venir m’aider ».

5. 3. Repérer les sources et les marques

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