• Aucun résultat trouvé

« Je parlais créole ++ on me tordait la bouche » (Mireille, collégienne haïtienne) Alors que la considération du vécu langagier du plus grand nombre des plurilingues le montre comme un espace d’ellipses et de discordes de soi, plus ou moins criantes, nous avons aujourd’hui tendance à répondre en démarquant idéalement dans le scéna- rio plurilingue le triomphe de la concorde sur la discorde, individuelle et collective. Certes c’est la demande de concorde plurilingue qui nous porte et à laquelle il faut faire confiance, mais assurément pas en la retenant au début et à la fin d’un cycle pluri- lingue attendu comme projet de sociétés, au risque de méconnaître les retentissements des violences qui lui sont coextensives et sans la (dé)mesure desquelles il n’y a pas de mise en réseaux possible de consciences et de sociétés plurilingues. L’expérience pluri- lingue ne laisse que rarement les coudées, ou plutôt les langues franches, aux locuteurs qu’elle implique dans un face-à-face souvent angoissant et qui déstabilise, voire fait voler en éclats, des postures identitaires en elles-mêmes déjà fragilisées.

Si le plurilinguisme a une chance de ressortir comme pivot de l’unité humaine, c’est en ne séparant pas son dynamisme de la charge des déplacements et des discordances subjectives par lesquels il s’enlève, sur fond de ressentis de défigurations et de désap- partenances, dans le vivre et l’agir de la majorité des locuteurs plurilingues du monde, qui sont aussi, rappelons-le, les plus démunis économiquement et socialement. Alors que structurellement et symboliquement leurs langues premières sont par définition aussi fortes de significations que toutes les autres, elles ont toujours – et leurs sujets du même coup aussi − plus de mal qu’elles à se frayer un chemin hors de leur espace mi- nimal d’existence, et du même coup à pouvoir être entendues, vues, et choisies d’être apprises par ceux qui n’en sont pas originaires.

Le fait plurilingue présuppose la violence des faits et l’incarnation de son idéal dans une décision de société (qui ne soit pas seulement une supplication) comme condition du vivre ensemble et de la préservation du langage de tous, la re-figuration des formes et degrés de cette violence.

46 | Le plurilinguisme sur un baril de poudre

C’est de la prise en compte de ce double mouvement du plurilinguisme, l’ampleur d’un projet pour embrasser la polyphonie du monde et le tranchant d’une pratique qui ébranle ses locuteurs et leurs mondes à chaque instant, qu’il sera question ici : dans une première partie, avec une évocation de la partition, rêvée, du plurilinguisme dont nous louons la possibilité de vie et d’ouverture à l’autre que sa généralisation à l’échelle des sociétés, des groupes et des individus peut incarner dans le monde de demain ; et dans une deuxième (contre)partie, par le biais d’une exemplification et d’une interpré- tation des constructions identitaires chaotiques, aléatoires, et souvent non indemnes de contradictions et d’épisodes déchirants de longue portée, que l’incorporation des liens plurilingues, quelles que soient les formes de séparation ou de conjonction qu’elle induit, incarne dans la réalité langagière, et aussi l’imaginaire – puisqu’on les découvre systématiquement en recherche ou en transe d’une authenticité inquiète – d’un en- semble de sujets plurilingues de la Caraïbe et des Amériques.

L’objet des recherches dans un tel domaine est donc nécessairement contextuel et sin- gulier (dans un sens non limité à des territoires), mais également inter-contextuel et inter-subjectif, mettant en lumière des convergences et/ou des contrastes (méthode comparative), comme des réseaux de faits (méthode systémique) ou de sens (méthode holistique). Ses corpus sont ici constitués par la parole qui énonce du ressenti, ainsi que par des entretiens mais ils pourraient tout aussi bien être formés par des discours sociaux non construits à cette fin (textes administratifs, manuels, presse …), mais complémentaires des premiers dans le champ d’étude.

5.1. Le plurilinguisme, notre utopie

Faut-il le rappeler ? On ne naît ni plurilingue ni monolingue. Chacun doit donc être éduqué pour pouvoir partager et apprécier un mode de parler et d’agir ensemble, qui ne satisfait pas forcément la tendance spontanée de tout un chacun à se préserver de l’autre pour se protéger soi. Le plurilinguisme nous prend, plutôt qu’on ne le décide. De même qu’on ne décide pas d’avoir telle ou telle personnalité, on n’est pas la source de son plurilinguisme, sans qu’on puisse dire non plus qu’il vient tout fait d’ailleurs ou qu’il est tout à fait en nous sans nous − d’où les limites de toute entreprise d’inculcation pédagogique, dans le domaine, même la plus conviviale et la plus créa- tive, en un mot la plus éloignée de la « leçon ».

Et de cette emprise, chacun fait des expériences elles-mêmes différentes et qu’il accen- tue et met en discours de façons singulières : comme approximation ou comme incompréhensible, comme transparence perturbante ou opacité fascinante, et en fonc- tion de cela comme pratique à réduire au maximum à la dualité exigée du moment – LM / Langue officielle ou LM / anglais LE –, et selon qu’on vient d’ailleurs ou non, à écarter (cf. le blocage devant l’apprentissage d’une LE), ou au contraire à cultiver. Mais, il faut bien l’avouer, tout se passe comme si le plurilinguisme, que nous réinven- tons aujourd’hui, et dont nous n’ignorons pas les confrontations identitaires qu’il noue (il est classique de souligner, pour ne parler que d’elle, l’inquiétante étrangeté que l’exposition à une langue étrangère et à son univers peut susciter, au regard de la rassu-

Patrick Dahlet |47

rante familiarité de la langue maternelle pour beaucoup de monolingyes), était à l’abri (ou tenu à l’abri) de ses propres tremblements subjectifs.

Indubitablement, certes, le plurilinguisme est notre utopie comme l’homogénéité mo- nolingue l’est pour d’autres. À ce titre, comme toute utopie, il met en scène les meilleurs déterminants de l’éducation et de la société humaines : facilités d’accès de tous à un grand nombre de variétés linguistiques, et rationalisation de leur gestion, à travers la flexibilité de ses concepts (mais ne serait-ce pas aussi parce qu’en utopie plu- rilingue, les langues sont aisées à apprendre, étant dégagées des circonstances de l’histoire, voire même de toute opacité de langage ?) ; éclairage de la vivacité et de l’unité de l’humaine condition, racontée par les retournements relationnels des langues, et par suite, la tolérance, la solidarité et la paix. Tout cela accompagné d’une rhé- torique séduisante de liberté de choix et d’autonomie d’apprentissage et d’usage. Qui peut nier que l’utopie, soit bonne, voire salvatrice pour la motivation de notre agir. Le problème n’est pas là. Il est que, dans le cas de notre utopie plurilingue, la dis- tance à l’égard de la réalité ne paraît guère tenue pour pertinente, comme si la force inventive de son paradigme notionnel, diversité, diversification et (symptomatiquement)

éveil aux langues par exemple, et conceptuel, répertoire, formation, compétence plurilingue et/ou pluri/interculturelle, avait par une énergie créative intrinsèque, la capacité d’attribuer au

signifiant plurilingue une vertu identitaire irrécusable et de convertir le rêve en réalité. Dans l’enchaînement des discours et des travaux sur la diversité linguistico-culturelle, on aurait beaucoup de mal à trouver un propos qui s’inscrive en faux contre l’interprétation réelle de la belle utopie.

On ne s’étonnera pas trop de voir la perfection de la réalité plurilingue vantée dans le discours politico-diplomatique, pour des raisons d’état, dont je peux éprouver l’émulation de l’intérieur : « les grandes aires culturelles et linguistiques constituent, sûrement, des espaces privilégiés de solidarité » (Boutros-Ghali, 2001 : 32) ; « Nous voulons un monde qui célèbre sa diversité dans l’expression des valeurs universelles. Cela passe d’abord par la bataille des langues. Il nous faut réaffirmer solidairement le principe du multilinguisme dans la société internationale » (Chirac, 2001 : 53).

On ne s’étonnera pas non plus de lire le même engouement dans les témoignages de plurilingues assurément heureux : « Je suis donc bilingue /.../ ; découvrir d’autres langues n’est pas seulement utile. C’est une aventure de l’esprit et des sens, une invita- tion au voyage, un hommage à l’intelligence, une jubilation » (Lietti, 1981 / 1994 : 13 et 56) ; « Comme les autres savoirs – mais plus profondément que tous les autres – mes langues ont été les instruments de ma liberté. Par elles je me suis construit libre » (Dalgalian, 2000 : 153).

On peut être en revanche plus surpris du vitalisme de la profession de foi plurilingue de linguistes, pourtant particulièrement avertis et inquiets de l’accélération du rythme d’extinction des langues : « Car les langues introduisent à la vie, non pas seulement parce qu’elles font accéder au champ social, mais aussi parce qu’elles sont elles-mêmes la manifestation de la vie » (Hagège, 2002 : 17). Et encore plus, sans doute, de la confiance que placent dans l’éducation plurilingue des pionniers et des spécialistes du

48 | Le plurilinguisme sur un baril de poudre

champ, pourtant sensibles à la sanction du contexte, et dont par ailleurs les innovations conceptuelles et les propositions stratégiques anticipent les changements requis : « Le bilinguisme, bien conduit et bien vécu, est donc assurément une manière d’ouverture culturelle, un enrichissement culturel, un « plus » d’humanité (Duverger et Maillard, 1996 : 28) ; « Le plurilingue est amené à faire fructifier son capital linguistique et culturel en termes de capital social. /.../ Expert dans une compréhension intuitive des variations sociales, politiques et économiques des marchés, sur lesquels il se trouve successivement introduit, le plurilingue se construit ainsi une compétence dans le transit des biens économiques et culturels et le passage des frontières culturelles » (Coste, Moore, Zarate, 1998 : 29-30) ; « Grâce à sa capacité plurilingue et pluriculturelle, une personne peut jouer un rôle d’intermédiaire entre les différentes cultures ; /.../ et jouer pleinement son rôle de citoyen européen » (Grosser et Panthier, 2002 : 11) ; « Il s’agit, tout d’abord, d’une orientation qui tente /…/ de mieux prendre en compte les atouts plurilingues des locuteurs » (Castelotti et Moore, 2006 : 54) ; « le projet éducatif d’un État moderne intégrera donc le plurilinguisme comme élément garant d’une performance accrue » (Gajo, 2006 : 62).

Et là où, corrélativement aux bénéfices communicatifs, l’accent est résolument mis sur le devenir biographique et la pluralisation identitaire des sujets, refaits par le croise- ment des langues en eux, la conception de l’identité n’est pas à l’abri d’un retour substantiel, dans tous les sens du terme, de l’identité, là même où elle est donnée pour plurielle au contact des autres langues : « les représentations sont d’autant plus dispo- nibles /.../ qu’elles ont à voir avec l’appartenance, l’identité propre /.../ (Moore, 2001a : 9) ; « construire du sens à partir des composantes disparates de sa propre iden- tité linguistique et culturelle » (Molinié, 2006 : 8) ; « Au niveau individuel, l’élève et le citoyen construira son identité dans une perception de l’altérité » (Gajo, 2006 : 63, en gras dans le texte).

On ne peut que partager, bien sûr, tous ces engouements, et exprimer, pour ce qui me concerne, la dette que j’ai à l’égard de l’ensemble des recherches visant à mieux com- prendre le plurilinguisme et à améliorer les compétences et les dispositifs d’enseignement en ce sens. Mais force est de constater qu’elles s’accompagnent d’une tendance à applaudir et à louer le plurilinguisme pour lui-même, comme si le contraire du monolinguisme, qui fait aujourd’hui l’unanimité contre lui dans la communauté politico-éducative (généralement sans trop de distinction, notons-le, des langues et lieux concernés), était nécessairement en soi un bien pour soi.

Documents relatifs