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5 4 S’ouvrir aux dérangements : une condition de la recherche

La question qui fait alors irruption dans la didactique de la pluralité linguistique et cul- turelle, est celle de la prise en compte des dimensions qui n’y ont pas été invitées, d’un point de vue théorique, mais aussi immédiatement d’un point de vue méthodologique pour la recherche et in fine pour l’exercice de l’apprentissage et de l’enseignement. C’est à la condition de ne pas la cantonner à la situation d’heureuse unité de la diversi- té humaine, dont elle nous fait rêver, et à la facilité de ses multiples séductions, que l’incontestable réalité plurilingue des terriens a une chance de conquérir le monde en devenir, par son ambition, sa force, son ampleur. Simplement, il faut prendre garde, dans cette perspective, de ne pas faire résonner ce projet, et la diversité des langues et des mots qu’il entrelace, comme s’il s’agissait d’une composition accordée et acceptée par la majorité de ceux là mêmes qui vivent crucialement les réalités de son scénario au jour le jour : en d’autres termes aussi, ne pas le référer sans reste à l’envolée idéale im- provisée qu’il figure, mais à douter définitivement de ses figures. Les compositions plurilingues peuvent idéalement éblouir. Leur succession et leur mélange dans le quo- tidien langagier des minorités majoritaires, inquiètent. Victimes de contraintes d’apprentissage, qui peuvent être étouffantes, ces « major-minorités » n’ont dans la plupart des cas ni le temps ni l’espace de s’entendre parler ces langues avec d’autres réseaux que parental ou de voisinage.

Quoi faire, quoi inventer alors, pour réguler les dérives uniformisantes du marché, légitimer le potentiel de communication et d’identification de chaque langue et susciter et entretenir le désir du plus grand nombre de se rencontrer à travers les unes et les autres, là où en quelque sorte personne ne s’attendait à se retrouver ?

En premier lieu, bien sûr, c’est à la condition de considérer les retournements conflic- tuels et anonymes des mouvements plurilingues au sein des sujets et de ne pas écarter les cohérences identitaires hétéronormées qu’ils nourrissent, que le projet plurilingue peut se traduire dans la réalité de ce qui serait non pas seulement des systèmes d’éducation, mais des sociétés globalement éducatives, c’est-à-dire qui se donneraient toujours comme un écho possible à d’autres points de vue, elles-mêmes reposant sur une éducation à la pluralité expérimentée, argumentée et alimentée par des enseigne- ments croisés de compétences linguistiques à empan distinct en fonction des langues, des besoins sociaux et du ressenti d’appartenance personnelle des sujets concernés. Mais si cette condition est fondamentale, la probabilité est mince qu’elle se suffise à elle-même, dans la longue durée en tout cas, sans actions sur les représentations et sans garanties politiques pour les pratiques.

Et c’est aux pouvoirs publics, nationaux et transnationaux, d’intervenir en ce sens, au- delà même de l’implantation de l’enseignement modulable et continué de plusieurs variétés linguistiques et langues d’enseignement, dans leurs dispositifs éducatifs res- pectifs, par des mesures que chacun est en droit de trouver à son tour de l’ordre du désirable plus que du possible, mais qu’on ne s’interdit pas pour autant d’imaginer pra- ticables et efficientes.

60 | Le plurilinguisme sur un baril de poudre

Par exemple pour agir sur les représentations, solliciter les locuteurs des langues (inter) nationales en tant qu’usager potentiel de langues de scénarios intracommunautaires en devenir scolaire, intercommunautaire et / ou régional, en d’autres termes, faire habiter l’esprit et le corps de tous ceux qui sont à proximité de cette (re)construction par la perception de ses formes et de ses enjeux, jusqu’à ce qu’elle prenne effet dans la vie sociale, quelle que soit la durée du processus.

Et pour conforter et accompagner institutionnellement l’organisation et la validation publiques de cette grande diversité, pourquoi ne pas songer à des modes alternatifs de soutien qui permettent de soustraire l’indispensable socio-diversité linguistique à la pression du marché. Par exemple, en créant des fonds d’appui, garantis par les Etats, pour anticiper et traiter les contacts asymétriques entre langues, pour en amenuiser les chocs en retour sur les plus faibles, ou encore en proposant des fonds de mutualisa- tion des langues, qui seraient alimentés par le prélèvement de taxes sur le volume des informations communiquées dans les langues d’extension internationale et la propor- tion des usagers étrangers de ces transactions linguistiques.

Les deux mots s’entendent à égalité : politiques des subjectivités plurilingues et subjec- tivités des politiques plurilingues. Qu’aujourd’hui, si tant est qu’elle soit possible, la pratique des plurilinguismes doive être contractée pour l’intérêt commun, par la con- jonction de telles garanties politico-financières et de l’activation de la productivité des relations qu’un même sujet peut nouer dans la tension avec l’ensemble des variétés linguistiques dont il dispose pour communiquer et se parler dans le jeu de ses identifi- cations intimes et de leurs méandres, c’est une évidence. Comme c’en est une aussi que de redire que le rôle des chercheurs et formateurs que nous sommes, est de fonda- tion et d’action en ce sens.

Et c’est dans cette mesure, et avec des mesures de cette nature, que la générosité in- trinsèque du concept plurilingue peut signifier le nécessaire et vital élargissement des horizons : la mondialisation des univers et des points de vue, au bon sens du terme, autrement dit de visions avec profondeur du champ de la pertinence, plus ou moins visible, des différences que cette pluralisation (devenue instinctive ?) du globe n’arrêterait pas d’exposer, d’assembler et de recadrer.

Enfance de nouveaux liens mondiaux ? Et si c’était la vocation discrète des plurilin- guismes de chacun : nous rapprocher, comme l’annonce le mythe, en faisant (enfin) rentrer au cœur de l’histoire commune, la puissance sémantique et critique que con- jugue ensemble la séparation même de leurs composantes

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La recherche impliquée

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