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2 3 Motivations d’une approche qualitative pour la recherche en didactique des langues et des cultures

Pourquoi donc choisir cette orientation, et quel rapport avec des didactiques des langues élaborées dans un cadre francophone ?

Parce qu’il me semble que, dans cet ouvrage, une place prépondérante est donnée à l’altérité, à la différence, à la pluralité des manières de (se) construire et de faire, à une contextualisation ample incluant une dimension historique. Cela suppose donc que l’on se dote d’une perspective de recherche qui soit constituée (et non pas superficielle-

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ment replâtrée) à partir de ces bases. Cela d’autant plus qu’il s’agit de didactique, qui, plus encore que beaucoup d’autres champs de recherches, ne peut pas ne pas se poser la question du « comprendre » des autres, surtout, comme le voudrait le stéréotype, lorsque cette activité se produit dans un cadre pluriculturel et plurilingue.

En effet, la perspective herméneutique fait l’hypothèse que c’est autant l’héritage his- torique que l’anticipation d’enjeux (à partir de notre histoire et de notre projection- jection) qui suscite la construction de différences/analogies attribuées aux autres face à soi pour pouvoir structurer la relation : « tous les concepts sont devenus » (Nietzsche), et il n’y a pas de raison pour que les différences/analogies linguistiques, culturelles, y échappent. Elles sont historiquement construites, se transmettent tant qu’il n’y a pas de sentiment qu’il y a une raison pour en changer. Pour caricaturer, alors que le plus souvent on a tendance à considérer que ce sont les différences (linguistiques, cultu- relles) qui provoquent les malentendus et les conflits, l’hypothèse herméneutique postule que ce sont les enjeux hérités/anticipés qui maintiennent les différences ou les construisent. Bien entendu, à cela on oppose généralement que si un sinophone et un francophone ne se comprennent pas, ce n’est pas en raison des enjeux entre eux, mais parce que les langues sont différentes. Une réflexion historicisante suggère que, si l’histoire au long cours de la Chine et de la France/francophonie en avait fait des par- tenaires (co-opératifs et/ou antagoniques) et surtout sans doute, si la Grèce Antique avait rencontré la Chine, la grammaire grecque se serait configurée autrement, pour permettre le travail de la différence linguistique avec la Chine (le travail de la diffé- rence se fait toujours, sur l’arrière-plan des analogies, et réciproquement). À cela, on rétorque généralement qu’avec des « si »..., ce qui est une manière de couper court à toute altérité postulée. Il faut alors rappeler que, justement, le travail de l’altérité con- siste à ne pas considérer a priori que certaines formes d’altérité sont inenvisageables. Lorsqu’on dit cela, implicitement, et le coup de force est d’autant plus habile, l’expérience de celui qui le dit est érigée en norme. Il ne s’agit pas de se complaire dans des altérités fictives, mais de prendre conscience que, lorsqu’il y a conflit, donc désir de ne pas se rencontrer ou dans alors dans le conflit, les interactants en relation choi- sissent précisément de se peindre (et d’envisager les autres) sous les couleurs sous lesquelles, selon leur anticipation, ils pensent que les autres refuseront de les rencon- trer, ou les agresseront. On ne peut alors prédire quelle figure inattendue choisira l’autre pour se manifester.

Cela a donc pour résultat que, en la matière, aucune expertise ne peut se concevoir dans le surplomb (ce n’est pas le sens que donne à ce terme la contribution de J.C. Beacco ici même)27, parce que les autres peuvent être trop changeants, évolutifs

pour cela. On ne pourrait être « expert », dans le sens classique de celui qui « assure », que de ce que l’on peut maîtriser, et on trouvera ici la conviction partagée chez les co- auteurs de cet ouvrage que les didactiques des langues et des cultures ne visent pas la maîtrise et le contrôle des autres. Le chercheur tient alors un discours que, en toute cohérence, il prend soin d’expliciter, de situer historiquement, y compris dans sa di- mension personnelle si cela est pertinent (et cela l’est souvent), car, en dernière analyse, c’est l’expérience de sa propre trajectoire comme chaos historique (Robillard,

28 | Les vicissitudes et tribulations de « comprendre »

2009) qui ouvre la possibilité de donner sens aux autres, à leurs langues et cultures, qui, dans un premier temps, lorsqu’il y a des enjeux importants, nous apparaissent, stratégiquement, comme des chaos incompréhensibles.

C’est ce que H.G. Gadamer (1976) appelle « le travail de l’histoire », qui consiste à prendre conscience que le chercheur est construit par l’histoire, et que son travail doit commencer par comprendre comment il est influencé par cela. Dans la mesure où il ne peut pas s’extirper de son histoire pour la considérer du point de vue de Sirius, il peut travailler (et non pas « échapper à ») cette histoire en se concevant pluriel, à la croisée de plusieurs influences constituées en différences, qu’il peut alors travailler, mais jamais dans l’absolu, et toujours les unes par rapport aux autres, dans des « à par- tir de » et des « en vue de » limités, et qui changent dans le temps.

C’est dans cette veine que H.G. Gadamer considère que le « préjugé », ou « l’anticipation » fait partie indissociablement du travail de recherche en sciences hu- maines. En effet, si le travail de l’histoire est une des tâches prioritaires des sciences humaines, afin d’assumer pleinement la/les tradition/s linguistique/s et culturelle/s dont le chercheur est issu, cela signifie donc que, au lieu, comme dans les approches positivistes, de se prétendre « neutre », le chercheur travaille explicitement ses préjugés ou « anticipations », puisqu’elles sont indissociables de ce à quoi aboutit son travail. Paul Veyne cite ainsi une communication personnelle de Jean-Marie Schaeffer :

« [Q]u’est-ce que la connaissance, sinon une interaction entre deux réalités spatio-temporelles, l’individu et son milieu, c’est-à-dire un processus empirique et non pas un miroir ? [...]

Elle ne pourrait être cette adéquation véridique, ce miroir, cette pure lumière que si un fondement transcendantal ou transcendant (la garantie donnée par l’existence de Dieu) venait en assurer miraculeusement la réussite. Miracle auquel la philosophie a cru jusqu’à Nietzsche (on pourrait aussi évoquer le scepticisme. [...] Malheureusement aucun discours ne peut remplir ce rôle sublime, car, "les différents discours étant équipotents, continue Schaeffer, seul un ordre de discours supérieur, incommensurable avec les discours humains, pourrait opérer une telle soustraction." » (Veyne, 2009 : 77)

Cela me semble bien dépeindre le statut des connaissances produites en général donc dans une problématique interculturelle, où il serait incohérent de poser un quelconque cadre de production de connaissances (au hasard, celui du chercheur) comme le seul pertinent si les discours sont « équipotents ».

Il faudrait bien plus de place pour exposer pleinement les conséquences profondes qui découlent de ces choix initiaux. On perçoit cependant déjà le caractère stimulant de ces propositions pour des perspectives en didactiques des langues et cultures.

Les perspectives herméneutiques ne font en un sens qu’approfondir, extrapoler, rendre plus cohérentes, le plaidoyer, qui a fait date, de D. Schön (1994) à propos de son « praticien réflexif », ou les travaux sur les représentations. Cela place la notion de « compréhension » au cœur de bien des questions, en sciences humaines donc en di-

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dactique générale, et plus encore en didactique des langues et cultures. Cela non pas parce que les différences linguistiques et culturelles « ajouteraient » à la difficulté, mais parce qu’elles constituent simplement un cas où, plus qu’ailleurs, et seulement parce que les sciences occidentales nous ont formés autour de la notion d’homogénéité, l’herméneutique nous semble particulièrement adéquate. On peut argumenter que ces situations font simplement partie de ce que signifie « apprendre », « comprendre », « évoluer », « rencontrer les autres », etc.

3. Contextualiser les savoirs

en didactique des langues

et des cultures

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