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Pourquoi le tricot ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 18-22)

Cette première partie de l’introduction vise à retracer le cheminement qui fait du tricot un objet passionnant à étudier du point de vue de la physique fondamentale et à le replacer dans le cadre d’étude qui a été choisi pour réaliser cette thèse.

I.1.1 Un métamatériau tricoté

Métamatériau, du grec µετ α signifiant "au-delà de", est un terme générique utilisé pour décrire un matériau qui possède des propriétés qui sortent de l’ordinaire ou qui ne se retrouvent pas à l’état naturel. Ces matériaux tirent leurs spécificités, non pas d’une chimie élaborée, mais plutôt d’une structuration de leurs constituants. Cette structura-tion permet de donner des propriétés inhabituelles ou une foncstructura-tionnalité bien spécifique en partant d’un matériau tout à fait ordinaire. Les métamatériaux sont de ce fait un do-maine de recherche très actif car ils présentent des intérêts autant pour des applications que pour des questions plus fondamentales. D’un point de vue industriel, pour obtenir les propriétés requises, il est souvent plus économique de structurer un matériau abondant et bon marché que de faire appel à une chimie complexe et à des éléments rares et précieux.

Cette démarche possède aussi un avantage environnemental en limitant éventuellement l’usage de composés et procédés polluants. D’un point de vue plus fondamental, l’étude des métamatériaux permet de questionner la relation entre les propriétés intrinsèques d’un matériau et sa structure. Un important champ d’investigations des métamatériaux est la manipulation d’ondes, qu’elles soient électromagnétiques, sonores, hydrodynamiques ou même sismiques [1,2,3,4, 5,6]. Toutefois, depuis peu, un nouveau domaine d’applica-tion des métamatériaux connaît un essor important : la mécanique. La structurad’applica-tion de matériaux est utilisée pour leur donner des propriétés mécaniques qui vont à l’encontre de notre intuition. L’exemple historique est la fabrication de matériaux dits auxetiques possédant un coefficient de Poisson négatif, c’est-à-dire qui va s’élargir dans une direc-tion perpendiculaire à laquelle on vient tirer dessus ou inversement, s’affiner lorsqu’on le compresse [7, 8] (fig. I.1.a). Grâce à la répétition de motifs plus ou moins complexes, les métamatériaux mécaniques parviennent aujourd’hui à obtenir des propriétés de plus en plus étonnantes, telle qu’une compressibilité négative [9, 10] ou encore la capacité de transformer un mouvement de compression en rotation [11] (fig.I.1.b). Ces nouveaux

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jets se trouvent à la frontière entre la science des matériaux et la fabrication de machines qui permettent de réaliser des fonctions précises [12,13]. Une autre branche d’étude des métamatériaux mécaniques vise à comprendre comment un changement de structure seul peut profondément modifier les propriétés d’un matériau, sans pour autant que ses pro-priétés soient hors du commun. Un exemple, utilisé depuis longtemps en architecture entre autres, consiste à fournir une courbure à une surface pour augmenter drastiquement sa résistance à la déformation. Cette branche a connu un véritable élan avec l’introduction de concepts venant notamment des origamis, l’art japonais de pliage du papier. En par-tant d’objets essentiellement bidimensionnels tels qu’une feuille de papier ou de plastique, l’ajout de singularités tel que les plis permet de modifier considérablement leurs propriétés mécaniques [14,15] (fig. I.1.c), mais aussi de confinement, inspirant l’industrie aérospa-tiale pour le design de panneaux ou voiles solaires [16, 17]. Cette idée s’est rapidement étendue à d’autres manières de structurer une surface par des singularités, telles que par les coupures [18,19], inspiré de l’art du kirigami japonais, ou de "trous" pour tirer parti de l’instabilité de flambement par exemple [20,21] (fig. I.1.d).

C’est à partir de cet état des lieux qu’a germé l’idée sur laquelle s’appuiera ma thèse : fabriquer un métamatériau à partir d’un objet unidimensionnel. Toutefois le choix de structuration à apporter à l’objet unidimensionnel, que l’on appellera dorénavant fil, est plus restreint que pour des objets de dimension supérieure. En effet pour une feuille, on peut apporter des modifications 2D (trous) ou 1D (plis, coupures) sans porter atteinte à l’intégrité de l’objet. Avec un fil, la moindre coupure ou trou détruit l’objet. Il faut donc apporter un élément structurant ponctuel. Le pli restant une solution envisageable, on s’est plutôt focalisé sur une structuration qui ne vient pas altérer les propriétés du fil : l’entrelacs. Faire croiser un fil avec un autre ou lui-même introduit un élément ponctuel et purement structurel. Cette démarche particulière a encore été peu exploitée par la communauté des métamatériaux, mais la technique en elle-même est connue et exploitée depuis très longtemps et entre en jeu pour fabriquer des textiles, ou même le nid de certains oiseaux. Ce travail de thèse consiste donc à apporter une approche originale à un matériau connu de tous, le tricot.

I.1.2 Tricoter n’est pas tisser

Tricoter est loin d’être la seule manière de structurer un fil par des entrelacs, cette section a pour but de justifier pourquoi on a focalisé nos efforts sur le tricot et à fournir un inventaire non exhaustif des possibilités offertes par cette structuration.

On peut commencer par une technique utilisée par certaines espèces du règne animal pour fabriquer des structures à partir du croisement de fils. Cette technique repose sur l’entassement d’un nombre important de fils (ou brindilles) dans un désordre local ap-parent. On retrouve ce genre de structure notamment dans les nids d’oiseaux(fig. I.2.a), les fourmilières, ou encore dans des matériaux artificiels sous l’appellation non-tissés ou feutres. Ils peuvent même être le fruit de processus entièrement passifs comme on peut le voir sur certaines plages avec lesaegagropilaes[24]. Ces matériaux sont activement étudiés aujourd’hui car ils présentent des propriétés remarquables [25], mais le désordre inhérent et le très grand nombre de constituants rendent très difficile la compréhension fine des mécanismes régissant leur mécanique. L’utilisation la plus courante de cette technique est sa variante où la structure finale est aussi un fil. En effet, une grande majorité des

I.1 Pourquoi le tricot ? 3

Figure I.1 – Exemples de métamatériaux mécaniques. a) Représentation schématique d’une structure auxétique, image extraite de [22]. b) Métamatériau ayant une structure qui transforme un mouvement de compression en rotation [11]. c) Utilisation de motifs d’origami pour fabriquer des "soufflets" qui peuvent fortement se déformer tout en restant étanche et permettant le passage d’un liquide à l’intérieur. Ces objets possèdent aussi des propriétés étonnantes de multi-stabilité [23]. d) Programmation d’une réponse mécanique en jouant sur une structure trouée et l’instabilité de flambement [20].

fils ou cordes que l’on utilise sont constitués de nombreux fils, ou fibres, bien plus petits (poils d’animaux, fibres végétales, fibres synthétiques...) qui sont structurés pour garder une tenue mécanique globale.

Une étape de simplification est de rajouter une structure bien ordonnée dans l’arran-gement des entrelacs. Certains nids d’oiseau présentent cette caractéristique (fig.I.2.b) et sont très similaires à la vannerie, technique de mise en forme d’objets bi ou tridimension-nels simplement à partir de tiges, c’est-à-dire des fils plutôt gros et rigides (fig. I.2.c). On appelle cette technique tissage lorsqu’on utilise un fil, c’est dire plus mou et fin (fig.I.2.d).

Ces techniques ont été les premières à être mises au point par nos ancêtres il y a environ 40000 ans, mais à cause de la nature périssable de leurs constituants, les plus vieilles pièces de textiles ou vanneries retrouvées sont datées à environ 10000 ans avant notre ère. La variante la plus basique de tissage est composée de fils parallèles le long d’une direction appelée trame et d’une deuxième série de fils parallèles le long d’une direction distincte, la chaîne. Les tissus présentent une grande résistance mécanique et sont très

peu déformables dans les directions de la trame et de la chaîne. En faisant varier l’ordre d’enchevêtrement entre la chaîne et la trame on obtient différents motifs ou "armures" (la toile, le satin ou la serge) qui ont des propriétés mécaniques, une apparence visuelle et des sensations au toucher différentes. On peut encore augmenter la complexité en ajoutant des fils dans des directions supplémentaires ou en empilant puis reliant différentes couches de tissu.

Dans les exemples donnés jusqu’à maintenant, les fils restaient essentiellement droits.

Une autre technique d’enchevêtrement consiste à faire des nœuds, c’est-à-dire de profiter de la faible résistance à la flexion des fils pour combiner boucles et croisements d’un ou plusieurs fils. Les nœuds empêchent en général le glissement du fil, maintenant ainsi la longueur de fil entre deux croisements (fig.I.2.e). L’utilisation de nœuds pour lier un fil à quelque chose d’autre a connu un énorme essor grâce à la marine, produisant un catalogue de plusieurs milliers de nœuds possédant tous leurs caractéristiques et usages propres.

Toutefois, une approche physique de la mécanique de ces nœuds n’est que toute récente [26, 27, 28, 29]. Pour revenir au textile, l’utilisation de nœuds n’a fait qu’une apparition relativement tardive (environ 1200 après Jésus-Christ) avec le développement du macramé qui consiste à créer des motifs en nouant une série de fils parallèles. La variante avec un seul fil structuré en une surface ou une forme par des nœuds interconnectés est encore plus tardive (apparition au XIXème siècle) en sa version textile, le crochet, mais est bien plus ancienne en sa version filet de pêche qui suit le même principe (utilisé depuis plus de 9000 ans). De par la rigidité des nœuds, ces textiles sont très peu déformables et ont plus vocation à la création de motifs. De plus, dans ces systèmes, les fils sont constamment en contact les uns avec les autres et forment des structures tridimensionnelles complexes, rendant la définition d’un croisement ponctuel ambiguë.

La dernière catégorie que l’on va évoquer, dont fait partie le tricot, est aussi constituée de boucles et de croisements comme les nœuds, mais ceux-ci ne sont pas serrés, de sorte que le fil n’est pas bloqué et les croisements sont clairement définis. Cette spécificité apporte une plus grande capacité de déformation et par conséquent de plus riches interactions entre la structure et les propriétés mécaniques [30]. Le tricot dit en trame est constitué d’un seul fil (fig. I.2.f) alors que le tricot en chaîne est constitué d’autant de fils que de colonnes. Une variante plus ancienne appelée nalebinding ou "maille Viking" suit aussi les mêmes principes que le tricot. Toutefois le motif est légèrement différent et la manière de fabriquer le textile met en œuvre une technique radicalement différente avec un outil similaire à une aiguille à coudre.

Pour notre approche d’un point de vue de la physique des métamatériaux, on cherche donc un système qui allie une structure facilement identifiable à une déformabilité im-portante. Pour simplifier davantage le système et mettre d’autant plus en avant le rôle de la structure il est préférable de n’avoir qu’un seul constituant (un fil). Enfin, pour la mise en place d’expériences et la fabrication d’échantillons, il faut que les techniques de fabrication soient accessibles et la structure aisément modifiable. Toutes ces conditions sont vérifiées par le tricot en trame, ce qui en fait donc notre objet d’étude pour cette thèse.

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