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3 Regards sociolinguistiques sur le tourisme

3.1 Les fondations du tourisme comme objet d’étude

3.1.1 Travaux majeurs en sciences sociales

Ce n’est que relativement tardivement que le tourisme commence à être considéré comme un objet de recherche au sein des SHS. Nous notons l’existence de travaux éparpillés dans les années 70, notamment ceux du sociologue Erik Cohen (cf. Cohen, 1972, 1974, 1979) et le volume édité – et réédité à plusieurs reprises – en anthropologie intitulé « Hosts and

Guests : The Anthropology of Tourism » (cf. Smith, 1977). Ce n’est pourtant qu’à partir des

années 80 que nous percevons une multiplication notable des travaux à ce sujet.

Nous pouvons citer la parution de Tourism as an Anthropological Subject (Nash et al., 1981) dans Current Anthropology comme la publication qui a mis la machine en marche. Il s’agit d’un court article de l’anthropologue Dennison Nash qui résume les apports scientifiques précédents concernant le tourisme, identifie l’importance d’étudier ce sujet d’un point de vue scientifique, et présente certains éléments qu'il lui semble important d'aborder dans de telles recherches. L’article est suivi par des commentaires et des réponses de nombreux chercheurs qui étaient – ou qui deviendront – des figures emblématiques de l’étude du tourisme en SHS, tels qu’Erik Cohen, Graham Dann, Nelson H.H. Graburn, Jafar Jafari et Valene L. Smith. À partir de cette publication, nous constatons une augmentation importante du nombre de travaux sur le tourisme, ce qui a contribué à le constituer en tant qu'objet de recherche. Bien que la plupart de travaux présentés relèvent de la sociologie ou de l’anthropologie, deux disciplines à part entière se sont créées ayant le tourisme pour objet principal : les études du tourisme (Tourism Studies) et les sciences du tourisme (Tourism Sciences). Les études du tourisme, souvent présentées comme une discipline « appliquée », visent principalement à améliorer la gestion et le management du tourisme tandis que les sciences du tourisme proposent de développer une compréhension théorique de celui-ci (Ritchie, Sheehan, & Timur, 2008).

Jafar Jafari peut certainement être considéré comme chef de file dans l’élaboration de ces domaines. En adoptant une perspective anthropologique, Jafari s'est spécialisé dans l'analyse du rôle du tourisme dans les sociétés des pays en voie de développement et fonde le journal Annals of Tourism Research en 1973. Les perspectives et les modèles théoriques élaborés dans les sciences du tourisme (cf. Jafari, 1987, par exemple) sont alimentés en grande partie par des travaux dans des disciplines connexes – telles que la psychologie, les études économiques et, surtout, la sociologie et l’anthropologie (cf. Ritchie et al., 2008).

À travers les travaux fondateurs qui explorent le tourisme, nous pouvons noter l’émergence de trois concepts fondamentaux qui motivent l’expérience touristique et jouent

un rôle dans sa représentation : l’étrangeté, l’authenticité, l’aspect récréatif. Cohen (1972) est le premier de nombreux chercheurs à se focaliser sur le rôle joué par l’« étrangeté ». À travers une typologie de touristes69, Cohen montre comment un touriste cherche, avant

tout, des expériences « différentes », « distinctives » et/ou « étranges » lors d’un séjour touristique et comment ces expériences peuvent être créées, vécues, promues et représentées par le touriste et/ou la destination. Ces expériences « étranges » créent donc une distinction entre la vie quotidienne d’un individu et le temps passé en tant que touriste.

Cette distinction entre expériences quotidiennes et expériences touristiques constitue un point focal dans les travaux sur le tourisme. Les travaux du sociologue Dean MacCannell présentent le tourisme comme une recherche de l’« authenticité ». Dans son livre devenu classique The Tourist: A New Theory of the Leisure Class, MacCannell émet l’hypothèse que les expériences « authentiques » sont perçues comme étant « impossibles » dans le monde actuel, ce qui « pousse » les individus à chercher cette « authenticité perdue » dans les expériences touristiques (MacCannell, 1976). Le tourisme relève donc d’une recherche de la « vraie vie » d’une destination, c'est-à-dire l’observation des gens, des monuments et des coutumes qui sont perçus comme « appartenant » à un certain endroit, qui lui sont typiques. MacCannell montre comment l’authenticité est « mise en scène » dans les expériences touristiques, c'est-à-dire fabriquée à travers l’appropriation, la manipulation et la marchandisation des produits, des images et/ou des pratiques culturels. Il souligne le rôle central joué par la « rhétorique du tourisme » dans cette mise en scène puisqu’elle permet la création même d’une « authenticité ». En analysant comment l’expérience touristique est mise en scène et encadrée, il ajoute que le touriste est un « modèle » pour décrire l’homme – ou la condition humaine – moderne (MacCannell, 1992). L’anthropologue Nelson H.H. Graburn sépare aussi le tourisme de la vie quotidienne en conceptualisant le tourisme comme un rituel « ludique » (Graburn, 1977). Il suggère que le tourisme se définit (en partie) par son opposition au travail – et plus largement à la vie quotidienne – et relève des activités récréatives qui constituent des loisirs.

En sociologie, John Urry rassemble ces notions d’étrangeté, d’authenticité, et de récréation dans le tourisme pour les lier avec la consommation et la marchandisation inhérentes à l’expérience touristique. Il formule l’expérience touristique en termes du « tourist gaze »70 (Urry, 1990), c’est-à-dire l’ensemble d’images et d’expériences que les touristes voient et vivent et, surtout, que les touristes sont amenés à voir et vivre. Il s’agit de la construction systématique de l’expérience à travers la consommation des produits touristiques par les touristes et la production et promotion de ces produits par les hôtes et les tiers – à travers les médias, par exemple. Urry suggère que le tourisme constitue une manière spécifique de regarder et de voir, différente de celle de la vie de tous les jours, qui se focalise sur la différence, l’étrangeté et l’authenticité de ce que l’on regarde. Par la suite, Urry démontre comment ce regard touristique fait du tourisme un acte de consommation de la part des touristes et un acte de marchandisation de la part des hôtes et 69 Cf. Partie 3.1.2.1 ci-dessus. 70 Désormais « regard touristique ».

des tiers (Urry, 1995). Plus tard, la mobilité devient son point focal et il met en avant le tourisme comme une manifestation significative de la mobilité (Sheller & Urry, 2004) ainsi que l’importance fondamentale de cette mobilité pour notre compréhension de la société de nos jours (Urry, 2007). Les idées développées par Urry concernant le regard touristique, la consommation et la marchandisation dans le tourisme et le rôle central de la mobilité – dans le tourisme et plus généralement – apparaissent très importantes pour certains travaux sur le tourisme en sociolinguistique ainsi que pour l’analyse présentée dans cette thèse.

En France, les travaux en SHS sur le tourisme sont restés très éparpillés jusqu’à relativement récemment71. Les anthropologues et sociologues Cousin et Réau présentent la situation ainsi :

Jusqu’au début des années 2000, l’étude du tourisme en France reste le monopole quasi exclusif des économistes et des géographes. Le tenant pour une activité secondaire, les sociologues et les anthropologues ignorent souvent cet objet. Si les numéros spéciaux de revues scientifiques se multiplient depuis 2002, les livres demeurent relativement rares (Cousin & Réau, 2009, p. 4)

Néanmoins, les auteurs proposent dans leur ouvrage Sociologie du tourisme, « [e]n mobilisant les problématiques propres à la sociologie et à l’anthropologie », de « considérer le tourisme comme une entrée pertinente pour analyser sous un jour nouveau différents aspects des sociétés contemporaines » (Cousin & Réau, 2009, p. 4). Les auteurs se focalisent principalement sur les changements sociaux et culturels, les enjeux politiques et les rapports de pouvoir et de domination liés au développement du tourisme. Cousin et Réau font une critique importante de la présentation du touriste comme une « métaphore de l’individu postmoderne ou contemporain » (Cousin & Réau, 2009, p. 92) en rappelant que tous les individus postmodernes n’ont pas forcément accès au tourisme. En effet, ils suggèrent que « les mobilités présentées comme des preuves de modernité et d’ouverture au monde relèvent des pratiques des élites cosmopolites » (Cousin & Réau, 2009, p. 93). Ce constat mène les auteurs à qualifier le tourisme comme « une démocratisation non aboutie » puisque « même les vacances à bas coût s’adressent plutôt aux classes moyennes qu’aux classes populaires » (Cousin & Réau, 2009, p. 103).

En conclusion, Burns (1999) présente les travaux de Malcolm Crick (surtout Crick (1989)) en identifiant trois thématiques principales qui traversent les études sur le tourisme en sociologie et en anthropologie et qu’il considère comme centrales pour les recherches futures. Premièrement, il identifie la sémiologie du tourisme et, surtout, les rapports de sens entre les symboles – ou les images, les discours, les récits, etc. – et les concepts liés à l’expérience touristique tels que l’étrangeté, l’authenticité ou le caractère récréatif. Deuxièmement, il suggère que l’économie politique du tourisme – c’est-à-dire les enjeux de

71 Mis à part le sociologue urbain belge Remy (1994) qui met en avant la possibilité d’explorer le rôle de

l’individu dans la société à travers le tourisme, ou la conceptualisation de l’authenticité en milieu touristique en anthropologie présentée par Cravatte (2009).

pouvoir et de contrôle qui s’opèrent dans l’expérience et les milieux touristiques – doit être considérée comme fondamentale. Troisièmement, il souligne l’importance de la marchandisation et de la consommation des lieux et des cultures et le rôle que ces processus jouent dans les changements sociaux et culturels.

3.1.2 Premiers jalons de l’étude sociolinguistique du