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3 Négociation des ressources linguistiques

3.1 Particularités de l’OdT

Tout d’abord, quelques particularités de l’OdT doivent être prises en compte avant d’analyser la négociation du medium d'interaction.

3.1.1 Des interactions fugaces

Les interactions à l’OdT peuvent être qualifiées de « fugaces » puisque les participants ne se connaissent pas – et, normalement, ne se connaitront jamais : l’échange à l’OdT constitue la première et la dernière fois que ces interlocuteurs interagissent. Autrement dit, les participants dans ces interactions ne partagent aucune « histoire interactionnelle »

113 « La négociation est, donc, au-delà d’une négociation du choix de langue, une négociation du cadre

interprétatif. Les participants établissent un cadre sur lequel ils peuvent être d’accord, ce qui leur permet d’interagir, c'est-à-dire un cadre dans lequel leur activité a du sens, est interprétable ».

ensemble. La notion d’« histoire interactionnelle » est développée par Robert Vion (1992) à partir de la notion d’« histoire conversationnelle », définie par Sandra Golopentia comme « l’ensemble des interactions conversationnelles ayant eu lieu, à un moment donné, entre deux (ou plusieurs) sujets parlants » (Golopentia, 1985, p.6 cité dans Dumas, 2008, p. 184).

L’histoire interactionnelle des participants peut expliquer le choix des langues. Par exemple, Myers-Scotton et Jake (2001) identifient des considérations « sociolinguistiques », c'est-à-dire les attitudes des interlocuteurs envers les variétés linguistiques potentiellement employées, et des considérations « psycholinguistiques », relevant des compétences linguistiques des interlocuteurs dans ces variétés. Cependant, dans le cas de l’OdT, les participants ne partagent pas d’histoire interactionnelle. Il s’agit donc de ce que Torras et Gafaranga (2002) appellent des « primo-rencontres »114. Dans ces situations, les

préférences, compétences ou attitudes d’un interlocuteur sont inconnues des autres et les participants doivent donc entreprendre une « négociation de langue initiale »115 (Yoneoka, 2011) pour établir le medium d’interaction. A ce moment, le contexte social, politique et culturel peut avoir une influence sur le choix de langue. Cependant, une autre particularité de l’OdT complique cette influence contextuelle.

3.1.2 Un contexte sociolinguistique ambigu

La plupart des études qui abordent les influences contextuelles sur les négociations de medium d'interaction portent sur les situations bilingues ou plurilingues relativement « stables » dans lesquelles les enjeux du choix de langue sont « connus » de la population. Dans ces situations, le contexte de l’interaction suggère une « langue par défaut »116 qui est souvent celle parlée dans l’environnement géographique immédiat (Yoneoka, 2011, p. 90). Dans notre cas, l’OdT se situe dans une grande ville en France métropolitaine. Ainsi, la « langue par défaut » dans ce contexte serait le français puisqu’il s’agit non seulement de la langue officielle de la République française mais également de la langue dominante dans les pratiques117. Le français constitue donc le choix linguistique clairement « non-marqué » (Myers-Scotton, 1993) dans toute interaction entre inconnus sur ce terrain, et surtout dans un cadre institutionnel tel que l’OdT. Cependant, l’influence contextuelle de l’OdT n’est pas aussi simple.

Mais, bien que l’OdT se situe à Marseille, en France métropolitaine, il pourrait être argumenté qu’il constitue en quelque sorte un « espace international ». La raison d’être de l’OdT est intrinsèquement liée aux touristes. Etant donné la forte affluence de touristes internationaux, l’OdT peut donc être considéré comme un « lieu international ». Alexandre Duchêne, en parlant de l’exemple des aéroports, formule cette idée de lieu international sous l’expression d’« espace mondialisé » et explique son importance pour les comportements linguistiques qu’on y observe : 114 « First-time encounters ». 115 « Initial language negotiation ». 116 Une « langue par défaut » signifie ici une langue qui est dominante sur un territoire donné, celle qui est considérée comme un choix linguistique non-marqué, voire « normal ». 117 Les raisons pour ce phénomène sont abordées dans la partie 4.3 de ce chapitre.

En tant qu’espace mondialisé situé dans un État donné, en tant que zone franche à l’intérieur d’une nation, l’aéroport se situe à l’intersection entre le global et le local. Il souligne une articulation constante entre la prise en considération du local (les passagers nationaux) et celles du global (les passagers internationaux), soulevant alors la nécessité de la gestion inter- et nationale de ces espaces. Cette dynamique entre local et global s’inscrit par ailleurs dans des processus langagiers que l’on peut observer, tel l’usage des variétés locales apposées à l’usage de variétés considérées comme internationales (Duchêne, 2011, p. 86)

Bien que l’OdT ne constitue pas une « zone franche », les observations de Duchêne concernant la place de l’aéroport au carrefour du global et du local peuvent également être appliquées à l’OdT. Ce caractère d’espace mondialisé peut avoir une influence sur le choix de langues à l’OdT puisque s’il est perçu ainsi, l’utilisation d’autres langues que le français est plus envisageable. En théorie, le choix linguistique non-marqué devient donc potentiellement moins tranché et plus ouvert. Ceci implique que d’autres langues que le français peuvent avoir le statut de « langue(s) par défaut » dans les interactions touriste- conseiller.

La conception de l’OdT comme un espace mondialisé est renforcée par la promotion d’autres langues que le français. L’embauche de conseillers parlant plusieurs langues et l’affichage de cette information sur leurs badges constituent une volonté de promouvoir ces langues. Ceci ne veut pas forcement dire que ces langues deviennent des potentielles langues par défaut mais elles sont ainsi placées au rang de medium d’échange utilisable à l’OdT.

La promotion de pluri-/multilinguisme est aussi reflétée dans le paysage linguistique118 de l’OdT. Bien que le français domine le paysage linguistique, renforçant la place du français comme langue par défaut dans cet espace, il y a également une présence importante de l’anglais, ce qui semble non seulement prendre en compte la place de cette langue comme langue véhiculaire pour beaucoup de touristes mais aussi promouvoir l’anglais comme une langue « utilisable » dans les interactions avec les conseillers119.

Nous observons la même promotion du multi-/plurilinguisme dans la documentation offerte par l’OdT. Au moment de l’étude, les documents principaux, c'est-à-dire les plans et guides touristiques, étaient disponibles dans 10 langues : français, anglais, allemand, italien, 118 « Les diverses inscriptions qui figurent sur les panneaux routiers, les affiches publicitaires, les panneaux de noms de rue et de lieu, les enseignes de magasins et les bâtiments officiels se combinent pour former le paysage linguistique d'un territoire, d'une région ou d'une agglomération donnés » (Landry & Bourhis, 1997, p. 25).

119Blommaert & Maly (2014) suggèrent que les paysages linguistiques fournissent un

« diagnostic sociolinguistique » des espaces, c'est-à-dire qu’ils donnent des indices de ce qui acceptable ou valorisé au niveau des pratiques langagières. L’espace public est un instrument de pouvoir que les autorités utilisent souvent pour restreindre la présence de certaines langues et renforcer la présence d’autres. Ainsi, les lieux publics peuvent être considérés comme des espaces normatifs, révélateurs des enjeux de pouvoir concernant les pratiques langagières. Autrement dit, si une langue est affichée publiquement, on peut considérer qu’il s’agit d’une langue valorisée aussi bien visuellement qu’oralement.

espagnol, portugais, coréen, japonais, chinois (mandarin) et russe, bien que la présence de ces langues ne veuille pas forcement dire qu’elles peuvent être utilisées en interaction à l’OdT. Cette valorisation est reflétée par la présence des mêmes langues sur le site web de l’OdT, un outil souvent consulté par des touristes avant leur visite.

Bien que l’OdT soit en France métropolitaine, le fait qu’il soit identifiable comme un lieu international et que nous y observions une promotion du multi-/plurilinguisme complexifie l’identification d’une « langue par défaut » pour les participants. Ainsi, les influences contextuelles sur la négociation d’un medium d'interaction sont particulièrement complexes.

3.1.3 Conclusion

Les particularités de l’OdT exposées ci-dessus ont potentiellement un effet sur la négociation d’un medium d’interaction entre les participants. La plupart des études sur les négociations de medium d'interaction se focalisent sur les situations « stables » de bilinguisme ou plurilinguisme dans lesquelles le choix de medium est à la fois une question très chargée et très « saillante » pour les locuteurs. Les interactions à l’OdT ne constituent pas une telle situation. Etant donné le fait que les interlocuteurs à l’OdT ne se connaissent pas et que les influences contextuelles laissent ouvertes plusieurs possibilités de choix de langue, les locuteurs doivent entreprendre la négociation du medium d'interaction au début de leur échange. Ces négociations seront nommées ici les « négociations sélectives du medium d'interaction ».