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3 Vers une « sociolinguistique de la globalisation »

2.2 Intensification de la mobilité et tourisme

Nous avons déjà formulé la notion d’intensification de mobilité liée à la globalisation en termes d’augmentation et de diversification simultanées de celle-ci. Cette même formulation peut être appliquée au tourisme. Selon l’OMT, « [a]u cours des soixante dernières années, le tourisme n’a cessé de croître et de se diversifier. C’est devenu l’un des plus gros secteurs économiques et à plus forte croissance dans le monde. » (OMT-UNWTO, 2015, p. 2).

Ainsi, nous pouvons identifier que la courbe de la mobilité touristique coïncide temporellement avec l'avènement de la globalisation :

le tourisme a connu une croissance quasiment ininterrompue. Les arrivées de touristes internationaux sont passées de 25 millions dans le monde en 1950, à 278 millions en 1980, puis à 527 millions en 1995, avant d’atteindre 1 milliard 133 millions en 2014 (OMT-UNWTO, 2015, p. 2)

Nous observons notamment une intensification particulière dans certaines régions du monde (le Moyen-Orient, par exemple) qui ne figuraient pas dans la liste des destinations touristiques plus traditionnelles ou historiques, c'est à dire principalement l'Europe et les Amériques. Cela est confirmé par les chiffres sur les perspectives futures des marchés touristiques :

les perspectives pour 2015 sont particulièrement favorables en Asie- Pacifique et dans les Amériques (+4 % à +5 % toutes les deux), suivies de l’Europe (+3 % à +4 %), du Moyen-Orient (+2 % à +5 %) et de l’Afrique (+3 % à +5 %) (OMT-UNWTO, 2015, p. 3)

Nous pouvons donc parler d’une diversification des destinations touristiques. De nouveaux pays (et de nouvelles régions, villes, …) se voient attribuer le statut de destination touristique, et ainsi allongent la liste des lieux visités.

Cette diversification a mené certains chercheurs en sociologie du tourisme à identifier ce qu’ils appellent une « révolution » dans le tourisme. On peut identifier « depuis la fin des années 1970, une troisième révolution touristique : celle d’un tourisme mondialisé et diversifié » (Sacareau, Taunay, & Peyvel, 2015, p. 12). Selon ces auteurs, cette révolution consiste non seulement en la diversification des destinations mais celle des provenances des visiteurs, à travers des « mobilités issues des nouveaux foyers touristiques de la mondialisation » (Sacareau et al., 2015, p. 27). Ainsi, selon Fanny Beaulieu-Cormier, il existe des « nouveaux flux touristiques découlant des populations généralement considérées à l’écart de la mondialisation touristique et qui exercent aujourd’hui le tourisme à l’international » (Beaulieu-Cormier, 2015, p. 2). I l s’agit donc d’une double diversification :

celle des destinations touristiques, et celle des populations mobiles – autrement dit, des touristes.

L’intensification du tourisme comme phénomène de mobilité humaine correspond ainsi à l’intensification de mobilité générale observée dans le processus de globalisation. De plus, celle mobilité touristique a pour corollaire une augmentation des interconnexions à travers les frontières nationales, menant à l’élaboration de réseaux de plus en plus globalisés.

2.3 Le tourisme, miroir et agent de la

globalisation

Nous avons pu exposer précédemment en quoi les principales caractéristiques de la globalisation consistaient en une valorisation et une intensification de la mobilité, un phénomène de marchandisation appliqué progressivement à tous les domaines de la vie sociale, et une conception du monde comme un seul et unique marché, et un seul espace social, du fait de la densification des réseaux d'interconnexions transfrontalières. L'intensification actuelle du tourisme peut être expliquée par cette série de facteurs.

La mobilité, dans le processus de la globalisation, est non seulement intensifiée concrètement, mais elle bénéficie aussi d'une valorisation croissante. Cette mise en valeur symbolique entraîne un désir accru des individus d'être mobiles, et donc, de voyager. D'autre part, le tourisme subit les conséquences de la marchandisation généralisée : il est devenu une industrie globalisée, faisant des destinations et des voyages des produits touristiques commercialisés. Le tourisme se plie donc aux lois du marché néo-libéral, et la valorisation de la mobilité entraîne par conséquent une augmentation proportionnelle de l'offre et de la demande dans ce domaine : « globalization in the tourist market will be

manifested through quantitative increase in the tourist demand market »61 (Mihajlović &

Krželj, 2014, p. 110).

L’augmentation de la demande implique certains effets sur le marché touristique : pour la satisfaire62, il faut diversifier l’offre, en termes de nombre de destinations, et en termes de publics cibles. Burns (1999) résume cette notion et explicite ses liens avec la globalisation :

The motivation for globalisation is compelling, especially for tourism enterprises whose product relies, in many cases, on an ever expanding geographic diversity. Technological advances in both transport and information systems have enabled these global service traders to think beyond traditional political-national boundaries. International competition has driven such corporations into thinking globally63 (Burns, 1999, p. 122) 61 « La globalisation se manifestera dans le marché touristique à travers une augmentation quantitative de la demande du marché ». 62 Ou, pour le formuler autrement, pour créer plus de demande et de désir afin d’empêcher la satisfaction de la demande et provoquer un cycle infini de demande non-satisfaite (cf. Bauman (1998)).

63 « La motivation pour la globalisation est irréfutable, surtout en ce qui concerne les entreprises

touristiques puisque leur produit repose, dans beaucoup de cas, sur une diversité géographique qui ne cesse de croître. Les développements technologiques concernant à la fois les systèmes de transport et d’information

Enfin, la densification des réseaux de mobilité et de communication, trait fondamental de la globalisation, entraîne une facilité de déplacement accrue, et donc, un accès au tourisme étendu à un public plus large – d'où une augmentation de l'offre et de la demande touristique. La géographe Doreen Massey (1994) suggère que la mobilité humaine est un des résultats directs des processus qui sous-tendent le monde actuel :

This is an era -- it is often said -- when things are speeding up, and spreading out. Capital is going through a new phase of internationalization, especially in its financial parts. More people travel more frequently and for longer distances64 (Massey, 1994, p. 146)

Ainsi, l’intensification du tourisme peut clairement être considérée comme un résultat direct des processus de la globalisation. Cependant, nous postulons ici que nous pouvons aller au-delà de ce constat. Certes, « les touristes ont été présentés comme des symboles de la mobilité transnationale » (Lecler, 2013, p. 70). Ne peut-on considérer que le tourisme fonctionne comme un miroir qui reflète les processus en action dans la globalisation ? Le tourisme serait alors un « microcosme » de celle-ci.

Nous pouvons citer quelques exemples pour illustrer les propos avancés. Premièrement, le tourisme fournit un cas typique de l’élaboration d’interdépendances et de réseaux à travers les flux d’éléments mobiles – les touristes. Cette interdépendance est notamment effective via l'existence d'organismes internationaux (comme l'OMT par exemple), et d'entreprises touristiques transnationales (Burns, 1999, p. 113). Wahab et Cooper (2001) identifient également le tourisme comme un contexte illustrant la complexité d’interdépendance et d’interaction entre le global et le local :

tourism, as a new force of competitive advantage between nations, is an effective way of bridging the gap between globalisation and localisation particularly in culture. This would be the way to reach a full recognition of the context in which tourism operates and the complex network of relationships, connections and interfaces between various states and markets that it creates65 (Wahab & Cooper, 2001, p. 19)

Deuxièmement, certains chercheurs ont souligné à quel point le tourisme incarnait certaines dynamiques culturelles observées plus largement dans la globalisation. L’anthropologue Kearney (1995) note que le tourisme reflète la dynamique de

ont permis à ces marchands de service globaux de penser au-delà des frontières politico-nationales traditionnelles. La concurrence internationale a conduit ces compagnies à penser de façon globale ».

64 « Ceci est une ère – dit-on souvent – où les choses accélèrent et se répandent. Les capitaux connaissent

une nouvelle phase d’internationalisation, surtout en ce qui concerne les parties financières. le nombre de personnes qui voyagent plus fréquemment sur des plus grandes distances est en constante augmentation ».

65 « Le tourisme, en tant qu’une nouvelle force d’avantage compétitif entre nations, est un moyen efficace

de réduire l’écart entre globalisation et localisation, particulièrement au niveau culturel. Ceci serait la façon d’atteindre une reconnaissance complète du contexte dans lequel le tourisme fonctionne et le réseau complexe de rapports, connexions et interfaces qu'il crée entre les différents états et marchés ».

marchandisation observée dans d’autres domaines culturels de la vie « post-moderne » par la promotion des expériences brèves et occasionnelles :

like television channel surfing, commercialized tourism promotes the consumption of fleeting images, experiences, and sensations patched together in the collage-like, pastiche effects noted by commentators on postmodern culture66 (Kearney, 1995, p. 555)

Troisièmement, les phénomènes de stratification sociale liés à globalisation peuvent également être observés au sein du tourisme. Les inégalités liées à la mobilité illustrent parfaitement cette relation. En présentant et résumant les travaux de la sociologue Anne- Catherine Wagner, Lecler (2013, p. 71/72) explique que « le voyage a été en particulier pour les élites un objet d’investissement et un moyen de distinction grâce à l’acquisition de ressources internationales rares (langues, codes culturels, compétences d’interaction, capital social international) ». Etant donné que le tourisme constitue la façon la plus répandue de voyager de nos jours, il est clair qu'il joue un rôle clé dans la construction et le maintien des inégalités sociales liées à la mobilité.

Kearney (1995) nous invite même à penser que le tourisme pourrait bien être envisagé comme la figure de proue de la globalisation, comme s'il condensait l'ensemble de ses dynamiques, causes et effets :

the pressure to decrease turnover between investment and profit making, the compression of space, the shift from production to services, the scrambling of and the invention of traditions, and a heightened production and consumption of simulacra all come together in the world’s largest industry, tourism67 (Kearney, 1995, p. 555)

Le tourisme, se manifestant comme un milieu restreint dans lequel les dynamiques socio- culturelles effectives à plus grande échelle sont observables, peut donc être appréhendé comme un microcosme de la globalisation.

Si le tourisme a été identifié à la fois comme un résultat et un microcosme de la globalisation, on peut avancer par ailleurs qu’il est également un agent dans la fabrication de celle-ci en tant que processus, exerçant une influence rétroactive sur les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques mondiales. Wahab et Cooper (2001) présentent le tourisme comme une force motrice, diffusant et propageant le phénomène, à travers ses acteurs, c'est à dire vendeurs et consommateurs. Par leurs actions conscientes et

66 « Tout comme le zapping, le tourisme commercialisé promeut la consommation d’images fugaces,

d’expériences et de sensations bricolées ensemble, donnant l'impression de collages ou de pastiches, notés par des commentateurs de la culture post-moderne ». 67 « la pression pour réduire les rotations entre l’investissement et les profits, la compression de l’espace, le changement qui a lieu entre une industrie de production et une industrie de services, la fusion de plusieurs éléments traditionnels autrefois séparés et la création de nouvelles traditions, ainsi que l’augmentation dans la production et la consommation de fac-similés se trouvent en jeu dans la plus grande industrie du monde, le tourisme ».

volontaires de contribution à l'industrie du tourisme, ils renforcent ce dernier en tant que système globalisé : ils densifient les flux, enrichissent la machine, et permettent son expansion.

2.4 Conclusion

On peut donc conclure à une interaction circulaire entre tourisme et globalisation, une double influence : le tourisme est le fruit par excellence des dynamiques globalisantes, en même temps qu'il les construit et les renforce. Enfanté par une intensification et une valorisation de la mobilité, le tourisme densifie en même temps les réseaux et les interdépendances transfrontalières, et produit de la mobilité de personnes, de capitaux, d'objets, de valeurs et de symboles. En tant qu'industrie, il est le résultat d'une demande et d'une offre croissantes de mobilité, mais il participe aussi à la marchandisation de tout ce à quoi il touche (un paysage, une plage, un cadre etc.). En provoquant d'énormes flux de personnes dans un nombre croissant de lieux, le tourisme renforce la perception du monde comme un unique espace social : partout où ils vont, les touristes atterrissent dans des cadres standardisés, adaptés à la demande du marché.

Ainsi, les milieux touristiques fonctionnent comme des « nœuds » dans les flux et les réseaux de la globalisation, et offrent donc aux chercheurs des lieux privilégiés pour observer ses manifestations concrètes. En effet, le milieu touristique constitue un lieu dans lequel des gens mobiles sont temporairement immobiles. Le milieu touristique pourrait être considéré donc comme un « site d’intervention stratégique » (Lecler, 2013, p. 23/24) si nous concevons la globalisation comme « un tissu d’interactions que l’on peut appréhender à partir de sites localisés, et en analysant des phénomènes susceptibles de faire l’objet d’une ethnographie fine » (Abélès 2008, p.244 cité dans Lecler 2013, p. 27).

En conséquence, il n’est pas étonnant de constater que le milieu touristique aie été décrit comme un « key site »68 pour l’analyse des dynamiques (socio)linguistiques de la mobilité et, par extension, de la globalisation (Jaworski & Thurlow, 2010, p.257). Le milieu touristique représente une situation clé pour une enquête sociolinguistique sur la globalisation.