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3 Vers une « sociolinguistique de la globalisation »

3.2 Apports théoriques

3.2.1 Langage et mobilité

Parmi les chercheurs ayant développé de nouveaux outils conceptuels face à la globalisation, Jan Blommaert apparaît comme une figure de proue. Son ouvrage « The

Sociolinguistics of Globalization » (Blommaert, 2010) notamment, se présente à la fois

comme une tentative de composer un outillage sociolinguistique répondant aux enjeux actuels, et comme un cri de ralliement adressé au monde académique pour réaliser une telle entreprise. Blommaert insiste sur la nécessité d'un véritable changement paradigmatique : « [f]aced with deep transformations in society which demonstrate the failure of older

paradigms, we need not to abandon ship but to reconstruct our paradigms, improve them and expand them »46 (Blommaert, 2003, p. 607).

Dans sa tentative de contribuer à un tel changement, Blommaert met au cœur de sa démarche la notion de mobilité. L'intensification de celle-ci, caractérisant la globalisation, crée de nouvelles situations sociales. On ne peut plus parler, selon Blommaert, de « langues » tant les ressources qui y sont normalement associées deviennent mobiles. Ces ressources peuvent « se disloquer » de leur répertoire (ou « langue ») traditionnel(le) et « apparaître » dans des contextes auparavant inhabituels. Il présente la mobilité comme étant le grand défi actuel de la sociolinguistique, en tant qu'elle implique la dislocation de langage et d’événements de langage dans l’espace et dans le temps.

Blommaert relève par ailleurs que la mobilité des ressources linguistiques fait émerger de nouveaux dynamiques d’inégalités : « [i]nequality, not uniformity, organizes the flows and

the particular nature of such flows across the globe »47 (Blommaert, 2003, p. 612). Les flux de ressources impliquent en effet une nouvelle configuration des valeurs qui leur sont attribuées, et donc des normes linguistiques.

Le premier concept novateur dont nous allons parler est celui de « scale »48 proposé par

Blommaert. On peut établir un parallèle entre cette notion et celles de « contexte » (ou de « contextualisation ») chez Gumperz (1982) ou de « cadre(s) » chez Goffman (1974). Les échelles constituent ce qui autorise les acteurs à construire socialement du sens dans un événement communicatif, grâce à des éléments indexicaux. Pour Blommaert, l'avantage de 46 « Face à des transformations profondes de la société qui démontrent l’échec de paradigmes précédents, nous ne devons pas abandonner le navire mais reconstruire nos paradigmes, les améliorer et les élargir ». 47 « L’inégalité, et non pas l’uniformité, organise les flux et la nature de ces flux à travers le globe ». 48 Désormais « échelle ».

la notion d'échelle est d'être une « métaphore » dénotant à la fois une direction horizontale et verticale. La verticalité suggérée permet une prise en compte des processus de hiérarchisation des ressources langagières dans une situation de communication. Ainsi, pour communiquer à une échelle donnée, il faut avoir accès aux ressources auxquelles on attribue une valeur supérieure dans le contexte en question. Cette nécessité d'accès aux ressources valorisées entraîne de fait la création d’inégalités, se traduisant par l’inclusion de ceux qui les maîtrisent, et l’exclusion de ceux qui ne les maîtrisent pas.

Appliquée à une sociolinguistique de la globalisation, cette notion permet la prise en compte de la rencontre entre local et global : « the notion of ‘scale’ may allow us to

understand the dynamics between local and translocal forces »49 (Blommaert, 2010, p. 37). En effet, certaines ressources peuvent par exemple être valorisées et disponibles à une échelle locale mais pas à une échelle globale et inversement. Ceci implique donc des inégalités d’accès différentes dans chacune de ces deux échelles.

Selon Blommaert, les échelles n’organisent pas les schémas de normativité de façon anodine, aléatoire ou chaotique, mais cette organisation est ordonnée et chargée d’enjeux de pouvoir. Pour expliquer ce phénomène, il introduit la notion d’ « orders of indexicality »50.

La notion d’« indexicalité » – terme introduit à la sociolinguistique notamment par Michael Silverstein (1976, 2003) – désigne le phénomène selon lequel certaines pratiques, telles que le comportement général ou la tenue vestimentaire par exemple, « signalent » (ou « indexent », « pointent du doigt ») certains groupes sociaux et, ainsi, les identités, les représentations et les stéréotypes liés à ces groupes. Ces unités sémiotiques se combinent pour former ce que Silverstein (2003, p. 196) appelle des « schémas de cooccurrence » et ceux-ci contribuent à la construction d’un « ordre indexical », c'est-à-dire un ensemble de cooccurrences prévisible et relativement stable qui permet l’identification et la production d’une situation sociale. A travers le concept d'ordres d'indexicalité, Blommaert s’inspire des travaux de Silverstein, mais son apport fondamental tient à l'identification du caractère hiérarchisé de ces ordres. Ceci lui permet de tirer un lien direct entre l’organisation (ou les ordres) d’indexicalité et l’organisation (ou les ordres) d’inégalités sociales. La clé permettant de lier la notion d'échelles à celle d'ordres d'indexicalité de Blommaert est donc le concept d'autorité et ses manifestations, c'est à dire les idéologies.

Blommaert constate que dans une situation de communication donnée, un locuteur s’oriente vers une norme linguistique et sociale que nous pouvons définir comme une représentation du comportement jugé comme approprié pour la situation.

En s’inspirant des travaux de Bakhtine, Blommaert formule cette orientation vers des normes comme une orientation vers une autorité évaluative qu’il nomme un « centre » : « authority emanates from real or perceived ‘centres’, to which people orient when they

produce an indexical trajectory in semiosis »51 (Blommaert, 2010, p. 39). Par conséquent,

49 « La notion d’échelle pourrait nous permettre de comprendre les dynamiques entre des forces locales et

translocales ».

50 Désormais « ordres d’indexicalité ».

51 « L’autorité émane des ‘centres’ réels ou perçus, vers lesquels les individus s’orientent quand ils

chaque ordre d'indexicalité constitue un « centre » et chaque échelle comporte donc plusieurs centres : Blommaert désigne cela par la notion de « polycentricity »52

Pour résumer, les notions présentées, à savoir « échelles », « ordres d'indexicalité » et « polycentricité » sont étroitement liées par le fait que l'intensification de la mobilité des ressources et des locuteurs entraîne le développement de nouvelles formes d'inégalités, de nouvelles normes entre lesquelles les individus peuvent naviguer, rendant les situations de communication moins prévisibles qu'auparavant:

people do not just move across space; […] we also realize that they move across different orders of indexicality. Consequently, what happens to them in communication becomes less predictable than what would happen in ‘their own’ environment53 (Blommaert, 2010, p. 41)

Le constat selon lequel l'intensification de la mobilité est vraiment centrale aux enjeux de la globalisation a entraîné la création d'autres concepts, notamment la notion de « superdiversity »54. Inspirée des travaux de l’anthropologue Steven Vertovec sur les

migrations, elle a été intégrée à la sociolinguistique principalement par l'intermédiaire de Jan Blommaert (2010) avant d'être développée par un réseau d’équipes de recherche regroupées autour de cette thématique. La superdiversité se réfère simultanément à la diversification des migrations dans la globalisation et aux manifestations ou traces de cette diversification dans les pratiques langagières : « [o]ver the past two and a half decades, the

demographic, socio-political, cultural and linguistic face of societies worldwide has been changing due to ever expanding mobility and migration »55 (Arnaut, Blommaert, Rampton, & Spotti, 2015, p. 1). La mobilité des locuteurs s'applique donc de fait au langage : « [m]igration makes communicative resources like language varieties and scripts globally

mobile »56 (Blommaert & Rampton, 2011, p. 2).

Un autre développement terminologique majeur à ce sujet est celui de « metrolingualism » (cf. Otsuji & Pennycook, 2010). Ce terme fait référence à un phénomène de métissage linguistique, corollaire de la superdiversité. Les auteurs parlent de « creative

linguistic practices across borders of culture, history and politics » et le concept de metrolingualism est présenté comme un outil pour analyser « the ways in which people of different and mixed backgrounds use, play with and negotiate identities through

52 Désormais « polycentricité ».

53 « Les gens ne se déplacent pas seulement à travers l’espace, nous nous rendons compte qu’ils se

déplacent aussi à travers des ordres d’indexicalité différents. Par conséquent, ce qui leur arrive dans la communication devient moins prévisible que ce qui se produirait dans ‘leur propre’ environnement ».

54 Désormais « superdiversité ».

55 « Depuis deux décennies et demi, les aspects démographiques, socio-politiques, culturels et linguistiques

de sociétés à travers le monde changent à cause des mobilités et migrations qui ne cessent pas de s’étendre/se diversifier ».

56 « La migration rend les ressources communicatives telles que des variétés linguistiques et des textes

language »57 (Otsuji & Pennycook, 2010, p. 240). On peut établir un parallèle entre cette

notion et celle de « bricolage linguistique » (Mondada & Nussbaum, 2012), c'est-à-dire l’« usage des ressources disponibles de manière contingente et occasionnée au fil de l'activité en cours » (Mondada, 2012, p. 98), bien que l'accent soit davantage mis ici sur la nécessité de communication, et non sur le « bricolage identitaire » qui peut accompagner cette pratique, comme suggéré par le metrolingualism.

Un point commun important entre les concepts de « superdiversité » et de « metrolingualism » est qu'ils impliquent tous deux une approche « bottom up » pour explorer les pratiques langagières, celles-ci considérées comme des pratiques élaborées in

situ. Cette conception des langues comme n'étant pas des entités fixes est aussi commune à

la notion fondatrice de crossing de Rampton (1995) ou, au niveau des phénomènes plus étroitement liés à la globalisation, à celle des transidiomatic practices de Jacquemet (2005) ou la notion de translanguaging (Garcia & Wei, 2013). Enfin, une autre similarité entre superdiversité et metrolingualism est qu'ils ont été proposés à travers une focalisation sur les milieux urbains, en tant que ces derniers sont des « nœuds » globalisés de mobilité.