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La globalisation comme expansion mondiale du néolibéralisme

2 Comment définir la globalisation ?

2.2 La globalisation comme expansion mondiale du néolibéralisme

Bien qu’une définition totalement consensuelle de la globalisation fasse défaut, nombreux sont les auteurs qui établissent une relation étroite entre celle-ci et le phénomène d’expansion mondiale du néolibéralisme (cf. Kotz, 2002; Scholte, 2005; Litonjua, 2008, entre autres). Notre objet sera de détailler cette relation afin de mieux comprendre les origines de la globalisation, pour en aborder ensuite les effets.

Nous commencerons par expliquer en quoi l’adoption des principes du néolibéralisme dans un nombre croissant de secteurs et de pays contribue à la création d’un marché global perçu comme unifié et unique, amenant à une « mercantilisation » générale du monde. Nous verrons comment les flux de marchandises construisent un réseau d’interconnexions, lequel a pour effet de compresser l’espace-temps.

2.2.1 Les fondements néolibéraux de la globalisation

La globalisation doit tout d’abord être comprise comme un processus, idée largement répandue en SHS, que ce soit dans les sciences politiques (cf. Bartelson, 2000), les sciences économiques (cf. Vujakovic, 2010), la sociologie (cf. Bauman, 1998 ; Dürrschmidt & Taylor, 2007 ; Sassen, 2007), l’anthropologie (cf. Kearney, 1995 ; Inda & Rosaldo, 2007) ou la sociolinguistique (cf. Coupland, 2010 ; Blommaert, 2010). Il s’agit donc de comprendre l’historicité de ce processus afin de cerner ses implications actuelles.

Les fondements néolibéraux de la globalisation trouvent leurs racines dans les principes du libéralisme économique du 19e siècle. Ces principes sont basés sur la libéralisation des marchés, c'est-à-dire leur dérégulation, la privatisation des éléments du secteur public, le développement et la subvention du secteur privé et la réduction des contrôles de l’Etat. L’idéologie néolibérale présente le libre-marché comme la meilleure – voire la seule – façon de permettre la liberté économique des acteurs et donc d’atteindre une efficience optimale.

Le néolibéralisme commence à prendre une place importante dans le monde occidental au cours des années 80 avec les administrations Reagan aux USA et Thatcher au Royaume- Uni. L’approche néolibérale se répand ensuite comme une trainée de poudre et se déroule simultanément à un affaiblissement important des économies communistes. Pour le sociologue Romain Lecler, il s’agit d’un basculement politique lié « au triomphe du libéralisme et de l’économie marchande sur l’économie planifiée » et ce triomphe « fait débuter la mondialisation contemporaine » (Lecler, 2013, p. 12).

L’expansion du néolibéralisme à travers le monde consiste non seulement en l’instauration des politiques de libéralisation et de dérégulation du commerce au sein de nouveaux pays mais aussi, et surtout, en l’élaboration des mêmes politiques à l’échelle internationale, c'est-à-dire entre les différents pays.

Certains chercheurs proclament qu’il ne s’agit pas d’un processus particulièrement nouveau. Par exemple, Lecler (2013) identifie un certain nombre de développements

historiques qui ont préparé le terrain pour une telle internationalisation du commerce tels que les périodes de colonialisme, de post-colonialisme et d’industrialisation. En résumant plusieurs travaux sur l’histoire de la globalisation, Lecler (2013, p. 32) constate qu’il s’agit du « prolongement d’un processus de modernisation entamé en Europe à partir du XVIIe siècle ». Pour autant, le processus actuel d’expansion mondiale du néolibéralisme est tout à fait remarquable en ce qui concerne sa vitesse, son échelle et sa portée (Coupland, 2010, p. 4). La globalisation financière fournit un exemple canonique de l’accélération et l’augmentation d’intégration des marchés à travers le monde.

2.2.2 La globalisation financière

Dans un sens, la globalisation financière constitue la « première » globalisation et elle est souvent considérée comme en étant la définition. Pour le chercheur en sciences économiques Dominique Plihon (2007, p. 22) la « globalisation financière peut être définie comme un processus d’interconnexion des marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à l’émergence d’un marche unifié de l’argent à l’échelle planétaire ».

Plihon découpe ce processus en trois étapes. Tout d’abord, les états ont ouvert leurs marchés aux transactions internationales en appliquant des politiques de dérégulation. Dans un deuxième temps, cette libéralisation de commerce financier a donné lieu à la mobilité de capitaux dans un contexte international. Troisièmement, cette mobilité a impliqué une interconnexion de plus en plus forte entre les marchés mondiaux. Cela nécessite l’application des principes néolibéraux à deux échelles : les pays impliqués doivent adapter leurs propres économies au modèle néolibéral à un niveau national, et ce modèle doit être adopté sur le plan international.

On peut donc décrire la globalisation financière comme un processus d’unification des marchés à travers l’intensification de la mobilité des capitaux – c'est-à-dire à la fois une augmentation de mobilité et une diversification dans les types, les provenances et les destinations de celle-ci.

2.2.3 La globalisation des marchandises

Le modèle de la globalisation financière a progressivement été appliqué à d’autres domaines de la vie sociale. Le sociologue John Urry (2007, p. 6) montre comment la mobilité à travers les frontières internationales en vient à concerner : « people, machines, images,

information, power, money, ideas and dangers »7. A ces éléments, nous pouvons également

ajouter des symboles (Kearney, 1995), des idéologies (Inda & Rosaldo, 2007), des services (Dreher, Gaston, & Martens, 2008), des connaissances (Söderström, Klauser, Piguet, & Crot, 2012) et bien d’autres – y compris, bien évidemment, des langues (Blommaert, 2010). Ces éléments prennent progressivement le rôle de ressources sur les marchés. Ainsi, on peut

dire de la globalisation qu’elle constitue une « marchandisation » généralisée8. Définie

simplement, la marchandisation fait référence à la transformation de quelque chose en une marchandise, c'est-à-dire un objet qui peut être échangé sur un marché et ainsi doté d’une valeur commerciale (Appadurai, 1986)9.

A l’instar des capitaux avec la globalisation financière, la mobilité internationale de tout type de marchandise a été permise par l’instauration de politiques de dérégulation et le développement de systèmes qui facilitent la circulation des biens, des services, des informations et des gens (Dreher et al., 2008, p. 2). Parmi ces développements, nous pouvons citer l’ouverture progressive de frontières politiques et géographiques à des individus (ou certains individus) et au commerce. Ces initiatives concernent conjointement les transports et les technologies de communication. Au fil des années, le transport et la technologie sont devenus à la fois plus fiables, plus rapides et plus abordables, ce qui a provoqué leur démocratisation.

Tout comme la mobilité internationale des capitaux, la mobilité internationale des éléments évoqués ci-dessus n’a rien de nouveau : il s’agit de la continuation d’un processus entamé bien avant l’expansion du néolibéralisme. On assiste cependant à une transformation dans la conception de ce que peut être une marchandise. Un exemple particulièrement parlant montre comment l’expansion du néolibéralisme a mené à la marchandisation d’éléments qui ne constituaient pas, avant l’ère de la globalisation, des marchandises : les êtres humains.

On pourrait argumenter que ces derniers ont pu être perçus, à différentes périodes de l’histoire, comme des marchandises. Cependant, cette conception semble prendre une nouvelle importance à travers l’émergence récente de la notion de « ressources humaines ». Les êtres humains sont ainsi vus comme des ressources – c'est-à-dire échangeables, remplaçables et jetables – qui contribuent au fonctionnement du marché. Par ailleurs, ces ressources humaines, tout comme les capitaux, sont devenues de plus en plus mobiles.

La première vague – toujours en cours – de mobilité humaine liée à la globalisation concerne les processus massifs d’urbanisation observés à travers le monde. Cette urbanisation a été provoquée par la croissance des industries tertiaires dans les pays « développés » et secondaires dans les pays « en développement ». Le processus d’urbanisation a commencé tout d’abord à l’intérieur des pays mais la dérégulation de certaines frontières et le développement des transports ont contribué à une augmentation spectaculaire dans les migrations à l’échelle mondiale, entraînant des exodes ruraux ainsi que l’apparition des « villes globales » (Sassen, 1998).

8 Même si le terme (anglais) « commodification » nous semble plus adapté puisqu’il transmet, pour nous,

non seulement le sens d’une extension des principes du libre-marché à d’autres éléments que des capitaux, mais aussi les processus de réification et d’objectivisation qui y sont associés, dans un but de clarté, nous adoptons ici une version française, « marchandisation », que nous considérerons comme synonyme de « commodification ».

9 Cette définition concerne commodities/commodification/commodify mais nous l’utilisons ici pour définir

Des individus traversent les frontières politiques pour les migrations, le tourisme, le travail, le commerce, les études, les déplacements forcés, etc. (Söderström et al., 2012). Il devient donc de plus en plus courant pour un individu de se trouver dans un pays qui ne correspond pas à celui de son passeport d’origine. Par ailleurs, il devient habituel que la motivation de ce déplacement soit liée au gain de capital. Les êtres humains deviennent donc des ressources mobiles.

L’intensification – en termes d’augmentation et de diversification – de mobilité et la marchandisation d’éléments originellement non-monétaires sont donc à la fois essentielles et intrinsèques au processus de la globalisation et font converger les différents marchés vers un seul et unique marché global sur lequel tout est échangé, dans un monde désormais conçu comme un seul et unique espace.

2.2.4 Flux, interconnexions et réseaux

La notion de flux est récurrente dans la conceptualisation et la théorisation de la globalisation. L’anthropologue Arjun Appadurai (1996), l’un des premiers à théoriser la globalisation, suggère que les flux culturels globaux qui la caractérisent se croisent et se combinent pour former cinq « paysages » traversant le monde : les « ethnoscapes » (produits par des flux de personnes), les « mediascapes » (produit par des flux d’informations), les « technoscapes » (produit par des flux de développements technologiques), les « finanscapes » (produit par des flux de capitaux) et les « ideoscapes » (produit par des flux d’idéologies).

La notion de flux, corollaire à celle de mobilité, implique un échange puisqu’un élément est transféré d’un endroit à un autre. Ces échanges créent une interconnexion entre les acteurs et la prolifération d’interconnexions mène à la création de réseaux. Pour l’économiste Petra Vujakovic la globalisation peut même être définie comme un processus d’augmentation des interactions et interdépendances à grande distance (Vujakovic, 2010, p. 5), une théorisation qui rappelle les travaux du sociologue Anthony Giddens (cf. Giddens, 1990).

En présentant le travail du sociologue Manuel Castells, promoteur de la notion de réseaux, Lecler (2013, p. 49) explique que les « réseaux sont des ensembles de nœuds interconnectés, susceptibles de s’étendre à l’infini et de se recomposer, donc adaptés au capitalisme informationnel ».

Les anthropologues Inda et Rosaldo (2007) soulignent que la création de ces réseaux implique que les flux ne vont pas seulement dans un sens. Il ne s’agit pas d’une influence unilatérale venant des pays « centraux » et allant vers des pays « périphériques » : la périphérie influence également le centre. De la même façon, les pays centraux s’influencent entre eux et il en va de même pour les pays périphériques.

Les flux des diverses marchandises dans les différents marchés (financiers, culturels, humains, informationnels, etc.) du monde contribuent donc à une intensification des interconnexions entre les acteurs de la globalisation et à la création d’un ensemble de réseaux les impliquant. L’intensification de ces réseaux est exponentielle. Tout comme la

globalisation financière, ce processus contribue à la création d’un seul marché mondial unifiant à la fois tous les marchés du monde et tous les types de marché du monde.

2.2.5 Vers un espace global néolibéral

L’interconnexion mondiale provoquée par la mobilité des marchandises donne lieu à une nouvelle conception de l’espace au sein duquel les marchés interagissent entre eux en permanence. Avant la globalisation, l’échelle de flux et de réseaux la plus élevée était généralement celle de l’état-nation. Autrement dit, l’espace (symbolique et géographique) qui contenait la plupart des connexions était limité par les frontières d’un pays. Aujourd’hui, cet espace s’étend au-delà des frontières : toute la planète devient accessible au commerce, ce qui « condense » l’espace et donne lieu à l’expression répandue aujourd’hui selon laquelle le monde serait un « village global ».

Les flux, les réseaux et les interconnexions contribuent non seulement à une compression spatiale mais aussi temporelle. Le développement des transports et des communications neutralise en quelque sorte les distances géographiques : n’importe quelle partie du « village global » est à portée de main n’importe quand. Il s’agit de l’annihilation de l’espace par le temps, façonnant un seul et unique espace commercial au sein duquel les marchandises peuvent être échangées de façon facile, rapide et efficace. Pour les anthropologues Jonathan Xavier Inda et Renato Rosaldo (2007, p. 9) : « [globalisation] is fundamentally

about the transformation of space and time »10. Cette transformation du continuum espace-

temps va au-delà des marchés et s’applique à la société de façon plus générale. Ainsi, pour la première fois de l’histoire, le monde peut être conçu comme un seul et unique espace social (Scholte, 2002, p. 15).

Il semble pertinent de noter que ceci ne signifie pas forcément une négation du local. Il est clair qu’à l’intérieur d’un espace social mondial, d’autres espaces sociaux à d’autres échelles, tels que les états-nations, les villes, les communautés, restent culturellement pertinents. Ils constituent les nœuds du réseau (Lecler, 2013, p. 49), les endroits où les flux « atterrissent »11 (Sassen, 2007, p. 31). Ainsi, l’espace social d’aujourd’hui est à la fois

territorial et supra-territorial et ces deux niveaux sont en interaction permanente (Scholte, 2002, p. 26). La prise en compte de cette interaction entre le local et le global devient alors fondamentale pour comprendre le processus de la globalisation. Selon Sassen (2007, p. 18) : « studying the global, then, entails a focus not only on that which is explicitly global in scale

but also on locally scaled practices and conditions that are articulated with global dynamics »12.

Pour conclure, la globalisation apparaît comme un processus corollaire de l’expansion mondiale du néolibéralisme et de ses effets, mais n’y est pas réduite. Entendue précisément

10 « La globalisation, c’est fondamentalement la transformation de l’espace et du temps ». 11 « Touch down».

12 « Etudier le global, alors, entraîne une focalisation non seulement sur ce qui relève explicitement d’une

échelle globale mais aussi sur des pratiques et des conditions locales qui sont articulées aux dynamiques globales ».

comme un processus, la globalisation se définit également par la construction d’idéologies et de pratiques associées à cette expansion.