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4 Efficience et idéologies linguistiques

4.1 L’estimation de l’efficience

Nous postulons que le français et l’anglais sont valorisés puisqu’ils sont perçus comme étant les ressources les plus « efficientes » dans une telle situation. Avant d’explorer la conception de certaines ressources linguistiques comme plus « efficientes » que d’autres, nous devons préciser ce que nous entendons par ce terme. La notion d’« efficience » est utilisée ici pour caractériser la co-construction du sens entre les participants d’une interaction de la façon la plus rapide possible138. Pour cette partie de l’analyse, nous limitons 137 Pour préciser, le français est toujours utilisé dans des interactions avec au moins une personne qui parle le français comme L1 (le/la conseiller/ère). L’espagnol, l’italien et l’allemand sont toujours employés dans des interactions avec des touristes hispanophones, italophones ou germanophones respectivement. L’anglais, bien qu’employé dans des interactions avec des touristes parlant l’anglais en tant que L1, est aussi utilisé dans des interactions dans lesquelles aucun des participants n’est locuteur L1 de l’anglais. Ainsi, il fonctionne comme une langue « purement » véhiculaire et il s’agit de la seule ressource qui joue ce rôle.

138 Nous sommes conscient qu’il existe énormément d’études et de théorisation sur l’efficacité et l’efficacité

de la communication au sein de diverses disciplines (linguistique et autres SHS) qui fourniraient une définition beaucoup plus complexe et nuancée que celle-ci. Cependant, notre objectif ici n’est pas d’explorer une quelconque véritable efficacité de communication d’une (ou des) ressource(s) mais d’explorer comment

la notion de co-construction de sens au réglage du contenu informationnel entre les participants139. Nous avons pris cette décision puisque l’objectif principal de toutes les interactions à l’OdT est le renseignement des touristes, c'est-à-dire la transmission d’information. Pour qu’une interaction réussisse alors, il faut que le conseiller transmette la bonne information au touriste et pour ce faire, il emploie principalement le langage. Pour expliquer cette utilisation langagière, nous empruntons (et modifions) la notion jakobsonienne d’une fonction « référentielle » du langage pour décrire son utilisation pour

transmettre un message. Nous considérons donc que la fonction « référentielle » d’un

medium d'interaction au sein d’un échange est sa fonction de transmission d’un message. Ainsi, une interaction « efficiente » serait un échange au sein duquel les participants réussissent à atteindre l’objectif interactionnel – la transmission d’information – rapidement, sans perdre du temps ou de l’effort140 – y compris dans les séquences d’incompréhension qui nécessitent un travail linguistique supplémentaire, par exemple. Notre objectif ici n’est pas de démontrer que certaines ressources sont plus efficaces que d’autres dans le contexte de l’OdT mais de montrer comment certaines ressources sont

perçues comme étant plus efficaces et comment cette perception se manifeste et se produit.

Comme nous le verrons, cette perception selon laquelle certaines ressources seraient plus efficaces peut nous éclairer sur leur degré de valorisation.

Avant d’aborder la question de cette perception, nous pouvons explorer pourquoi la question d’efficience est particulièrement pertinente dans le contexte de l’OdT.

4.1.1 Des interactions en « tir rapide »

Les interactions entre les touristes et les conseillers à l’OdT sont caractérisées par une courte durée. Les 93 interactions entre les conseillers et les touristes internationaux du corpus MITo ont une durée moyenne de 3 minutes et 21 secondes. Cependant, sept interactions durent plus de 10 minutes. Outre ces interactions plus longues, la durée moyenne des interactions au sein de MITo est de 2 minutes et 20 secondes. Vingt quatre interactions durent moins d’une minute141.

La courte durée des interactions est caractéristique des interactions de service. En outre, dans leur article pionnier (et « pré-globalisation ») sur la sociolinguistique et le tourisme, Cohen et Cooper (1986) avaient déjà identifié cette courte durée comme un élément extrêmement important à prendre en compte. De la même manière, Jaworski et Thurlow

certaines ressources sont perçues comme étant plus efficaces que d’autres et comment cette perception se produit.

139 Cette limitation n’a clairement aucune base dans la réalité de la communication ou des interactions.

Nous sommes pleinement conscient que la co-construction du sens au sein d’une interaction concerne énormément de facteurs et ne se limite pas à la simple transmission du contenu informationnel. (cf. Chapitre 7, par exemple).

140 Encore une fois, nous sommes pleinement conscient que la « réussite » d’une interaction dépend

souvent de beaucoup plus de facteurs que cette transmission d’information. Cependant, la transmission d’information est l’objectif principal de chaque interaction à l’OdT.

(2010) se focalisent sur les « fleeting relationships »142 produites par le tourisme et la

centralité de ce phénomène143.

Ce qui distingue les données de l’OdT d’autres situations voisines n’est pas la courte durée des interactions mais la quantité de touristes à renseigner. Pendant les périodes de forte affluence, le nombre de touristes visitant l’OdT peut atteindre 3 000 par jour. Etant donné qu’il n’y a que 4 guichets d’information (qui ne sont pas toujours occupés par un conseiller), il n’est pas étonnant de constater qu’il y a souvent une file de touristes qui attendent qu’un guichet se libère. L’OdT a instauré un système pour gérer la file d’attente mais il arrive qu’un touriste doive attendre plusieurs minutes avant d’être accueilli. Ce simple fait ajoute clairement une pression temporelle pour les conseillers puisqu’ils sont confrontés à la queue qui doit être gérée.

La pression temporelle n’est pas le seul effet lié à ces situations d’affluence. L’existence d’une queue de touristes fait que dès qu’un touriste a été renseigné et part du guichet, un autre touriste est prêt à prendre sa place immédiatement. Ainsi, les conseillers ont un flux constant de touristes à renseigner ; dès qu’une interaction se termine, une autre commence. Il n’est pas rare d’observer des conseillers qui parlent presque sans cesse, bien qu’à (potentiellement beaucoup) d’interlocuteurs différents, pendant plusieurs heures. C’est cette situation caractérisée par les interactions qui se suivent immédiatement sans pause qui sera nommée « tir rapide ».

Le caractère « tir rapide » intensifie le travail interactionnel des conseillers puisqu’ils doivent s’adapter à des interlocuteurs inconnus sur une très courte période. Etant donné la forte hétérogénéité des provenances et des répertoires linguistiques des touristes144, cette

tâche n’est pas simple. Autrement dit, chaque touriste présente un nouveau « défi » linguistique. Les conseillers activent donc des compétences d’adaptation pour ajuster leur comportement linguistique. Cette situation devient encore plus complexe quand l’aspect tir rapide est pris en compte puisque un conseiller n’a que très peu (voire pas du tout) de temps pour se reposer après avoir renseigné un touriste et avant de renseigner un autre. Ainsi, le conseiller doit s’adapter (potentiellement de façon relativement « extrême ») perpétuellement. Pour répondre à cette complexité et à ces défis, les participants doivent sélectionner les ressources les plus efficientes de façon la plus rapide possible pour assurer la bonne transmission d’information dans le (peu de) temps disponible.

4.1.2 Hétérogénéité des touristes

Les touristes qui se rendent à l’OdT sont caractérisés par une forte hétérogénéité de leurs provenances et répertoires linguistiques. Cette hétérogénéité est soulignée par le fait que, 142 « Relations fugaces ». 143 Dans les travaux de Jaworski et Thurlow, la notion de « relations fugaces » fait référence à la fois à des

relations de courte durée et au fait que les participants ne se connaissent pas. Nous avons fait le choix d’employer le terme « fugace » pour référence aux interactions entre interlocuteurs qui ne se connaissent pas et qui ne partagent pas une histoire interactionnelle. La courte durée de ces interactions est comprise dans la notion d’interactions en tir rapide abordée ici.

en 2014, l’OdT a accueilli des touristes de plus de 50 différents pays145. Parmi les 93

interactions analysées au sein du corpus MITo, cette hétérogénéité est reflétée par 17 nationalités différentes146 ainsi que 28 interactions au sein desquelles les provenances des

touristes ne peuvent pas être déterminées147. Bien que la provenance géographique d’un

touriste ne soit pas nécessairement étroitement liée à ses compétences linguistiques, la variété de nationalités, couplée à la complexité concernant les rapports entre un pays de provenance et des compétences linguistiques148, suggère que la diversité de répertoires

linguistiques est en effet importante et complexe parmi les touristes.

La diversité des répertoires linguistiques est encore complexifiée si nous prenons en compte que l’hétérogénéité dans la provenance des touristes entraîne une diversité dans les répertoires linguistiques non seulement en ce qui concerne les langues parlées mais aussi en ce qui concerne les compétences communicationnelles et les normes interactionnelles. Il en va de même si nous considérons l’âge des touristes, leurs statuts socioéconomiques, leurs milieux culturels d’origine et leurs expériences précédentes dans les milieux touristiques et/ou les situations d’interaction similaires à celle trouvée à l’OdT.

4.1.3 Obligations professionnelles et touristiques

Comme nous l’avons déjà constaté, les échanges entre les touristes et les conseillers à l’OdT sont caractérisés par un objectif interactionnel clair : les touristes visitent l’OdT pour être renseignés sur l’expérience touristique à Marseille. Ainsi, l’objectif principal des conseillers est de fournir l’information attendue par les touristes. L’importance de répondre aux besoins des touristes en satisfaisant leurs demandes est mise en avant par la direction de l’OdT, comme nous le voyons dans l’extrait suivant :

Extrait entretien 1. DO (3.52-4.14)

DO Bien renseigner un touriste ça veut dire

qu’il doit partir satisfait. C'est à dire soit on a donné suite à sa demande, si on peut pas donner suite à sa demande il faut forcément lui donner des pistes de

recherche, quitte à chercher pour lui, de toute façon il doit repartir content, même

145 Il s’agit du chiffre officiel selon les données statistiques récoltées par les conseillers à l’OdT. Néanmoins,

ce chiffre ne correspond pas forcément à la totalité de nationalités ayant visité l’OdT puisque les questions systématiques concernant la provenance de touristes ne sont pas posées dans 100% des cas par les conseillers. Cf. Annexe 2 pour un tableau des pays de provenance. 146 Cf. Note précédente. 147 Cf. Annexe 3 pour un tableau récapitulatif. 148 Premièrement, des touristes provenant de différents pays peuvent partager la même langue première. Par exemple, les touristes Britanniques et Américains partagent la « même langue ». Deuxièmement, la plupart de pays ont une situation linguistique dans laquelle un rapport biunivoque entre langue première et nationalité n’existe pas. A titre, d’exemple, un touristes Chinois ne parle pas forcément le chinois mandarin (même si ceci reste hautement probable) puisqu’il ne s’agit que d’une langue chinoise parmi bien d’autres. Troisièmement, un touriste provenant d’un certain pays ne parle pas nécessairement une langue « traditionnellement » associée à ce pays.

si vous avez pas répondu à sa demande vous lui donnez quelque chose à côté qui le satisfasse Bien que les conseils recherchés puissent varier, il n’y presque aucune divergence sur le schéma principal des interactions à l’OdT, c'est-à-dire des demandes d’information de la part des touristes. La direction de l’OdT insiste sur la place centrale accordée à la transmission d’information dans les objectifs des conseillers : Extrait entretien 2. DO (9.52-10.00)

DO Je pense que le métier d'accueil

d'information – parce que moi j'aime pas trop le mot accueil c'est plutôt de

l'information, c'est de l'accueil et de l'information

Comme déjà constaté ci-dessus, certaines contraintes temporelles s’opèrent dans ces interactions donc cet objectif doit être atteint le plus rapidement que possible. Cependant, les conseillers doivent également « faire bonne impression », ils sont à la fois des représentants de l’OdT et de Marseille. Une grande partie de ce qui est « faire bonne impression » réside dans la capacité de renseigner un touriste rapidement avec les informations pertinentes. Encore une fois, l’importance de la sélection de ressources linguistiques efficientes est capitale ici.

Les touristes ont également des obligations qui rendent la sélection d’un medium d'interaction efficient important. En général, les touristes ne disposent que de très peu de temps à Marseille. Pour eux, il s’agit d’obtenir l’information recherchée la plus rapidement possible pour qu’ils puissent commencer leur expérience touristique.

4.1.4 Conclusion

Les trois particularités introduites ci-dessus, ainsi que les deux autres introduites précédemment, expliquent le besoin pour les participants de sélectionner des ressources linguistiques efficientes. Individuellement, chacune de ces particularités constitue potentiellement un obstacle au bon déroulement d’une interaction entre un touriste et un hôte. Les conseillers doivent pourtant fournir le renseignement demandé (ce qui implique qu’ils doivent tout d’abord comprendre la requête) de manière adaptée à chaque touriste, singulier, tout en faisant bonne impression. Les touristes quant à eux doivent non seulement poser les questions qui correspondent à leurs besoins (et savoir les poser) mais aussi comprendre les renseignements offerts tout en évitant de perdre du temps puisque leur temps dans la destination touristique est limitée.

Une grande partie du travail linguistique requis pour assurer l’efficience communicationnelle réside dans la négociation et la sélection des ressources linguistiques qui seront mobilisées dans l’interaction. Cette sélection, et sa négociation, sont compliquées par le fait que les locuteurs ne partagent aucune histoire interactionnelle et n’ont donc

aucune façon de savoir quelles ressources, selon chaque locuteur, constituent des ressources efficientes pour cette situation. Malgré cette complexité et l’hétérogénéité dans les profils linguistiques et sociaux des touristes, le comportement linguistique est remarquablement homogène. Ces schémas linguistiques fortement reproduits à l’OdT suggèrent que les participants « savent » quelles ressources vont être efficientes dans ce contexte.

Pour résumer, nous avons identifié des schémas récurrents de comportement linguistiques valorisant certaines ressources – le français et l’anglais – et nous avons également identifié l’OdT comme une situation au sein de laquelle l’efficience joue un rôle central. Ces observations forment le point focal de la suite de notre analyse : il s’agit d’explorer le lien entre la valorisation des ressources observée à l’OdT et la recherche de ressources efficientes dans ce contexte. Autrement dit, si les participants visent une interaction la plus « efficiente » possible, pourquoi choisissent-ils ces ressources en particulier ? Pourquoi ces ressources sont-elles perçues comme des ressources particulièrement efficientes dans ce contexte ?