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3 Vers une « sociolinguistique de la globalisation »

3.2 Apports théoriques

3.2.2 Le nouveau marché mondial

Un autre thème ayant suscité un intérêt particulier est celui des changements économiques, politiques et sociaux relatifs à la transformation des marchés mondiaux. La plupart de ces travaux partent du principe que les nouvelles dynamiques et structures des marchés internationaux ont un effet considérable sur la valorisation, et la dévalorisation, de certaines langues et leurs locuteurs : les questions économiques sont amenées au devant de la scène des études sociolinguistiques (Duchêne & Heller, 2012). Les travaux qui explorent les dimensions économiques d’usage langagier soulignent deux principaux phénomènes, tous deux liés à l’expansion du néolibéralisme : la « marchandisation » du langage – c'est-à-dire sa transformation en produit – et l’accroissement du rôle du langage comme habileté – c'est-à-dire son utilisation et évaluation comme compétence ou aptitude.

La marchandisation des ressources linguistiques est le processus par lequel le langage et, par conséquent, les identités sont adaptés, récontextualisés et mis en scène pour des gains économiques. Il s’agit, selon Heller et Duchêne (2012) de l’appropriation de « fierté » au service du « profit ». La culture et le langage sont alors évalués en termes économiques et deviennent des marchandises qui peuvent être vendues, achetées et échangées (Heller, 2010). Ainsi, les langues peuvent constituer une « plus-value » permettant de distinguer, et ainsi rendre plus profitable, un produit sur un marché saturé, de moins en moins gouverné par les états-nations (Heller, 2010).

La marchandisation a surtout été étudiée en ce qui concerne les liens entre le langage et la production d’authenticité. Le tourisme s’est présenté comme un champ d’exploration

57 « Processus linguistiques créatifs qui traversent des frontières culturelles, historiques et politiques et

décrit donc les façons dans lesquelles les gens provenant de milieux différents et mixtes utilisent, jouent avec, et négocient les identités à travers le langage ».

riche à ce sujet (Moïse, 2011). De nombreuses études ont permis de comprendre comment le langage, en tant que symbole d’« authenticité », peut créer une distinction entre une destination touristique et ses concurrentes (cf. Moïse, McLaughlin, Roy, & White, 2006; Duchêne, 2008; Pietikäinen & Kelly-Holmes, 2011; Heller, Pujolar, & Duchêne, 2014, entre autres). Cela ajoute une « plus-value » au produit touristique, traduisible en termes véritablement économiques.

Le deuxième phénomène sociolinguistique provoqué par la nouvelle économie est celui du fonctionnement du langage comme habileté. La nouvelle économie se centre progressivement sur les industries tertiaires, donc sur l’échange de l’intangible : les services, les biens symboliques ou l’information, par exemple (Heller & Duchêne, 2012). Ceci accorde une place centrale aux compétences de communication pour ceux qui travaillent dans ces industries en plein essor.

Pour Josiane Boutet (2001), cela constitue une véritable transformation du rapport entre langage et travail. Elle souligne comment le langage, conçu comme une compétence à communiquer, devient un enjeu de productivité au travail. Cela constitue une situation antithétique à celle d’autrefois, qui positionnait le travail et la parole comme antagonistes. Aujourd’hui, la « part langagière du travail » (Boutet, 2001) prend une importance capitale, à tel point que Boutet identifie une catégorie (relativement) nouvelle d’employés, les « ouvriers et ouvrières de la langue » (Heller & Boutet, 2006, p. 10) ou « travailleurs du langage » (Boutet, 2008). Pour cette auteure, ceux-ci deviennent des « figures emblématiques » de la globalisation58(Boutet, 2012), reflétant le fait que le langage soit devenu l’outil principal de travail dans un nombre croissant de domaines.

Le langage devient alors « pure habileté, mesurable et monnayable » (Heller & Boutet, 2006, p. 9). Les langues sont équivalentes à des compétences : acquises à travers la formation (Duchêne, 2009) et, parfois, échangeables contre rémunération. Tout comme les diplômes, le langage devient une condition d’accès à certains emplois (Boutet, 2001) et le plurilinguisme se voit valorisé comme un atout sur le marché du travail (Duchêne, 2011). L’apprentissage des langues et l’investissement dans les compétences langagières deviennent donc un facteur clé pour l’employabilité d’un individu et pour son évolution dans la vie professionnelle (Canut & Duchêne, 2011; Duchêne, 2016).

De la même manière que les travaux sociolinguistiques qui traitent la question de l’intensification de mobilité, ceux qui abordent le nouveau marché mondial soulignent également les enjeux de pouvoir et de stratification qui y sont liés. Plusieurs questions se posent alors : qui a le contrôle sur la marchandisation des ressources linguistiques ? Quelles seront les ressources marchandisées ? Comment, pour qui et par qui ? En ce qui concerne le langage comme habileté, Duchêne (2011) montre non seulement comment ce processus hiérarchise les langues et ainsi leurs locuteurs, mais aussi comment il mène à l’exploitation de certains travailleurs qui sont amenés à employer leurs compétences plurilingues sans rémunération supplémentaires, ni accès aux postes supérieurs. Il conclut que les bénéficiaires principaux de ce nouvel ordre linguistique sont les institutions de

pouvoir qui le dirigent. Duchêne (2012) précise que le langage peut être approprié différemment selon le marché sur lequel il circule, néanmoins :

Ce qui reste cependant constant c’est que la valeur d’une langue – ou de plusieurs – et des locuteurs se mesure aussi et surtout à l’aune d’un marché économique qui contribue à définir ce qui compte comme capital, comme profit de distinction et comme locuteur légitime (Duchêne, 2012, p. 133)

La conclusion générale que nous pourrions tirer de cet ensemble de recherches fait écho à celle de Blommaert : les dynamiques de la globalisation produisent de nouvelles formes d’inégalités tout en entretenant les anciennes.

4 Conclusion

A travers ce chapitre, nous avons exploré les liens solides pouvant être tissés entre la globalisation et la sociolinguistique. Après avoir présenté la pertinence d’une approche analytique « microscopique » pour étudier les dynamiques « macroscopiques » de la globalisation, nous avons identifié le langage comme étant une focale particulièrement opérante. En définissant les origines et les fondements conceptuels de la sociolinguistique, et surtout de son courant ethnographique, nous avons pu voir à quel point ce champ disciplinaire était taillé pour une telle entreprise. Nous avons exposé certains travaux sociolinguistiques qui abordent la globalisation, présenté certains terrains cruciaux, et identifié deux thématiques centrales : les enjeux linguistiques liés à l’intensification de la mobilité, et les répercussions du développement du nouveau marché mondial sur les langues et le langage. Il a été suggéré que la globalisation entraînait l’éclosion de nouvelles formes d’inégalités liées au langage, celles-ci s’ajoutant aux anciennes.

La plupart des études sociolinguistiques sur la globalisation mettent l’accent sur l’importance d’un travail de terrain minutieux et méticuleux, articulé à une théorisation sociale qui place le système mondial comme le niveau le plus haut de contextualisation. Les terrains cruciaux identifiés plus haut représentent des contextes dans lesquels une telle démarche peut être particulièrement fructueuse. Ceux-ci constituent des « situations clés » (dans le sens des « key encounters » de Gumperz, 1982), parmi lesquelles le tourisme se distingue comme terrain particulièrement riche.

CHAPITRE 4. TOURISME, LANGAGE,

GLOBALISATION

1 Introduction

Nous avons pu aborder les enjeux liés à l'étude sociolinguistique de la globalisation, et la pertinence des outils ethnographiques pour un tel sujet, nous allons à présent nous pencher sur un terrain qui constitue une « situation clé » de la globalisation, à savoir le tourisme.

Tout d'abord, nous montrerons en quoi le tourisme peut être considéré comme un domaine « emblématique » de la globalisation, au sein duquel le langage joue un rôle essentiel. Dans un second temps, nous verrons pourquoi on peut dire du tourisme qu'il constitue en quelque sorte un microcosme des dynamiques de la globalisation. Ensuite, nous aborderons certains travaux sociolinguistiques et plus généralement en SHS ayant pour objet les transformations sociales et linguistiques observables dans les milieux touristiques. Enfin, nous montrerons comment l’interaction en face-à-face constitue un domaine relativement peu abordé au sein des recherches portant sur le tourisme, et nous présenterons les intérêts d'un tel type de focalisation pour l'étude sociolinguistique de la globalisation.

2 Tourisme et globalisation

2.1 Qu’est-ce que le tourisme ?

Nous pouvons proposer, pour introduire notre propos, une des définitions de référence, comme celle de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) : Le tourisme comprend les activités déployées par les personnes au cours de leurs voyages et séjours dans des lieux situés en dehors de leur environnement habituel pour une période consécutive qui ne dépasse pas une année, à des fins de loisirs, pour affaires et autres motifs non liés à l'exercice d'une activité rémunérée dans le lieu visité (« Insee - Définitions, méthodes et qualité - Tourisme », 2016)

La notion de mobilité apparaît ici comme indissociable du tourisme, puisqu'il s'agit d'un déplacement des individus « en dehors de leur environnement habituel ». La définition de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) lui accorde également un rôle central : Le tourisme est un phénomène social, culturel et économique qui implique le déplacement de personnes vers des pays ou des endroits situés en dehors de leur environnement habituel à des fins personnelles ou professionnelles ou pour affaires (« Comprendre le tourisme: Glossaire de base | Organisation Mondiale du Tourisme OMT », 2016) Un complément de définition de l'INSEE associe par ailleurs au tourisme un ensemble de conséquences économiques, environnementales, culturelles, sociales et politiques dans les milieux concernés. On peut parler en l'occurrence d'un impact multiple et transversal : Le tourisme a donc des répercussions sur l’économie, sur l’environnement naturel et bâti, sur la population locale de la destination et sur les touristes eux-mêmes. En raison de ces impacts multiples, de la gamme et de la variété des facteurs de production requis pour produire ces biens et ces services achetés par les visiteurs, et de l’éventail d’agents intéressés ou touchés par le tourisme, il convient d’adopter une approche intégrée en matière de développement, de gestion et de contrôle du tourisme. Cette approche est fortement recommandée pour la formulation et l’application des politiques touristiques nationales et locales, ainsi que des accords ou autres mécanismes internationaux nécessaires concernant le tourisme (« Comprendre le tourisme: Glossaire de base | Organisation Mondiale du Tourisme OMT », 2016)

Les définitions du tourisme issues des travaux scientifiques confirment les traits identifiés, à savoir que mobilité et ses impacts multiples sont caractéristiques du domaine touristique. Nous citerons par exemple l’anthropologue Edward M. Bruner (2005, p. 10) qui considère que le tourisme constitue l’un des plus grand mouvements de population de tous les temps. L’anthropologue Valene L. Smith fournit une définition particulièrement centrée sur la mobilité : The phenomenon of tourism occurs only when three elements — temporary leisure + disposable income + travel ethic — simultaneously occur. It is the sanctioning of travel within a culture that converts the use of time and resources into spatial or geographical social mobility59 (Smith, dans Nash et

al., 1981, p. 475)

59 « Le phénomène du tourisme ne se produit que lorsque trois éléments – temps libre occasionnel, revenu

disponible et éthique de voyage – sont activés simultanément. C’est la consécration du voyage au sein d’une culture qui convertit l’utilisation du temps et des ressources en mobilité sociale spatiale ou géographique ».

Cette citation indique notamment l'importance de la valorisation de cette mobilité (« travel ethic »). Nous soulignons également que Smith établit un parallèle entre la mobilité spatiale et/ou géographique et la mobilité sociale. Dans l'introduction à l’anthropologie du tourisme de Burns (1999) on notera aussi la récurrence des termes comme « voyage », « transport » ou « flux ».

Concernant l'ampleur des impacts liés au tourisme, on relèvera la description proposée par Salah Wahab et Chris Cooper, chercheurs en études touristiques :

Tourism is not a clear-cut sector but an all-embracing and pervasive domain of service and industrial activities. It touches upon almost all spheres of national life within the country and that is particularly the reason why a sound state policy of tourism should be essentially formulated before any significant tourism investment projects are launched. As rightly put by MacCannell, tourism is an ideological framing of history, nature and tradition; a framing that has the power to reshape culture and nature to its own needs (MacCannell, 1992)60 (Wahab & Cooper, 2001, p. 5)

On retiendra ici que les activités touristiques ont la particularité, non seulement de pénétrer dans tous les aspects de la vie sociale dans le milieu touché, mais aussi de les modeler en fonction de ses intérêts, en tant qu'il constitue une industrie, et par conséquent, basé sur le profit.

En conclusion, les définitions du tourisme – que ce soit les définitions de référence générales ou scientifiques – comprennent un certain nombre de points communs. La mobilité peut être identifiée comme la caractéristique principale, puisqu’il s’agit de la motivation même du tourisme. Le deuxième point capital est la capacité du tourisme à influencer et à modifier profondément et transversalement les milieux dans lesquels il s'installe.

Ces éléments relevés comme des caractéristiques du tourisme semblent faire écho à celles relevées dans la définition de la globalisation proposée plus haut. Nous proposerons d'abord de montrer que la prééminence de la mobilité forme un lien étroit entre ces deux phénomènes. Nous irons ensuite plus loin en expliquant pourquoi le tourisme est un résultat typique des effets de la globalisation, et qu'il permet donc, en tant que miroir de celle-ci, d'en comprendre les dynamiques. Enfin, nous terminerons en exposant les faits qui semblent indiquer que le tourisme agit aussi comme un milieu producteur de globalisation.

60 « Le tourisme n’est pas un secteur clairement délimité, il s’agit d’un domaine englobant et pénétrant

d’activités industrielles et de services. Il touche à presque toutes les sphères de la vie nationale à l’intérieur d’un pays, et c’est la raison pour laquelle les états doivent formuler de façon essentielle une politique solide du tourisme avant de lancer des projets importants d’investissement touristique. Comme MacCannell le dit à juste titre, le tourisme est un encadrement idéologique de l'histoire, de la nature et de la tradition ; un encadrement qui a le pouvoir de refaçonner culture et nature selon ses propres besoins ».