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2 Négociations symboliques de ressources linguistiques

2.1 Salutations symboliques

Les négociations symboliques qui se déroulent en séquence d’ouverture seront nommées ici des « salutations symboliques ». Bien qu’étroitement liées aux négociations tacites abordées précédemment, les salutations symboliques ont été considérées séparément puisque les salutations jouent généralement un rôle particulièrement pertinent dans le déroulement d’une interaction. Catherine Kerbrat-Orecchioni rappelle les nombreuses fonctions effectuées par les salutations :

établir le contact physique et psychologique entre les interlocuteurs (fonction « phatique »), opérer une première mais décisive « définition de la situation », et amorcer l’échange proprement dit de façon favorable, grâce à un certain nombre de rituels « confirmatifs (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 37)

La fonction « phatique » évoquée ici fait référence au fait que le contenu « proprement » sémantique des salutations est souvent non pertinent, voire complètement absent. Autrement dit, les salutations sont en quelque sorte dépourvues d’un sens informationnel et jouent un rôle purement pragmatique. Ceci mène Goffman (1967) à placer les salutations parmi les « rites » conversationnels qui peuvent avoir des implications symboliques très importantes sur une situation d’interaction. Ainsi, les salutations sont cruciales pour le bon déroulement d’une interaction et méritent une attention particulière ici.

En outre, Adam Jaworski (2009) suggère que ce symbolisme rattaché aux salutations peut être intensifié dans les rencontres entre touristes et hôtes puisque cette séquence d’ouverture donne l’occasion aux touristes d’employer les expressions qu’ils ont appris à travers les guides touristiques écrits (Jaworski, 2009). Ainsi, l’acte banal et ritualisé de la salutation – déjà bien imprégné de symbolisme – devient encore plus symbolique puisqu’il devient un « événement » (bien que banal) pour le touriste. Jaworski va dans ce sens en suggérant que, étant donné que les ressources nécessaires pour effectuer une salutation dans la langue locale ne font pas partie du répertoire linguistique « normal » du touriste, il s’agit, en milieu touristique, plus d’une « performance » d’une salutation qu’une « vraie » salutation. En ce qui concerne l’OdT, il s’agit d’une occasion pour les touristes de mettre en œuvre les ressources (souvent limitées) de la langue locale apprises en amont et les « performer » mais il s’agit également d’établir le contact réel avec le conseiller. L’étude de deux exemples montre en quoi les salutations symboliques constituent des salutations à la fois « réelles » et « mises en scène ». Le premier exemple présente les premiers échanges d’une interaction entre une touriste chinoise et une conseillère.

Exemple 18 (4CH007 X3)

CF7 madame?

{T1 approche du guichet} CF7 bonjour?

T1 bonjour (.) umm i’m just here for three

days (.) and i would like to know like what would be the recommendations from you (.) where to visit and all this (.) a:nd i will be spending one day in /ɒksəsdipɹɒvɒns/ (.) so i want to know that where is the bus

stations then i can travel and what time is [it] daily the earliest one

CF7 [ok]

{CF7 ouvre un plan sur le comptoir}

T1 and er umm

(2.1)

CF7 i don’t know if i d- if i did ermm (.) if i understand you [what you] said=

T1 [mmhmm ] =mmhmm

CF7 you said that you are going to spend one day in aix en provence?

T1 YES CF7 ok […] T1 répond à la salutation (en français) de CF7 avec sa propre salutation qui est également formulée en français. Immédiatement, elle réalise une alternance codique pour formuler sa demande de renseignement en anglais, ratifiée par CF7 à travers le feedback visuel et dans ses productions au cours des tours suivants. Cela déclenche donc une négociation tacite du medium d'interaction qui a comme résultat l’adoption de l’anglais comme langue principale. Cependant, l’acte de salutation a été entièrement accompli (et performé) en français. Il s’agit donc de l’utilisation « symbolique » d’une salutation dans la langue locale : tout comme l’acte même de salutation, l’emploi du français joue un rôle purement emblématique. Ce phénomène apparaît dans 6 interactions dans le corpus MITo. L’extrait ci- dessus de la séquence d’ouverture d’une interaction entre deux touristes de Singapour et une conseillère francophone présente le même phénomène.

Exemple 19 (4CH002 X3)

{T1 et T2 approchent du comptoir avec des documents à la main}

T1 bonjour {rires}

CF8 bonjour

{T1 et T2 ouvrent un plan touristique sur le comptoir}

T1 can you help us point out er the places?

CF8 ye::s () e:::rm the old port=

CF8 =here (.) it’s all this place=

T1 =[mmhmm]

T2 =[ok ]

CF8 notre dame de la garde (.) here=

T1 =mmhmm

[…]

Ce qui différencie cet exemple de l’exemple précédent est le fait que, ici, la touriste ne réponde pas à une salutation de la part de la conseillère mais amorce l’interaction elle- même en saluant CF8 en français. CF8 répond avec sa propre salutation en français avant que T1 opère une CS tout de suite vers l’anglais, déclenchant une négociation tacite tout comme l’exemple précédent. Le fait que T1 effectue le premier tour de l’interaction en français sans être influencée par une salutation de la conseillère suggère que le choix de ressource linguistique (le français) relève vraiment d’une volonté de sa part de commencer l’interaction en français, même si l’anglais deviendra le medium d'interaction principal par la suite.

Il y a plusieurs interprétations possibles de ce phénomène de « salutations symboliques ». Premièrement, il se peut que le locuteur, comme pour les demandes explicites lors des négociations sélectives, veuille amorcer l’interaction en français pour montrer qu’il a « conscience » qu’il va transgresser la norme interactionnelle. Ceci est soutenu par des commentaires recueillis lors d’entretiens informels effectués auprès des touristes sur le terrain. Plusieurs d’entre eux ont évoqué la notion de politesse quant à leur utilisation occasionnelle du français, exprimant un désir de faire un effort et d’utiliser « au moins un peu » la langue locale. Plusieurs ont suggéré aussi qu’il ne s’agissait pas de quelque chose qu’ils pratiquaient uniquement en France mais aussi dans d’autres destinations. Les touristes interrogés soulignaient comment les salutations (et les remerciements) constituaient les éléments les plus importants dans cette utilisation d’une langue locale par politesse.

Deuxièmement, la réponse préférée à une salutation est une salutation dans la même langue. De façon générale en français (en France), ce rite normatif est effectué simplement en répétant la salutation du premier locuteur. Bien que cette norme ne soit pas universelle, il s’agit d’un rite largement répandu à travers le monde. Ainsi, les touristes adhérent à une norme (probablement partagée) en répétant la salutation du conseiller, même si leurs compétences ne les permettent pas d’aller plus loin dans une interaction en français.

Les deux éléments considérés ci-dessus suggèrent que les salutations dans ces exemples jouent un rôle « symbolique » dans le sens où elles permettent aux touristes d’afficher leur connaissance des attentes quant au comportement langagier. La salutation symbolique permet au touriste d’afficher une volonté de converger vers ces attentes. Ainsi, la divergence de cette norme qui a lieu dans les énoncés suivants devrait être comprise comme étant due aux compétences linguistiques limitées en français et non comme une transgression volontaire de la norme.

Jaworski propose également que les salutations en langue locale permettent aux participants dans les contextes touristiques de jouer leurs rôles de « touriste » et d’« hôte ». Selon lui, l’utilisation d’une salutation locale serait une recontextualisation stylistique de la langue locale qui ajoute un caractère authentique, étrange et/ou ludique à l’interaction (Jaworski, 2009). Si nous appliquons la même interprétation à l’OdT, les touristes utilisent les salutations symboliques pour avoir le plaisir de « faire comme les locaux » en utilisant des ressources linguistiques locales.

Cette dernière conclusion nous amène au nœud de l’aspect symbolique de ces négociations. Au sein des salutations symboliques, la langue locale est employée de façon récréative – c'est-à-dire sans conséquences « référentielles » – pour créer de l’authenticité et de l’étrangeté. On pourrait parler d’un phénomène de marchandisation du langage puisque la mobilisation de la langue locale devient une partie intégrante de l’expérience touristique.