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2 Négociations symboliques de ressources linguistiques

2.2 Remerciements et salutations

En théorie, le medium d'interaction devrait être très bien établi au moment de la séquence de clôture d’une interaction. Cependant, dans 15 interactions (soit 16% du corpus MITo), nous observons des (re)négociations de code. Ces négociations concernent principalement les salutations et les remerciements. Véronique Traverso (2001) identifie les remerciements et les salutations comme les éléments les plus systématiques, et donc ritualisés, dans les séquences de clôture des interactions de service. Pendant la discussion concernant les séquences d’ouverture à l’OdT, il a été montré que les aspects ritualisés de ces séquences, tels que les salutations, peuvent jouer un rôle très important sur le plan symbolique et pragmatique même si le medium d'interaction établi par la suite n’est pas forcément celui de l’acte de langage symbolique. Les exemples suivants suggèrent qu’il en va de même pour les remerciements et les salutations en séquence de clôture.

L’extrait ci-dessus est tiré d’une interaction entre une conseillère et deux touristes italophones. Le medium d'interaction est l’anglais, a été établi par demande explicite au début de l’interaction et a été utilisé tout au long de l’échange par tous les participants. Cet extrait reprend l’interaction à la dernière demande de renseignements des touristes et présente également la transition vers la séquence de clôture qui comprend un remerciement ainsi que des salutations.

Exemple 20 (4CH001 X2 [9.51-10.10])

[…]

T1 is there a greek greek place greek area

CF4 greek? (.) no

T1 no ok ah so th- (.) [there] are no::

CF4 [no: ]

T2 ok

{T2 se retourne vers T1}

T2 va bene @@@

{T1 et T2 rangent la documentation} T1 ok merci CF4 vous en prie T1 au revoir CF4 au revoir T2 au revoir

Tout d’abord, il faut noter qu’il s’agit d’une interaction assez longue par rapport à la majorité des interactions qui constituent le corpus MITo173. Ceci est dû à un grand nombre

de requêtes et demandes de renseignement de la part de T1 et T2. Après la réponse négative de CF4 à la dernière requête de T1, T1 ratifie et T2 se tourne vers lui pour lui expliquer (en italien) qu’elle a toute l’information dont elle a besoin. T1 ratifie cette décision et les touristes commencent à ranger la documentation fournie par CF4 dans leurs sacs. Cette action constitue un indice gestuel et visuel important du déclenchement imminent de la séquence de clôture. A ce moment, T1 se retourne vers CF4 et confirme ce passage vers la séquence de clôture en énonçant un remerciement. Cependant, T1 change le medium d'interaction (l’anglais) et remercie CF4 en français. Cette action semble fonctionner comme une négociation du medium d'interaction puisqu’elle déclenche un emploi du français qui reste en place jusqu’à la fin de l’interaction. Ainsi, les participants « respectent » les rites de remerciement et de salutation en procédant à un « échange terminal » (Schegloff & Sacks, 1973) canonique. Cet échange est constitué de deux paires adjacentes qui sont formées par le remerciement de T1 couplé à la réponse à ce remerciement de CF4 et la salutation de T1 couplée à la salutation réciproque de CF4 (répétée par T2). Cet échange terminal est présent dans la quasi-totalité des interactions du corpus MITo et n’a rien de remarquable mis à part le fait qu’il est effectué dans un medium différent par rapport au reste de l’interaction. Il est difficile de ne pas analyser cette utilisation du français de la même façon que les salutations symboliques en séquence d’ouverture. Le même phénomène peut être observé dans l’extrait suivant, tiré de l’interaction entre une conseillère et des touristes de Singapour déjà présentée dans la partie précédente. Suite à une salutation symbolique en français, l’anglais est négocié de façon tacite comme medium d'interaction. L’extrait ci-dessous présente la fin de l’interaction pendant laquelle la conseillère (CF8) répond aux demandes des touristes concernant les horaires d’ouverture d’une savonnerie174 avant de leur donner un guide touristique en anglais.

Exemple 21 (4CH002 X3 [10.38-11.27])

[…]

CF8 a:::nd it’s open all the day mais you can visit at onze heures quinze heures this afternoon at three p m or four p m

T2 ok

173 Cette interaction dure 10 minutes et 10 secondes. Cf. Chapitre 6, partie 4.1.1 et Annexe 4 pour une

présentation de la durée moyenne des interactions dans le corpus MITo.

174 Certaines alternances codiques dans le premier tour de parole de cet exemple dévoilent l’utilisation du

{T1 et T2 se parlent en chinois}

T1 so eleven. three. and four.

CF8 yes

T1 ok

T2 ok

{T1 et T2 se parlent en chinois}

CF8 i give you a (.) touristic guide in english if you want= T1 =[ah ] T2 [oh ok] CF8 [hein?] T1 merci T2 merci:: {rires}

{CF8 cherche le document et le donne à T1 et T2}

CF8 hop

T2 merci::

CF8 where do you come from please?

T1 [singapore]

T2 [singapore]

CF8 singapore ok

CF8 bye bye [have ]a nice day

T1 [merci]

T2 thank you

De la même façon que dans l’exemple précédent, T2 remercie CF8 en français, même si l’interaction entière s’est tenue en anglais. Cette action est également entreprise par T1 quelques tours de parole plus tard. Mis à part les salutations symboliques en séquence d’ouverture, il s’agit de la seule divergence du medium d'interaction établi (l’anglais) par les touristes tout au long de l’interaction. Ainsi, l’interaction en anglais est « encadrée » au début et à la fin par des éléments rituels des ouvertures et des clôtures en français. Nous rappelons ici que les salutations fournissent aux touristes une occasion de performer leur rôle de touriste à travers l’utilisation de la langue locale (Jaworski, 2009). Cette occasion est présentée lors des séquences de clôture aussi bien que lors des séquences d’ouverture.

L’extrait suivant montre un autre exemple de touristes étrangers – trois touristes portugais dans ce cas – qui performent des remerciements et des salutations en séquence de clôture d’une interaction qui s’est déroulée en anglais. Il s’agit de la même interaction que l’extrait utilisé pour démontrer l’utilisation de la documentation dans les négociations du medium d'interaction (exemple DC-01 précédemment). Pour rappel, l’interaction commence par un échange de salutations en français avant que T1 formule une demande en français (bien qu’un français marqué) pour un plan de la ville. CF8 répond à cette demande en anglais en offrant la documentation en anglais, une action ratifiée par les autres participants. A partir de ce moment, l’interaction a lieu entièrement en anglais jusqu’à la séquence de clôture ci-dessous.

Exemple 22 (4CH005 X5 [3.11-3.31])

[…]

{CF8 revient après avoir cherché de la documentation}

CF8 and i give you little map like this but its not (.) erm-

{CF8 ouvre le plan sur le comptoir} CF8 you have (.) marseille and hum=

T1 =mmmmm T2 oh this is great T3 ye:s T1 ok T2 very nice T1 [merci ] T3 [very nice] T2 merci=

CF8 =you’re welcome (.) where do you come from? T1 [portugal] T2 [portugal] T3 [portugal] CF8 portugal ok T1 merci CF8 bye bye T2 merci (.) au revoir CF8 au revoir Tout d’abord, en acceptant le document touristique, T2 remercie CF8 de façon implicite en faisant un « éloge du bien offert » (Kerbrat-Orecchioni, 1996, p. 86) à travers son interjection « very nice ». Cet énoncé semble déclencher également une séquence de « pré- clôture » (Schegloff & Sacks, 1973) avant la première formulation d’un remerciement en français par T1, suivie rapidement par T2. CF8 répond à ce remerciement de façon non- marquée en termes de contenu mais garde le medium d'interaction principal, c'est-à-dire l’anglais. Elle pose une question sur la provenance des touristes, un élément presque systématique dans les séquences de clôture des interactions à l’OdT. Suite à la réponse à cette question, T1 remercie de nouveau CF8 ce qui incite cette dernière à initier une salutation (en anglais) à laquelle T2 répond en français. CF8 ratifie cette salutation en la répétant et l’interaction se termine.

L’aspect frappant dans cet exemple est cet « encadrement » du début et de la fin de l’interaction par le français tandis que le reste se déroule en anglais. L’ensemble des séquences rituelles de l’interaction est effectué en français, c'est-à-dire la langue locale. Les touristes et la conseillère semblent considérer que les compétences des touristes ne leur permettent pas d’entreprendre l’interaction entièrement en français, même s’ils ont formulé la première demande dans ce medium. Les aspects rituels effectués en français correspondent à ce qui peut être trouvé le plus facilement dans presque tous les guides

linguistiques vendus aux touristes : les salutations d’ouverture, les remerciements et les salutations de clôture175.

L’utilisation des éléments rituels d’interaction en français jouent ainsi trois rôles à l’OdT : d’abord, elle affiche un désir de la part du touriste de converger linguistiquement vers son interlocuteur. Ensuite, elle permet au touriste de montrer sa connaissance des normes interactionnelles. Et enfin, elle lui permet de « jouer le jeu » en tant que touriste en « faisant comme des locaux ». Etant donné le caractère extrêmement ritualisé de ces séquences, elles offrent au touriste la possibilité de « jouer le jeu » sans forcément avoir un impact significatif sur la négociation du sens au cours de l’interaction. Les touristes emploient la langue locale – le français – aux moments de l’interaction où il n’y a (presque) pas de risques par rapport à l’intercompréhension. L’échange d’informations « référentielles » se déroule en anglais. Dans cet exemple, le français joue un rôle « emblématique » ou « symbolique », remplissant des fonctions identifiées ci-dessus, même si les locuteurs ne font jamais appel à cette langue pour la transmission du contenu des messages.

L’utilisation symbolique de remerciements ou de salutations dans les séquences de clôture des interactions à l’OdT est aussi observée chez les conseillers. L’exemple suivant montre le même phénomène dans la production d’une conseillère. L’extrait ci-dessous représente la totalité de l’interaction entre cette conseillère (CF6) et une touriste germanophone.

Exemple 23 (4CH010 X6)

CF6 bonjour madame

T1 je voudrais un *seulement* un map

CF6 oui (.) anglais? Ou >quelle langue?<

T1 euh al- /ʒəɹman/

CF6 en [allemand?]

T1 [al- ]allemand

{CF6 cherche la documentation, revient et la donne à T1}

CF6 et voilà

T1 merci bien

CF6 tschüss

L’interaction entre ces participants est très courte. Cependant, plusieurs phénomènes peuvent être identifiés. Tout d’abord, T1 répond directement à la salutation de CF6 sans salutation et avec une production en français approximatif. CF6 semble immédiatement interpréter (correctement) cette production comme signalant une locutrice alloglotte et offre la documentation demandée en anglais, avant d’offrir la possibilité d’obtenir la documentation dans d’autres langues. Nous observons donc la place privilégiée occupée par l’anglais quand il s’agit de fournir de la documentation aux touristes alloglottes, même quand leur langue de préférence est inconnue. T1 répond à cette question concernant la

175 La même observation pourrait être faite pour la formulation de la demande simple effectuée par T1 au

langue de documentation avec « /ʒəɹman/ », une production qui ressemble au mot anglais « German » (allemand) mais prononcé selon la phonologie française. Cette réponse qui semble « mélanger » plusieurs codes influence peut-être CF6 – une conseillère « germanophone » – à vérifier sa compréhension en reformulant la production de T1 en français. Cette vérification est ratifiée par T1 à travers une hétéro-répétition.

Suite à ces premiers tours, le français semble être le medium d'interaction principal, établi donc à travers une négociation tacite. CF6 poursuit cette interaction dans ce medium en présentant le document demandé à T1 en anglais. T1 initie la séquence de clôture de l’interaction en énonçant un remerciement en français. Bien que l’interaction ait lieu en français et que T1 soit clairement capable d’interagir (au moins de façon rudimentaire) dans ce medium, CF6 choisit de clore l’interaction avec une salutation en allemand. Nous pourrions argumenter que CF6 effectue le même processus symbolique que les touristes dans les exemples précédents dans le sens où elle montre une volonté de converger vers le touriste linguistiquement tout en laissant l’interaction se dérouler en français.

Il convient de noter ici que lors d’entretiens informels avec CF6, nous avons pu confirmer cette hypothèse : CF6, en évoquant sa passion pour le voyage et ses expériences dans des pays autres que la France, a insisté sur le plaisir qu’elle trouvait dans l’apprentissage et l’utilisation de quelques phrases des langues parlées dans les pays qu’elle visitait. Elle expliquait qu’en tant que conseillère, elle souhaitait laisser le choix de la langue principale au touriste, justement parce qu’elle était consciente de ce que l’utilisation de la langue locale pouvait apporter à l’expérience touristique. Elle a mentionné plusieurs séjours en Allemagne au cours desquels elle avait été frustrée par l’insistance de plusieurs locaux de parler avec elle en anglais ou français, alors qu’elle voulait avant tout saisir l’occasion de parler allemand.

Cependant, CF6 n’est pas la seule conseillère qui pratique ce type d’utilisation symbolique de la langue des touristes. L’exemple ci-dessous montre la séquence de clôture d’une interaction en anglais entre une conseillère italophone (CF3) et trois touristes germanophones (T1, T2 et T3). Dans cet extrait, CF3 vient de revenir après avoir cherché plusieurs documents pour les touristes qui viennent d’acheter des places pour un bus touristique. En revenant, bien que le medium d'interaction soit l’anglais (établi au début de l’interaction), T1 remercie directement CF3 en français. Exemple 24 (4CH011 X2 [10.52-11.11]) […] T1 merci CF3 je vous en prie (1.2)

CF3 voilà this is for the:: for the driver (.) for the chauffeur

T1 this is the ticket?

T2 ye::s

CF3 this is the ticket yes (2.4)

T2 thank you very much CF3 you’re welcome

{Les touristes se parlent en allemand}

T3 thank you CF3 auf wiedersehen T3 ja T1 adieu Tout d’abord, il semble que les touristes ne soient pas aperçus que CF3 n’était pas une locutrice de français L1. Cependant, le fait que T1 remercie spontanément CF3 en français montre encore une fois une connaissance potentielle des attentes dans cet espace. CF3 ratifie ce choix de code en répondant en français avant de reprendre le medium d'interaction principal pour expliquer les documents. Suite à un échange de remerciements en anglais, les touristes se parlent entre eux en allemand et préparent leurs affaires pour partir, signalant de façon gestuelle et visuelle la fin imminente de l’interaction. T3 déclenche la séquence de clôture en remerciant CF3 de nouveau en anglais. Ayant entendu les touristes parler allemand, CF3 emploie une salutation allemande pour terminer l’interaction. T3 ratifie ce choix par l’emploi de l’allemand et T1 le ratifie par la formulation d’une salutation en français (bien que l’acceptabilité de la salutation « adieu » soit discutable dans ce contexte).

Etant donné que le medium d'interaction tout au long de l’échange a été l’anglais, il s’agit de la part de T1 d’une utilisation symbolique du français pour effectuer le rite du remerciement. De la même façon, CF3 emploie l’allemand de façon symbolique pour clore l’interaction. Cet exemple démontre encore une fois comment les remerciements et les salutations en séquence de clôture comportent des alternances de code qui peuvent parfois être considérées comme des négociations du medium d'interaction. De façon générale, ces négociations jouent un rôle pragmatique et symbolique dans ces séquences hautement ritualisées.