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3 Regards sociolinguistiques sur le tourisme

3.1 Les fondations du tourisme comme objet d’étude

3.2.5 Privilèges et inégalités

Comme nous l’avons déjà mentionné, les travaux de Jaworski et Thurlow inscrivent la question des rapports de pouvoir au centre de leur démarche. Dans le contexte du tourisme, ils sont abordés notamment à travers l’étude de la constitution des rôles d'hôte ou de touriste, et aussi concernant l'influence plus générale exercée par le tourisme sur la (ou les) société(s). Un des concepts mobilisés par les auteurs à ce sujet est celui de capital symbolique (cf. Bourdieu, 1979), notamment concernant les processus de marchandisation de langues locales. Plus généralement, cela ressort à travers leur conception du milieu touristique comme un marché au sein duquel les ressources langagières ont des valeurs – symboliques et donc économiques.

Au delà des rapports de pouvoir interpersonnels en milieu touristique – entre les touristes et les hôtes, par exemple – les auteurs constatent que le tourisme peut jouer un rôle majeur dans l’organisation et la réorganisation d’inégalités et de privilèges à plus grande échelle (Thurlow & Jaworski, 2012, p. 487). Ils montrent en effet que le tourisme et sa médiatisation peuvent contribuer à la création d’une identité d’élite. Cette élite constitue un groupe « supérieur » non seulement pendant l’expérience touristique, grâce au statut « supérieur » de touriste, mais aussi dans la société plus généralement, de par une valorisation générale de la mobilité, et donc du tourisme, dans le monde globalisé. Ainsi, le tourisme, et le fait d’être un touriste, devient une source importante de capital symbolique et, donc, une façon d’accéder à des positions de privilège et de pouvoir :

The material and symbolic economies of tourism play out in particularly complex, imbricated ways. Just as social status often dictates access to spatial mobilities, the elite mobilities of tourism offer themselves as both indicators of, and resources for, performing social status. In other words, it is privileged people who can afford to travel for pleasure, and it is these same people who are able to perform their privilege by talking about their travels89 (Thurlow & Jaworski, 2013, p. 176)

89 « Les économies matérielles et symboliques du tourisme se déroulent de manière particulièrement

complexe et imbriquée. Tout comme le statut social détermine souvent l’accès aux mobilités spatiales, les mobilités d'élites dans le tourisme se présentent comme des ressources pour la performance du statut social,

Les travaux de Jaworski et Thurlow nous permettent d’exposer comment le capital symbolique entre en jeu à plusieurs niveaux : premièrement, nous voyons une manipulation du capital symbolique lié aux ressources langagières et sémiotiques dans un objectif de marchandisation. Deuxièmement, nous percevons également que le tourisme peut être considéré comme une source de capital symbolique dans le monde d’aujourd’hui.

Un exemple marquant est celui des programmes de fidélité des compagnies aériennes : Thurlow et Jaworski (2006, p. 131) constatent qu'ils fonctionnent comme des agents significatifs des rapports de pouvoir dans le contexte du tourisme international, et constituent des canaux à travers lesquels ce pouvoir opère. Ce constat peut être appliqué au tourisme en général : dans un monde qui valorise fortement la mobilité, le tourisme fonctionne comme un emblème de privilège, et un gage de pouvoir. Nous pouvons conclure que le tourisme constitue un agent majeur dans la création et le maintien d’inégalités sociales.

3.2.6 Globalisation

Il n’est pas étonnant de constater que la notion de globalisation et les interactions de celle-ci avec le tourisme forment un point d'appui important dans les travaux de Jaworski et Thurlow. Ils écrivent amplement sur le rapport étroit existant entre tourisme et globalisation et proposent deux concepts précieux à notre compréhension de l’interaction entre ces deux phénomènes : « globalizing habitus » et « banal globalisation »90. Jaworski et Thurlow défendent souvent un point de vue qui positionne le tourisme non seulement comme une force motrice de la globalisation mais comme la globalisation en elle- même. Autrement dit, ils avancent que le tourisme est la globalisation (Jaworski & Thurlow, 2010).

Pour parvenir à cette conclusion, Jaworski et Thurlow exposent certains éléments qui reflètent les arguments avancés précédemment dans notre étude91, identifiant le tourisme comme une situation clé de la globalisation, et méritant par conséquent une attention toute particulière en sociolinguistique :

Especially given this global or, more accurately, globalizing context, it seems obvious that sociolinguists and discourse analysts would want to engage with tourism and mobility more broadly. It is here that the encounter between host and tourist (and between tourist and tourist) manifests itself as one key site articulating the “human consequences” (Bauman 1998) of

ainsi qu’un indicateur de celui-ci. Autrement dit, il s’agit des gens privilégiés qui ont les moyens de voyager pour le plaisir et il s’agit de ces mêmes gens qui peuvent performer leur privilège en parlant de leurs voyages ».

90 Désormais « habitus globalisant » et « globalisation banale ». 91 Cf. Chapitre 4, partie 2.

globalization, with all its concomitant privileges and inequalities92 (Jaworski &

Thurlow, 2010, p. 257)

En employant le langage – en termes de pratiques discursives et sémiotiques – dans le tourisme comme support empirique, les auteurs montrent comment la globalisation est incarnée dans, et par, le milieu touristique.

Premièrement, ils identifient et conceptualisent un ensemble de pratiques et de comportements en milieu touristique qui constituent, selon eux, un habitus globalisant (Jaworski & Thurlow, 2010). Clairement inspirés par l’habitus au sens bourdieusien (cf. Bourdieu, 1980), Jaworski et Thurlow montrent comment les pratiques en milieu touristique – telles que l’élaboration et la performance d’identités ou la marchandisation et la de/recontextualisation du langage, par exemple – contribuent à une valorisation de la mobilité plus largement liée à la globalisation (cf. ci-dessus). Ces pratiques et cette valorisation deviennent habituelles et normales et, ainsi, normatives. Ils montrent comment cette normativité peut contribuer à une stratification sociale liée à la mobilité en remarquant que le tourisme privilégie ceux qui choisissent de voyager (Thurlow & Jaworski, 2011, p. 285). À travers leur travail, Jaworski et Thurlow identifient de nombreux exemples de cet habitus globalisant en milieu touristique, tels que les stratégies discursives promouvant une « globalité » dans les magazines de compagnies aériennes (Thurlow & Jaworski, 2003) et même sur les ailerons d’avions (Thurlow & Aiello, 2007), l’élaboration de l’environnement linguistique touristique et la performance des rôles d’hôte et/ou de touriste (Jaworski & Thurlow, 2010) et, enfin, les mouvements physiques et les comportements corporels dans l’espace touristique et le partage de photos de ces pratiques (Jaworski & Thurlow, 2011b). Le second apport conceptuel de Jaworski et Thurlow est la notion de globalisation banale (Thurlow & Jaworski, 2011), expliquée ainsi : « everyday, micro-level ways in which the social meanings and material effects of globalization are realized »93 (Thurlow & Jaworski, 2011, p. 285). Nous pouvons donc considérer que tous les processus identifiés dans cette partie sont des exemples (et manifestations) de cette globalisation banale. Les auteurs suggèrent les processus et pratiques « triviaux » ou récréatives jouent un rôle fondamental dans les dynamiques de la globalisation (Jaworski & Thurlow, 2011a). Ils concluent donc que c’est au niveau des textes « innocents » et des (inter)actions « inoffensives » que la globalisation se réalise en réalité (Thurlow & Jaworski, 2011, p. 308).

92 « Etant donné le contexte global, ou plus précisément globalisant, il nous semble évident que les

sociolinguistes et les analystes du discours devraient souhaiter aborder le tourisme et la mobilité plus généralement. C’est ici que la rencontre entre hôte et touriste (et entre touriste et touriste) se manifeste comme un site clé, qui articule les « conséquences humaines » (Bauman 1998) de la globalisation, et tous ces privilèges et inégalités concomitants ».

93 « Des micro-manières quotidiennes de réaliser les sens sociaux et les effets matériaux de la globalisation

3.2.7 Conclusion

Les travaux d’Adam Jaworski et Crispin Thurlow apportent énormément à l’étude du langage, du tourisme, de la globalisation et, surtout, des interactions qui existent entre ces éléments. L’analyse et la compréhension de ces situations peuvent être approfondies grâce aux développements théoriques et conceptuels de ces auteurs. Ils démontrent comment les ressources discursives et sémiotiques sont mobilisées dans l’élaboration et la performance d’identités et des rôles sociaux des touristes et des hôtes. Ils proposent de voir comment la de/recontextualisation et la stylisation d’éléments langagiers et sémiotiques dans la médiatisation et dans les environnements linguistiques touristiques constituent une marchandisation du langage, voire de la culture. Ils indiquent également comment ces processus contribuent à la création et au maintien de certains privilèges ainsi qu’au contrôle de la hiérarchie sociale qui en découle. Enfin, ils montrent comment les habitus globalisants du tourisme font de celui-ci un exemple de la globalisation banale. Ainsi, ils soulignent comment le tourisme joue un rôle crucial dans les dynamiques de la globalisation et dans les stratifications sociales qui celle-ci implique.

En outre, nous pouvons identifier un apport très important sur le plan méthodologique et épistémologique : la prise en compte du tourisme comme terrain au sein de la sociolinguistique. Jaworski et Thurlow amènent le tourisme de la périphérie vers le centre des études sociolinguistiques, développent des méthodes pour l’étude du langage dans ce milieu et, surtout, identifient des terrains et des objets d’étude propices à cette quête. Cependant, il est intéressant de noter que l'on trouve peu d’analyses des interactions en face-à-face en milieu touristique dans les travaux de Jaworski et Thurlow. Ceci est curieux étant donné la place centrale traditionnellement accordée à l’interaction au sein de la sociolinguistique et ses disciplines connexes. Cette absence relative semble entrer en contradiction avec la mise en avant de l’interaction par les auteurs eux-mêmes (Jaworski & Thurlow, 2011b, p. 349). Nous pouvons citer quelques exceptions, telles que les interactions médiatisées entre les locaux et les présentateurs des émissions télévisées sur le tourisme (Jaworski et al., 2003) ou les interactions pendant les visites guidées (Jaworski & Thurlow, 2010).

3.3 Sociolinguistique et tourisme : un nombre