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4 Efficience et idéologies linguistiques

4.2 Le rôle des idéologies linguistiques

Les idéologies linguistiques fonctionnent « par le haut » – c'est-à-dire à travers les discours dominants diffusés dans la société – ainsi que « par le bas » – c'est-à-dire directement en lien avec les pratiques des locuteurs. En nous focalisant dans un premier temps sur ce fonctionnement « par le haut », nous allons voir comment les discours dominants concernant l’efficience de certaines ressources linguistiques forment à la fois une « idéologie linguistique locale » et une « idéologie linguistique globale ». Puis, nous avancerons l’existence d’une « dynamique sociolinguistique d’efficience ».

4.2.1 La notion d’idéologie linguistique

L’anthropologue-linguiste Alan Rumsey donne la définition suivante : « shared bodies of

common sense notions about the nature of language in the world »149 (Rumsey 1990 cité dans Woolard, 1992, p. 235). Au sein de l’anthropologie linguistique américaine, Kathryn Woolard (1992, p. 235) afine cette définition, elle souligne que les idéologies linguistiques peuvent relever d’un ensemble de croyances, de notions ou d’idées par rapport au langage, à son utilisation et aux liens entre ces éléments et des positions sociales. L’anthropologue- linguiste Américain Paul Kroskrity donne une définition, qui sera adoptée ici, qui résume l’ensemble de ces éléments : « language ideologies are beliefs, or feelings, about languages

as used in their social worlds »150 (Kroskrity, 2004, p. 498).

Un élément central dans les travaux de Kroskrity concerne le fait que les idéologies linguistiques constituent des efforts pour « rationaliser » le comportement linguistique dans une myriade d’éléments contextuels. Les idéologies linguistiques peuvent faire l’objet de

149 « Ensembles partagés de notions du « sens commun » concernant la nature du langage dans le monde ». 150 « Les idéologies du langage sont des croyances, ou des sentiments, concernant les langues et leur

thématisations explicites de la part des locuteurs ou être « incarnées » dans le comportement de ces locuteurs en situation de parole :

These conceptions, whether explicitly articulated or embodied in communicative practice, represent incomplete, or ‘‘partially successful,’’ attempts to rationalize language usage; such rationalizations are typically multiple, context-bound, and necessarily constructed from the sociocultural experience of the speaker151 (Kroskrity, 2004, p. 496)

Il ajoute également que celles-ci doivent être observées à travers les pratiques langagières des locuteurs et non seulement dans leurs discours métalinguistiques ou métapragmatiques (Kroskrity, 2004, p. 505). A l’OdT, nous pouvons donc explorer les idéologies linguistiques en analysant les pratiques langagières des participants. La négociation et la sélection d’un medium d'interaction constituent en quelque sorte une « rationalisation » du comportement linguistique : les locuteurs se mettent d’accord au niveau pratique sur les ressources les plus efficientes pour atteindre l’objectif interactionnel.

4.2.2 Les mécanismes d’idéologies linguistiques

Nous partons du principe que les idéologies linguistiques, selon les définitions ci-dessus, influencent les participants dans leur sélection et négociation du medium d'interaction à l’OdT. Cette influence aide les participants à rationaliser (et ainsi effectuer) un choix de ressources linguistiques dans un contexte caractérisé par des particularités qui rendent la sélection des ressource justement relativement complexe. Pour comprendre l’influence des idéologies linguistiques relatives au terrain de l’OdT, nous devons tout d’abord aborder la façon dont ces idéologies se développent et l’influence qu’elles peuvent avoir sur le comportement linguistique.

L’anthropologue-linguiste américaine Mary Bucholtz (2009) identifie deux façons – inextricablement liées, complémentaires et nécessaires pour leur fonctionnement – selon lesquelles les idéologies linguistiques se manifestent dans les pratiques langagières des locuteurs. Elle distingue ainsi les processus « top-down » et les processus « bottom-up ». Son objectif est de dévoiler les rapports idéologiques entre stance, style et les identités de genre. Mais les mêmes principes peuvent être évoqués et appliqués à l’OdT.

Premièrement, les idéologies linguistiques « top-down » existent dans des idéologies culturelles plus larges (Bucholtz, 2009, p. 147). Ceci renvoie aux ensembles d’idées, de croyances et/ou de sentiments sur le langage transmis « par le haut », c'est-à-dire transmis par les « autorités ». Cette transmission se fait de plusieurs façons, par exemple à travers l’éducation, les politiques (linguistiques ou autres) ou les médias. Il s’agit donc d’un ensemble de discours dominants se focalisant sur le langage. Très souvent, ces idéologies

151 « Ces conceptions, qu’elles soient articulées explicitement ou incarnées dans la pratique communicative,

représentent des tentatives incomplètes ou « partiellement réussies » de rationaliser l’usage langagier. De telles rationalisations sont typiquement multiples, liées au contexte, et nécessairement construites selon l’expérience socioculturelle du locuteur ».

sont fortement liées aux intérêts de certains groupes sociaux et culturels, dominants dans une société donnée.

Contrairement à ces idéologies qui s’imposent « par le haut », le processus « bottom-up » décrit le développement d’une idéologie par les actions d’acteurs sociaux dans des interactions contextualisées et localisées (Bucholtz, 2009, p. 147). Cela signifie que les locuteurs mettent en action les idéologies linguistiques à travers leurs comportements et contribuent ainsi à la reproduction (ou la contestation) de celles-ci. Chaque interaction quotidienne devient donc une opportunité de vérifier, remettre en question, mettre au défi, modifier, maintenir ou inverser les idéologies. Le sociolinguiste Jürgen Jaspers, bien qu’il n’utilise pas le terme « idéologie », explique comment les interactions forment une partie centrale des mécanismes sociaux et linguistiques :

interactions could in this way be viewed as the small cogwheels of the broader social (and also linguistic) mechanism that interactants, through their talk, constantly grease or instead may throw sand into152 (Jaspers, 2013, p.

141).

A travers ces deux dynamiques, « par le haut » et « par le bas », les idéologies peuvent influencer les pratiques des locuteurs puisqu’elles véhiculent un ensemble de représentations et de croyances qui fonctionnent comme des indices de ce qui est considéré comme un comportement linguistique attendu, acceptable dans un contexte donné. Ces représentations et croyances sont façonnées à la fois par des discours diffusés par des centres d’autorité à proprement parler et par les expériences vécues dans des interactions quotidiennes. Les idéologies linguistiques contribuent donc à la rationalisation du comportement linguistique : les locuteurs se servent des représentations et des croyances (idéologiques) pour orienter leurs pratiques langagières. Les idéologies linguistiques constituent ainsi des « centres » d’autorité (Blommaert, 2010) et, dans les interactions, les locuteurs se positionnent par rapport à ces centres.

A l’OdT, le caractère récurrent et homogène du comportement langagier observé dans un contexte apparemment propice à l’hétérogénéité constitue un indicateur d’une forte rationalisation de la part des locuteurs quant à la sélection du medium d'interaction. Ceci signifie que les représentations et les croyances des locuteurs orienteraient ceux-ci vers la sélection des ressources linguistiques valorisées à l’OdT (le français et l’anglais). Plus précisément, ces ressources sont valorisées puisqu’elles sont perçues comme étant les plus efficientes pour la communication dans ce contexte. Nous pouvons éclaircir la valorisation de ces ressources de cette façon à travers une exploration des idéologies linguistiques qui positionnent ces langues comme particulièrement efficaces dans certains contextes. Le développement et la propagation de ces idéologies se font à la fois « par le haut » et « par le

152 « Les interactions peuvent être vues de cette façon comme les petits rouages du mécanisme social (et

linguistique) plus large que les interactants, à travers leur parole, graissent constamment ou, au contraire, enrayent en y jetant des grains de sable ».

bas ». Comme nous le verrons, les idéologies « par le bas » sont particulièrement pertinentes dans le contexte de l’OdT et nous aborderons celles-ci en détail ultérieurement.

4.3 Idéologies linguistiques « par le haut » à